«Sortant de la foule des anonymes, un jour j’ai osé avec mes mots à moi, écrire quelques pages de l’histoire ordinaire en hommage à mes pères. A ce peuple breton trop longtemps bafoué, trop longtemps incompris…

Afin que nul n’oublie, j’ai voulu témoigner avant de m’en aller.

J’ai voulu rendre hommage à tous ceux qui jadis tracèrent les sillons pour vaincre la misère…

Hommage encore à tous ceux qui chaque jour continuent le combat, revendiquant toujours la différence et le droit à notre langue, à cette identité sans laquelle nulle part au monde il n’y aura de liberté…»

Yann Moulin parcourt souvenirs et réflexions de sa voix grave et rocailleuse, le regard profond tour à tour rivé dans vos yeux et porté sur le lointain, comme contemplant les moments évoqués, au-delà du paysage observé…

Sa parole abondante prend souvent le fil de l’anecdote et du récit, tant l’excellent conteur breton qu’il est préfère de toute évidence raconter plutôt que théoriser; et de savoureuses expressions bretonnes émaillent le discours, tant la langue maternelle lui vient naturellement à l’esprit et lui tient à cœur: «Avec le breton, vous avez l’image et le son!» se plaît-il à redire.

Le propos, comme le ton et le timbre de la voix – tantôt doux, tantôt rudes – l’humour qui affleure sans cesse – tantôt bienveillant, tantôt cinglant – révèlent aussi le tempérament parfois rugueux d’un Breton fait d’une pièce, qui dit ce qu’il a à dire, à qui il veut le dire, sans détours ni ambages.

Autodidacte, cet enfant pauvre des campagnes du Centre-Bretagne a tracé le dur sillon de sa vie dans mille métiers de la terre, de la mer, de la ville…

«Yann ar vil vicher» (Yann aux mille métiers) lui avait-on jeté un jour à la figure, avec mépris !

Mais le destin et un travail obstiné ont fait de sa vie un parcours remarquablement riche: infatigable artisan du renouveau de la culture et de la langue bretonnes, on l’a trouvé à la croisée de tous les chemins de ce combat, œuvrant aux côtés des grands défenseurs de la «bretonnité».

L’écouter, c’est ouvrir un immense livre de souvenirs vivants sur quelque 80 ans d’histoire bretonne enracinée dans la terre…

«Afin que nul n’oublie… Ho biskoaz kement dall !» selon le titre de son dernier livre. (NDLR : Ho biskoaz kement dall : Incroyable ! C’est du jamais vu !)


 

Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis né en 1930 à Pleyben, «ganet ha dizonet» – né et sevré – comme on le dit en breton. Mon père était domestique de ferme, puis a travaillé dans la maçonnerie.

Mon frère aîné, qui avait 7 ans de plus que moi, travaillait à l’Arsenal de Brest. Il était sorti premier de sa promotion de «soudeur au plafond» – une spécialité rare et difficile – en 1938. Quand l’armée allemande est arrivée en 1940, il est parti rejoindre les premiers résistants…

Mon père avait été fait prisonnier, mais s’est évadé deux mois après. L’un et l’autre étaient donc recherchés, et il ne restait plus que ma mère et moi, du haut de mes dix-onze ans – pour ramener quelque chose à la maison. J’étais journalier dans les fermes…

Dernièrement, j’ai rencontré l’ancien maire de Rennes, et ancien ministre Edmond Hervé, et son épouse. Il se trouve que celle-ci était l’une des filles de l’agriculteur qui m’avait embauché dans la première ferme où j’ai travaillé, à Lennon. Le travail était dur, et elle disait toujours à son père: «Tu lui demandes de trop!»…

 

Des métiers de la terre aux métiers de la mer…

 

J’ai fait toutes sortes de métiers. Un gars de Pleyben m’avait un jour surnommé – ce qui dans sa bouche était très péjoratif: «Yann ar vil vicher» – Yann aux mille métiers…

Pendant la guerre, et un peu après, les gens pouvaient payer les impôts «par Régies», selon l’expression de l’époque, c’est-à-dire en effectuant des travaux d’utilité publique, sur la voirie, par exemple…

Comme beaucoup d’hommes étaient prisonniers, on manquait de main-d’œuvre dans les campagnes. Etant grand pour mon âge, j’ai commencé à faire des remplacements. Il fallait se présenter chaque matin devant la «Kommandantur» pour se voir assigner des travaux, et attribuer des outils : on appelait un homme – Jean-Louis Toutous, par exemple – et c’est moi qui me présentait et prenait sa place…

Ensuite, j’ai entamé un apprentissage d’ébéniste. Mais je m’intéressais surtout à la sculpture; un métier que je n’ai pu faire que beaucoup plus tard.

Entretemps, j’ai voulu savoir comment vivaient les autres dans leurs métiers. Après mon travail de journalier agricole, puis de régies, je suis parti dans le Nord-Finistère, à Roscoff et à l’Ile de Batz, où j’ai embarqué sur le bateau de pêche côtière La Belle Poule, du patron Jean Riou. Puis j’ai travaillé dans le ramassage du goémon, avec des gens de Santec. Cela a duré un an.

Pendant un temps, j’ai ensuite été représentant dans l’électroménager. Un métier qui n’était pas fait pour moi… Puis, comme je parlais breton, un distributeur d’alimentation générale m’a proposé une place de livreur. J’ai donc parcouru la campagne en camionnette, pendant trois ans, pour l’Union Nationale de l’Alimentation.

Après cela, toujours grâce au breton, j’ai trouvé un emploi de représentant de machines agricoles pour un importateur de Paris. J’y ai travaillé pendant 9 ans, devenant inspecteur de la société Almacoa pour l’ensemble de la Bretagne.

 

L’un des premiers correspondants de l’ORTF à parler breton sur les ondes…

 

J’ai oublié de mentionner que j’ai aussi travaillé dans une carrière près de Plouvorn, que j’ai fait la plonge pendant plusieurs mois dans un hôtel parisien, après m’être trouvé à la rue sans le sou, un soir…

J’en passe… pour dire que je suis revenu à mon intérêt pour la sculpture, en devenant sculpteur – sur bois essentiellement – dans l’atelier que j’ai monté près de la maison familiale à Châteauneuf-du-Faou. J’ai sculpté pendant une trentaine d’années.

Jusqu’à ce qu’un ennui de santé – une fracture de la colonne vertébrale – m’oblige à prendre un emploi sur le Domaine du château de Trévarez. C’est là qu’avec Annick Barré, nous avons lancé l’animation des crèches de Noël, qui a attiré jusqu’à 32000 visiteurs: la plus grande exposition de crèches de France. J’ai aussi monté, avec d’autres, la foire de Trégourez, le Festival du Menez-Hom…

J’ai été correspondant de l’ORTF à partir de 1967, étant l’un des premiers à parler breton à la télévision. J’ai donc fait des émissions, de T.V., de radio… Toute ma vie, je me suis battu pour la langue et la culture bretonnes. J’ai été sonneur de bombarde. Membre de Kendalc’h…

Avant même que l’on soit autorisé à parler breton à la télévision – c’était interdit avant 1967, et bien précisé dans les conventions – je parvenais à glisser quelques expressions, en disant: «comme on le dit chez nous…» et suivait une citation en breton !

 

« Je n’ai fait que cinq années d’école… »

 

Avec tout cela, et l’époque de mon enfance ayant été difficile, je n’ai jamais pu suivre d’études. Je suis autodidacte, et la publication de mes livres est un peu une revanche.

Je n’ai fait que 5 années d’école. Ma mère n’en avait fait que 2 ans. A la maison, il n’y avait que deux livres: un dictionnaire Larousse et les Annales de Sainte Thérèse.

J’ai quand même eu mon certificat d’études. Mon instituteur de l’époque, un Léonard du nom de Pennaneac’h, m’avait obtenu une «dispense d’âge», à cause de la situation de famille, pour que je puisse le passer à 11 ans au lieu de 12, comme c’était la règle avant que Pétain ne fixe l’âge du Certificat à 14 ans.

Il m’avait dit, en montrant le bout relevé de ses sabots : «Et si tu reviens sans le Certificat, gare !…»

Je suis revenu avec. C’était un bon instituteur, mais un dur. Et à l’époque, on ne badinait pas. Mon coccyx, mes doigts, mes oreilles et mes cheveux s’en souviennent encore !…

Pour finir, je voudrais parler de mon épouse, aujourd’hui décédée. Nous avons été mariés 54 ans. Quand nous nous sommes rencontrés, nous avons découvert qu’elle avait gardé les vaches dans le champ voisin de celui que je venais d’acheter à l’époque, et où nous avons construit.

Il est difficile de vivre seul après 54 ans de vie avec une femme extraordinaire…

J’ai un fils, qui est professeur d’anglais à Douarnenez…»

 

Vous avez écrit, fin 2016, un roman intitulé «Afin que nul n’oublie… Ho biskoazh kement dall!» (Coop Breizh)… Que voudriez-vous ainsi ne pas voir disparaître ?

«J’ai voulu écrire ce livre pour que ne s’efface pas des mémoires la façon de vivre en milieu rural, en Bretagne, dans cette période d’après la Guerre 14-18, jusqu’en 1945. Deux guerres où beaucoup de membres de ma famille ont été tués…

J’ai choisi pour en parler d’imaginer une correspondance entre deux cousins d’ici, dont l’un est resté vivre à la ferme et l’autre est «monté à Paris», comme on le disait, et vit là-bas en «gars de la ville»…

Je voulais parler de cette vie dans les campagnes d’ici, avec l’entraide, la fraternité, le bon sens des gens… Mais aussi remettre certaines choses au point, parce que j’y ai vu des drames dans certaines fermes où j’ai travaillé: des filles qui se faisaient violer, et qui se retrouvaient sur le trottoir parce que tout le monde les rejetait, même leur famille… J’ai voulu leur redonner un peu de dignité, en quelque sorte, pour elles et pour leurs enfants.

J’ai voulu montrer que des choses comme le vol de beurre – les fameux voleurs de beurre – existaient aussi : des gens qui, avec deux vaches, se retrouvaient à vendre plus de beurre que leurs voisins qui en avaient sept ou huit… Toutes ces histoires ont bercé mon enfance.

Enfin, je voulais conserver des expressions bretonnes de la conversation quotidienne, que l’on ne trouve dans aucun dictionnaire. Martial Ménard (NDLR : militant breton, linguiste, lexicographe, journaliste et éditeur, connu comme l’un des meilleurs spécialistes de la langue bretonne) et moi avions le projet de faire un dictionnaire de ces expressions. Hélas ! Il est décédé avant que nous puissions le réaliser…»

 

L’on vous perçoit, à vous lire, profondément nostalgique de cette société paysanne bretonne d’hier. Tout y était-il mieux qu’aujourd’hui ?

«Non, comme je viens de le dire… mais je préférais cette époque-là parce qu’aujourd’hui tout va beaucoup trop vite. Les gens sont dépassés – même ceux qui prétendent ne pas l’être – et l’on n’a encore rien vu ! Où tout cela nous conduit-il ? Il y a un grand point d’interrogation !

Et surtout : que devient l’humain dans cette course ?

Notre société fabrique de plus en plus de gens hyperspécialisés dans leur secteur technique, technologique, et de technocrates pour diriger et gouverner… C’est-à-dire de gens qui font prévaloir les considérations techniques ou économiques sur les facteurs humains. C’est cela qui me fâche!»

 

Vous avez intimement connu – vécu ! – cette vie rurale des campagnes bretonnes d’Avant-guerre, puis la rapide évolution de celle-ci, et l’avènement d’un «autre monde»… Si vous deviez dire ce que chacun de ces deux «mondes», de ces deux époques, ont eu de meilleur, que diriez-vous de l’un et de l’autre ?

«La vie était beaucoup plus difficile autrefois, physiquement et matériellement – surtout pour les femmes, qui faisaient un double travail, et elles n’en avaient jamais fini – mais on savait s’entraider, prendre son temps, et même s’amuser, être heureux…

Aujourd’hui, je suis étonné de voir passer dans la rue des gens toujours pressés et des «penn charabañ» – comme on dit en breton : des gens au visage figé, triste. Et encore, ici en Centre-Bretagne, nous sommes privilégiés, car nous avons su garder un peu de nos valeurs…»

 

Quelles périodes, quels événements ou faits ont été les plus marquants de votre longue vie ? Quels en sont les souvenirs que vous aimez tout particulièrement vous remémorer ?

«Les meilleurs souvenirs sont ceux qui viennent de la période où j’ai travaillé sur la côte nord dans la pêche et le ramassage du goémon, puis où j’ai connu ma future épouse…

Ma jeunesse, au contraire, a été la période la plus difficile. La vie était vraiment dure pour nous à ce moment-là !

Tout le monde ne garde pas d’ailleurs le même souvenir d’une époque, parce que tout le monde ne la vit pas de la même manière. On parle beaucoup du Front populaire, par exemple. Mais j’avais alors 6 ans, et je me rappelle qu’il n’y avait plus de travail nulle part. Même les paysans aisés ne pouvaient plus garder leurs ouvriers agricoles, leurs domestiques, parce qu’ils n’arrivaient plus à vendre leur production… C’était très dur.

Le gouvernement de Léon Blum avait envoyé à Pleyben, où ma famille habitait alors, deux escadrons de gardes-mobiles à cheval, de Pontivy. Ils avaient dressé leur camp de toile sur l’ancien terrain de football du patronage laïc. Et leurs chevaux broutaient à côté  dans les champs des paysans…

Il y avait de grandes manifestations. Des manifestants venaient de tout le département à Pleyben.

Un après-midi, des voisins ont ramené mon père, ensanglanté, et l’ont déposé sur la table de la cuisine. Il avait été matraqué par un garde à cheval. Si j’ai bonne mémoire, c’est aussi cette année-là que l’on avait fait tirer à balles réelles sur des ouvriers de l’Arsenal de Brest: sept tués…

Mon père, qui ne trouvait pas de travail dans les fermes, a fini par en trouver un dans l’entreprise de travaux publics Marc, à Brest. Un contremaître nous a loué la cave de sa maison en 1937, au Forestou-Huella à Saint-Marc, où nous avons vécu, mon père, ma mère, ma grand-mère et moi, dans des conditions dont je vous ferai grâce des détails.

Mais au moins, nous avions un toit. Toit qui n’a pas duré longtemps puisqu’au début de la guerre, le cuirassé Richelieu, fleuron de la Marine, a reçu l’ordre de détruire le fort du Guelmeur avant de quitter la rade de Brest. Ce fort étant situé derrière la maison, qui se trouvait donc dans l’axe des tirs, un des obus l’a pulvérisée.

Heureusement, nous étions dans la cave et n’avons rien eu. Mais il nous a fallu revenir à Pleyben, avec le peu qui nous restait, vivre dans un grenier, chez un oncle qui a ensuite été tué par les Allemands, en 1944… Oui, ce fut une période moche.»

 

Vous déplorez l’évolution de l’agriculture, la considérant atteinte par la démesure et destructrice… Quels aspects réprouvez-vous particulièrement?

«Qu’a-t-on fait de nos paysans?! Ils sont redevenus des serfs de la terre. Ils ne travaillent plus pour eux-mêmes, puisqu’il ne leur reste presque plus rien ensuite. Ils sont pris dans un système qui les broie.

La démesure est partout, jusqu’au gaspillage puisque 20 % de ce qui est produit sont jetés… On a détruit le bocage, et maintenant même de bonnes terres sont laissées en friche, ou servent à planter du sapin. On a appauvri les sols. On a tout pollué… Tout cela pour finir par réduire nos paysans à la misère!»

 

L’agriculture et les campagnes bretonnes pouvaient-elles suivre une autre voie ?

«Certainement ! Et sans en rester à l’époque où je suivais la machine à battre tirée par des chevaux…

Par exemple, les progrès de la génétique pouvaient éviter que l’on pollue les sols et les rivières en abusant des engrais, des pesticides, des herbicides…

A l’époque du Remembrement, je me suis battu aux côtés d’Alphonse Arzel – qui est ensuite devenu célèbre avec l’affaire de l’Amoco Cadiz – contre les abus dans les destructions de talus. J’avais appelé cela le «Démembrement». Les ingénieurs de la D.D.E. étaient payés au kilomètre de talus arasés. Un ami bien placé m’avait fait la photocopie du chèque de plus d’un million trois cent mille francs perçu par l’un d’eux, et que j’ai pu montrer à Mme Ploux, à l’époque députée du Finistère, qui m’accusait d’avancer des choses totalement fausses…

J’ai toujours dit ce que j’avais à dire, à tout le monde et quel que soit le titre de mon interlocuteur.»

 

Vous avez été le co-fondateur de l’une des manifestations les plus prisées du monde agricole en Centre-Bretagne : la Foire de Trégourez, qui a connu 40 années de succès remarquable… Voudriez-vous nous en raconter l’origine et nous  dire ce qui, à vos yeux, a fait la grande réussite de cet événement annuel durant si longtemps?

«Mettre cette foire sur pied était pour moi quelque chose de logique. Je travaillais donc dans la vente de machines agricoles, à ces débuts de la mécanisation à grande échelle de l’agriculture…

Mais on nous faisait faire des foires-expositions dans les grandes villes, «quai des Indes» à Lorient pendant dix jours, ou à Rennes, à Blain, à Nantes… Je les ai toutes faites : on n’y voyait que «trois pelés». Des gens qui n’avaient rien à voir avec l’agriculture. Pas de paysans…

Cela n’avait aucun sens! Comment faire des démonstrations de matériel en pleine ville?!

Je disais et redisais à tous mes collègues qu’il fallait tenir ces foires sur le terrain. Tout le monde me répondait que je n’avais pas tort, mais personne ne voulait m’aider…

J’ai essayé ici à Châteauneuf-du-Faou, mais nul n’est prophète en son pays, et personne ne voulait suivre…

J’en ai donc parlé un jour à mon ami Charles Mévellec, vétérinaire à Trégourez, qui n’y croyait pas trop au début, mais en a parlé au secrétaire de mairie Jean Bourhis…

Ils pensaient à un genre de colloque agricole. Moi, je voulais une foire-exposition. Nous avons eu une réunion avec le maire de Trégourez.

«Qui voulez-vous qui vienne à Trégourez ? Comment allez-vous financer tout cela ?…» me disait le maire.

«Cela ne regarde que moi. Trouvez-moi un terrain, je m’occupe du reste.»

La négociation a été assez difficile au départ. Mais je faisais chaque année, à Paris, le Salon International de la Machine Agricole où étaient présentées toutes les nouveautés. Je connaissais donc tous les fabricants et les vendeurs de matériel agricole, et savais pouvoir faire venir à Trégourez les nouvelles machines…

Mais il fallait organiser cette foire avant toutes les autres ; avant celle de Rennes qui, suivant directement le S.I.M.A., était la première de la région, et se tenait autour du 1er mai…

J’avais donc dans l’idée d’organiser cette foire de Trégourez «Zul ar Beuz», comme disait ma grand-mère : le dimanche des Rameaux, pour court-circuiter celle de Rennes. Je pensais que les fabricants accepteraient de me confier du matériel avant, si je parvenais à mettre sur pied un événement viable et valable…

J’ai obtenu le terrain de football, pour 35 exposants la première année. Personne n’y croyait. Il y avait beaucoup de moqueries… Mais j’avais compté sur 2000 visiteurs, et il en est venu 5000, à 1 Franc l’entrée !

Puis la foire a grandi année après année. Je pense qu’au plus nous avons eu 60 000 visiteurs, sur 3 jours.

Les raisons du succès ?… Le fait d’être à la campagne, chez les paysans, d’avoir toutes les nouveautés avant les autres foires, qui nous en voulaient terriblement, et d’être presque au milieu des trois départements.

Le reste, c’était de la bonne organisation et de la bonne ambiance…»

 

Quelles «éditions» gardez-vous particulièrement en mémoire ? Pourquoi ?

«La première, bien sûr, mais seulement parce que c’était la première. Car sinon, elle a trop été «la foire du vin rouge » pour me plaire vraiment : la consommation de rouge avait été trop forte… Mais il y a eu beaucoup de belles foires par la suite.

Après 4 années, le nouveau maire – Pierre Kerneïs – a contraint mon ami Jean Bourhis à quitter la présidence. Charles Mévellec a pris la suite. Pour ma part, je suis resté travailler pendant 22 ans à son organisation. Puis, quand j’ai vu que la politique commençait à s’y mettre, j’ai arrêté, tout comme le trésorier, Corentin Pétillon, un type très bien.

La foire s’est aussi banalisée. On y a fait entrer les mêmes choses que partout ailleurs. Elle a perdu son âme, son originalité…»

 

Vous avez également créé, avec d’autres, le Festival du Menez-Hom, autre manifestation culturelle bien connue. Quelle idée ou pensée vous ont guidé dans cette nouvelle initiative ?

«C’est un peu la même histoire. J’ai été sonneur au bagad de Châteaulin pendant 9 ans. Je faisais aussi partie du Conseil de discipline de Kendalc’h. J’ai donc connu beaucoup de gens dans les cercles celtiques, les bagadoù…

Par ailleurs, j’ai aussi fait du stock-car – j’étais un peu «casse-cou» – et ai été responsable des clubs du Finistère…

Un ami, notaire à Plomodiern, qui m’avait appris à sonner de la bombarde, m’a un jour demandé si je ne pouvais pas leur organiser quelque chose sur Plomodiern. En partant, j’ai repéré un grand champ plat, en bord de route, qui ferait l’affaire. Et je leur ai organisé un stock-car. C’était en 1958.

Il a eu un tel succès que nous ne savions pas que faire avec la recette ! Je crois me souvenir qu’il restait 800000F à l’époque. Je leur ai proposé de leur organiser une fête folklorique avec cet argent. Corentin Lebreton s’est exclamé, pour plaisanter :

«Ah ! Oui, Yann, et on la fait au sommet du Menez-Hom !»

«Mais, c’est pas bête du tout !»

Et c’est ce que nous avons fait. Des amis, gradés de la Marine, ont pu obtenir le prêt de grandes tentes… C’était formidable !

Et là aussi, nous avons eu plus de 5000 visiteurs la première année. Il n’y avait plus de tickets d’entrée…

Puis l’assistance a grandi au fil des années. Hélas ! On ne peut plus l’organiser au sommet du Menez-Hom désormais.»

 

Qu’est-ce aujourd’hui que le Festival du Menez-Hom, et comment envisagez-vous son avenir ?

«Le public est toujours là, et j’espère que cela va continuer.

Mon ami, Claude Bellin, a laissé la présidence du Festival du Menez-Hom à deux personnes, un homme et une femme, ce qui est très bien.

Claude Bellin, maire de Plomodiern, ne souhaite pas se représenter aux prochaines municipales. Il est lassé des tracasseries, et des critiques de gens venus d’ailleurs habiter là. On lui demandera peut-être aussi bientôt d’arrêter les cloches, comme on le voit de plus en plus de la part de gens sans culture, qui sont plus à l’aise chez les autres que chez eux…

Ce genre de choses qui me révoltent, me rendent un peu amer et pessimiste… alors que je ne devrais pas l’être, ou le montrer. Mais il faut bien regarder les choses en face !»

 

La langue bretonne est un autre de vos «chevaux de bataille» et peut-être celui qui vous tient le plus à cœur. Pourquoi ?

«Parce que j’ai été élevé en breton. Ma grand-mère ne savait pas un mot de français. J’avais cinq ans avant d’avoir entendu le français…

Et je n’admets pas ce qu’on nous a fait subir à l’école. Je n’ai jamais eu, personnellement, à porter la «vache» autour du cou, mais mon frère l’a eue. Des méthodes d’une bassesse indigne !

Cette façon d’enseigner aux enfants la délation: il fallait dénoncer les petits camarades… Et cette manière d’inculquer la honte de soi-même, de sa culture… !

Nos parents, qui ont subi cela, ne voulaient pas que nous parlions le breton. Voilà comment on a presque fait mourir la langue bretonne. Or, on n’a pas le droit d’enlever à un peuple sa langue !

Je n’ai donc jamais admis que l’on m’empêche de parler breton; ou qu’on se moque des Bretons qui parlaient leur langue, comme je l’ai vu à l’armée de la part de paysans sarthois ou mayennais, pourtant plus «arriérés» et illettrés que nous l’étions.»

 

Parler breton… Qu’est-ce que cela représente, pour vous aujourd’hui ? Et qu’est-ce que cela «vous fait», pour user d’une expression du français populaire ?

«Cela me grandit! C’est ce qui m’a permis de progresser. Parler breton, c’est avoir une autre ouverture, un autre regard sur le monde. Et une sagesse…

Mon seul regret, c’est de ne pas savoir bien l’écrire.

La langue bretonne est extrêmement riche. La parler, l’entendre, c’est avoir l’image et le son, comme je le dis souvent !

Tous ceux qui connaissent le breton savent qu’il faut me parler en breton! J’ai horreur qu’un bretonnant me parle en français. Je lui dis qu’il renie ses origines, qu’il perd son «âme»…

Quand je pense qu’on voit, à l’inverse, des étrangers venus vivre en Bretagne qui se mettent à apprendre le breton, comme cet ami allemand qui vient prendre des cours durant tout l’été au Huelgoat!…

Récemment, un lecteur de mon dernier livre m’écrivait : «Je regrette de ne pouvoir vous écrire en breton. Les cours par correspondance pris autrefois à Châteaulin avec Vinzent Seïté n’ont pas été suffisants pour que je manie notre langue avec aisance. Et j’ai subi le contrecoup du conditionnement de mes parents…» Voilà le drame ! Car la langue, c’est  le premier élément de la culture.»

 

Vous vous dites «malade de voir se répandre un breton aseptisé, prononcé à la française…» Voudriez-vous nous en dire un peu plus, vous qui avez animé des émissions en breton, à la radio et à la T.V. ? 

«Le breton que l’on entend de plus en plus dans les médias est prononcé avec l’accentuation française, comme une langue parlée par des étrangers. Et l’accent tonique breton se perd…

Quand j’allais dans les campagnes enregistrer des bretonnants plus âgés que moi, ils voulaient me répondre en français, en m’expliquant qu’ils ne parlaient pas un bon breton –«brezhoneg yac’h»– et qu’ils ne comprenaient pas celui qui était parlé à la radio…

Cela m’exaspère !

Quand on apprend l’anglais, on s’efforce de prendre l’accentuation de l’anglais et de le parler avec le moins possible d’accent français ! Pourquoi ne fait-on pas la même chose avec le breton ?

Je vais dans des maisons de retraite parler breton pour des pensionnaires qui aiment l’entendre parler avec l’accent tonique du breton… Par contre, j’ai  l’impression que les gens comme moi sont de moins en moins invités à parler à la radio…»

 

Etait-il possible – l’est-ce encore – d’enseigner un breton qui ne soit pas standardisé alors que sa transmission aux jeunes générations se fait désormais surtout par l’école ?

«Je comprends qu’une langue doive s’adapter et évoluer pour survivre. Mais comme je le dis souvent, il y a «façon et façon» de le faire. Or là, ce sont deux générations que l’on a maltraitées, puisqu’elles ne se comprennent pas…

J’ai fait du collectage du breton avec Loeiz Ropars, vers 1950, et j’ai encore le gros magnétophone de 27 kilos que je traînais avec moi partout dans les fermes, dans les voies charretières de Scrignac, Plouyé… au fond des campagnes. C’est cela qu’il faudrait faire écouter aux jeunes, afin de leur enseigner à placer l’accent tonique au bon endroit. Tout est là !

Les meilleurs actuellement sont les bretonnants de R.K.B. (Radio Kreizh Breizh), où j’ai souvent enregistré. Ils ont un breton de qualité.

 

Qu’est-ce qu’un Breton aujourd’hui ?

«Question difficile !… C’est d’abord être fier d’être breton; sentir qu’il est important pour soi d’être breton. Alors que pendant des années, beaucoup de Bretons en ont eu honte.

Maintenant, une prise de conscience s’est faite, et cette fierté est là de nouveau, partout où il y a des Bretons… Et on en trouve partout dans le monde tant ils ont voyagé !»

 

Que devrait-il être demain ? Résistera-t-il à l’uniformisation tentaculaire qui sévit ?

«Voilà ! C’est cela le défi. C’est le plus dur. C’est sur cela qu’il faut être vigilant.

Prenez le cas du petit Fañch et du refus d’orthographier son nom avec le tilde. C’est inadmissible ! En 2018, dans une démocratie, chez nous, on ne peut pas écrire un prénom avec son orthographe réelle, avec le tilde sur le n, alors qu’on écrit toutes sortes de noms étrangers !»

 

Pour vous, qui a été ou est un Breton typique ?

«Il y en a énormément ! Des gens comme Charlie Grall, à Carhaix – qui fait un très gros travail pour le breton – et beaucoup d’autres un peu partout en Bretagne…»

 

En pays Dardoup, et bien au-delà, l’on vous connaît comme un conteur talentueux! D’où cet art vous vient-il ?

«A vrai dire, je n’en sais rien ! J’ai toujours aimé faire des jeux de mots, et regarder les choses avec humour. Même quand j’ai eu des «coups durs» dans ma vie…

C’est surtout une tournure d’esprit et un plaisir de manier le breton dans lequel, comme je l’ai dit, on a déjà l’image avec le son !»

 

Pierre Jakez Helias a parlé des conteurs avec beaucoup de compétence, et avec une émotion pudique… Lui-même a-t-il été à vos yeux un grand conteur ? Vous souvenez-vous de Jakez Kroc’hen et de Radio-Quimerc’h ?

«Bien sûr, et d’autant mieux que j’ai travaillé avec eux sur Radio-Quimerc’h : Jakez Hélias, alias Jakez Kroc’hen et Pierre Trépos, alias Guilhou vihan !

Per-Jakez était un bon conteur. Mais le Bigouden est un dur! Pas toujours facile à vivre…

J’ai eu la tristesse d’avoir à annoncer sa mort au micro, le 15 août 1995, à Plomodiern, pendant le Festival du Menez-Hom.»

 

Voudriez-vous nous dire quelques mots sur les secrets qui font l’art du conteur? Qu’est-ce qu’un bon conteur ?

«Je ne saurais pas vous le dire. Je le fais un peu à l’instinct. Il faut savoir capter son public, s’adapter, improviser…

Je me souviens de la finale d’un grand concours de conteurs, à Pont-l’Abbé. On ne rigole pas beaucoup là-bas !…

J’avais inventé une histoire autour de la religion, du paradis… un peu osée, quoi! Et je me rends compte très vite que j’étais en train de «faire un bide», comme on dit: personne ne réagissait!

Puis j’aperçois dans la salle une rangée de bonnes sœurs – au début, à cause des spots qui vous éblouissent, on voit mal le public… Je me dis tout de suite que c’est ma chance : j’introduis une rangée de bonnes sœurs dans mon histoire de paradis… Et la salle éclate de rire. J’étais sauvé. Et j’ai effectivement gagné le concours.

Je compose toujours soigneusement un conte. Mais je ne crois pas le raconter deux fois exactement de la même manière.»

 

L’on ne saurait évoquer vos passions, actions et militances sans parler de la pêche et du Canal de Nantes à Brest… Que regrette le «pêcheur de blanc» que vous êtes de ses pêches d’autrefois?

«Pour le canal, je regrette les pêches qu’on y faisait autrefois, sans aucun doute ! Un dimanche d’avril 1962, ma femme, moi et notre fils étions à l’écluse qui se trouve dans la vallée au-dessous de notre maison, à Châteauneuf. Nous observions les saumons qui franchissaient le bief, et nous avons compté cent dix sauts de saumon en une heure !

Alors, quand on voit la situation aujourd’hui !…»

 

Vous avez été témoin de la dégradation des milieux aquatiques, et de la pêche en eau douce. A quoi l’imputez-vous?

«A la pollution. Au délaissement du canal. Puis à des erreurs commises quand on a voulu le réparer un peu, par méconnaissance de ce qu’est le canal.

Car le canal, c’est le canal lui-même, le halage et derrière celui-ci, ce qu’ils appellent la douve. Or, on a déversé dans la douve toutes sortes de boues et de saletés. Les engins descendaient dans la douve, saccageaient tout ! Alors que dans le passé on en prenait soin. On y mettait de l’argile à la truelle…

Je connais bien tout cela puisqu’à Pleyben nous habitions près de l’écluse du Beuzit, et j’aidais l’éclusier.

Pour les rivières, la dégradation est aussi venue de la pollution, et du manque d’entretien des prairies qui les bordent, des berges…

J’ai été propriétaire d’un moulin à Carhaix – Mel Caborgnés – que j’ai revendu en 1960, découragé par toutes les dégradations et les exactions qui s’y faisaient. Mais je peux vous dire que l’Hyères était poissonneuse à l’époque !»

 

Vous aviez écrit, en 1997, un premier livre, aujourd’hui épuisé, dont le titre était « Kastell Nevez – les tribulations d’un Bidard en pays dardoup ». Quel message vouliez-vous alors transmettre ?

«Ce livre a connu un certain succès et a dû être réédité en 2011 et 2017…

A la demande de France Culture, j’avais rédigé en 1997 un texte, pour une émission radio, expliquant pourquoi je publiais ce livre :

« Sortant de la foule des anonymes, un jour j’ai osé avec mes mots à moi, écrire quelques pages de l’histoire ordinaire en hommage à mes pères. A ce peuple breton trop longtemps bafoué, trop longtemps incompris.

Il me fallait un titre, il me fallait un lieu qui deviennent prétextes pour libérer mon cri,

pour dénoncer encore ce que ressentirent et ressentent toujours, tous ceux qui comme moi de culture bretonne ne purent s’épanouir dans le moule jacobin qui nous fut imposé au sortir de nos langes.

Avec « Kastell Nevez » entre Armor et Argoat au cœur du Finistère, j’ai voulu vous convier à une balade initiatique au pays des Dardoup mais aussi des Bidard, le pays des rebelles.

Depuis les tourbes de l’Arrée, vieille terre de légendes recouverte des bruyères, qui jadis enfantèrent le peuple korrigan, jusqu’aux confins des Montagnes Noires abritant une mosaïque de labours, de rivières et de landes aux parfums enivrants ; il est une terre bénie des dieux de la Celtie : le pays des hommes fiers, le Pays de mes Pères.

Afin que nul n’oublie, j’ai voulu témoigner avant de m’en aller.

J’ai voulu rendre hommage à tous ceux qui jadis tracèrent les sillons pour vaincre la misère. Erigèrent le granite pour afficher leur foi. Rasèrent les châteaux pour secouer le joug.

Hommage aussi à tous ceux qui sont morts de n’avoir pu subir et à ceux de Conlie que l’on laissa pourrir…

Hommage encore à tous ceux qui chaque jour continuent le combat, revendiquant toujours la différence et le droit à notre langue, à cette identité sans laquelle nulle part au monde il n’y aura de liberté. »

Pour moi, ce combat mené pour la culture l’est aussi pour l’environnement, la nature, la qualité de la vie… C’est un tout.

En fait, ça n’est pas ce que j’ai accompli au cours de mes « nombreuses vies » qui est important mais surtout ce que je voyais venir démolir notre société mise en place par la sagesse de nos pères.

Bien sûr, il faut évoluer. Bien sûr, il faut vivre avec son temps. Mais il faut surtout réfléchir, se concerter au lieu de se déchirer ; ne pas se diviser si nous voulons que la Bretagne reste ce qu’elle est – malgré sa dernière amputation.

Les Bretons actuels ont un énorme potentiel. Mais nous sommes les seuls à pouvoir le maintenir et le faire évoluer.

Nous ne pouvons compter sur personne d’autre.»

 

«Viscéralement attaché à ce milieu rural (du Centre-Bretagne) et à notre langue maternelle – écrivez-vous en conclusion dans votre dernier livre – je suis malade de voir notre culture se dégrader si rapidement…» Quels espoirs pourriez-vous nourrir vis-à-vis des jeunes générations? Qu’appelez-vous de vos vœux, et quel appel leur lanceriez-vous ?

«Que les jeunes Bretons soient fiers de l’être, comme je le disais. S’ils le sont, ils seront aussi motivés pour connaître leur culture, parler leur langue, s’engager pour qu’elles vivent, dans une autre dimension. Et qu’ils le fassent non pas en théoriciens, en technocrates, mais en gens de terrain, avec le bon sens qui est une des valeurs de nos campagnes bretonnes; avec l’esprit breton…»

 


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