«Je me revois tout petit regardant mon père travailler au sous-sol de notre maison, sur l’établi hérité de mon arrière-grand-père, et avec quelques-uns de ses outils… 

Depuis tout petit, je me passionnais à réaliser des objets; à imaginer, à concevoir et à fabriquer… Encore aujourd’hui, j’éprouve autant de plaisir à imaginer et à préparer un objet qu’à le réaliser ensuite…» nous a confié Loïc Charles.

A l’image du geste de l’artisan, qu’il aime juste et précis, Loïc répugne à livrer des paroles creuses et des mots inutiles…

Aussi chacune de vos questions est-elle tout d’abord accueillie par un silence presque méditatif; telle la réflexion de l’homme d’art qui observe attentivement la matière à travailler avant de se mettre à l’ouvrage.

Mais ce jeune homme à l’allure un rien austère, que l’on jugerait hâtivement taiseux même de prime abord, se révèle vite communicatif et disert quand sa réserve naturelle se laisse emporter par la passion de ses sujets de prédilection: le travail des mains, la belle ouvrage, l’imagination créatrice, la conception de l’objet utile et beau… Paroles d’un «bricoleur de génie» qui semblerait capable de faire naître entre «ses mains d’or» mille objets des plus divers !

C’est donc en suivant l’itinéraire et les réflexions de ce métreur en Bâtiment de métier, enseignant en lycée professionnel durant plusieurs années, et désormais jeune entrepreneur, que Regard d’Espérance a souhaité convier ses lecteurs à une enrichissante immersion dans le monde de l’artisanat, de la formation professionnelle, de la création, de l’amour du travail bien fait…


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«J’ai 32 ans, et vis depuis toujours en Centre-Bretagne. Je suis marié, mon épouse étant médecin généraliste et exerçant à l’hôpital de Carhaix, et en libéral à Châteauneuf-du-Faou. Les lecteurs de Regard d’Espérance ont pu lire son interview il y a quelques mois…

Je travaille depuis mes vingt ans dans le Bâtiment, mais y exerce actuellement mon troisième métier.

En effet, j’ai commencé dans une entreprise générale du Bâtiment, où j’ai travaillé durant cinq ans, puis ai continué en tant que professeur de lycée professionnel pendant six ans, et enfin me suis installé comme artisan depuis le mois d’octobre dernier.

Avec mon épouse, nous sommes très engagés dans les activités de la paroisse protestante du Centre Missionnaire de Carhaix, notamment dans l’encadrement des activités de scoutisme.

Nous aimons beaucoup la randonnée en pleine nature, et la lecture; mais pour ma part, je trouve aussi un grand plaisir dans le travail manuel au fond de mon atelier!»

Voici trois mois, vous lanciez votre propre entreprise – «Atelier Ty Menez» – peu avant le «reconfinement»!… N’était-ce pas une gageure ?

«Non… D’une part parce que je mûrissais ce projet depuis près d’une année, et d’autre part parce que le Bâtiment est actuellement en plein essor, notamment grâce à tous les travaux de rénovation énergétique, encouragés par les aides d’Etat, et particulièrement nombreux dans notre région, où beaucoup de logements ont été peu rénovés, soit à cause des faibles revenus d’une large part de la population, soit à cause de l’âge de leurs propriétaires, qui ne veulent pas engager de travaux importants sur leurs vieux jours… 

Les années à venir seront probablement à l’image du présent, car la rénovation des bâtiments est une priorité de l’Etat dans le cadre des lois de Transition Energétique et de la lutte contre les émissions de CO²… Or, le plan prévoit la rénovation annuelle de 500000 logements, et l’on en est à 80 000 !

En revanche, les problèmes d’approvisionnement en matériaux deviennent inquiétants. Ce n’est pas seulement dû à la pandémie et à ses conséquences, mais au fait que les sociétés de négoce ne stockent plus de matériaux et de matériel. Cette dynamique est vraiment préoccupante, elle entraîne des ruptures fréquentes de stocks, des retards de livraison, un appauvrissement de l’offre de matériaux. C’est une des conséquences de l’hyper-capitalisation et de l’hyper-concentration de ces sociétés qui deviennent des géants dont la première préoccupation est financière: la logique est comptable, or les stocks coûtent cher…»

Quels «arts et métiers» exercez-vous ?

«Principalement tout ce qui concerne le bois, la menuiserie, mais aussi les cloisons sèches, les revêtements…

Je pense que des travaux de rénovation doivent être abordés de manière globale. Il faut appréhender l’ensemble des travaux à réaliser et non pas proposer uniquement ceux qui correspondent à son propre corps de métier. C’est ce qui m’a poussé à ouvrir au maximum l’offre proposée au client.

Je suis assuré pour quasiment toutes les activités de rénovation de l’habitat individuel, hormis quelques aspects très spécifiques.»

Les premiers pas sont-ils positifs et prometteurs ?

«Oui! Le carnet de commandes s’est énormément rempli. Les chantiers sont très divers, et principalement situés dans le secteur de Carhaix…»

A quels obstacles se trouve aujourd’hui confronté le créateur d’entreprise, l’artisan qui veut «se mettre à son compte» ?

«En France, le domaine administratif est toujours problématique !… Dès le départ, j’ai fait appel à un expert-comptable, qui s’est chargé de la plupart des démarches; j’ai personnellement passé beaucoup de temps sur les assurances professionnelles.

Et il est aujourd’hui possible d’avoir accès à de multiples aides et conseils de la part des Fédérations du Bâtiment, des Chambres des Métiers de l’Artisanat, et de divers organismes.»

Quelles réformes seraient à mener en ce domaine dans notre pays ?

«L’approche française de l’administration tient tant au cœur des Français que je ne vois pas comment on pourrait un jour la réformer véritablement.

Il y a, dans notre pays, un tel «amour» pour la «paperasserie» et les tracasseries administratives que cela semble sans espoir !

On le voit encore actuellement précisément pour les aides à la rénovation énergétique et le fameux label «RGE» pour les entreprises (Reconnu Garant de l’Environnement): on atteint des sommets de complexité et de paperasserie…»

Les contraintes qu’imposent la gestion et la rentabilisation de votre propre entreprise vous brident-elles, ou arrivez-vous à concilier ces deux domaines qui paraissent si antagonistes ?

«Là encore, l’aide de l’expert-comptable facilite beaucoup la gestion; et d’autre part, de par ma formation et l’enseignement professionnel que j’ai assuré, j’aime beaucoup tout ce qui concerne l’étude et la gestion des coûts,  la réalisation des devis…

La gestion, au sens large, est finalement la base de mon métier d’origine: métreur en Bâtiment. C’est donc un aspect qui ne me pose pas de problème particulier.»

Vous n’avez pas attendu cette étape pour acquérir de l’expérience très pratique… Voudriez-vous nous en dire quelques mots ?

«Depuis le début de ma formation professionnelle, j’ai réalisé plusieurs chantiers. J’ai construit une très grande partie de ma propre maison et – dans un cadre entièrement bénévole et gratuit – de celle de ma sœur, de mes beau-frère et belle-sœur…

Ce pour deux raisons: j’aime aider les autres, et considère important de leur apporter son savoir-faire, et j’aime énormément réaliser, travailler de mes mains. C’est aussi un bon moyen pour progresser, acquérir de nouvelles connaissances et compétences, découvrir de nouveaux procédés, de nouvelles pratiques…

Cela a bien sûr été beaucoup de travail, d’investissement, de soirées, de jours de week-ends et de vacances consacrés à ces travaux, mais c’est aussi une joie de rendre service.»

Vous auriez pu entreprendre des études plus longues, mais aviez choisi de vous orienter vers un métier qui vous maintiendrait au contact du «faire», de la réalisation concrète… Pourquoi ?

«Ce n’est qu’au cours de mon année de Terminale en section Economique et Sociale que j’ai trouvé ma voie dans le Bâtiment. J’ai effectué un stage en entreprise durant les vacances scolaires de février afin de confirmer mon choix, et j’ai également rencontré un Maître d’œuvre pour échanger avec lui sur le métier…

J’ai tout de suite été happé par le métier de métreur en Bâtiment – que je ne connaissais absolument pas alors – car ce que je venais de découvrir là, correspondait exactement à ce que je recherchais : un métier proche du terrain. Du concret, avec des études techniques, du calcul, de la conception…

Je me souviens très bien de ce que m’avait dit l’entrepreneur en Bâtiment, Patrick Dehoux, qui m’avait accueilli pour ce premier stage de découverte : «Tu verras, le Bâtiment, c’est passionnant!»…

J’avais alors pensé que c’était sans doute très intéressant, mais que «passionnant» était peut-être exagéré… Je me trompais, la construction est un monde effectivement passionnant, où la routine n’existe pas, où il faut constamment apprendre, rechercher, imaginer, trouver des solutions…

Nous ne bâtissons que des prototypes; il n’y a pas deux projets identiques. C’est aussi un milieu aux relations humaines très riches, de collaborations entre les différents intervenants de la construction.»

Qu’avez-vous particulièrement aimé dans ce parcours de formation? Et au contraire, quels aspects vous ont paru moins intéressants ou moins utiles ?

«Après avoir passé mon Bac général, j’ai donc fait un BTS pour devenir Economiste de la Construction, puis ai poursuivi par une licence professionnelle.

Ce métier d’Economiste de la Construction, en fait très répandu mais peu connu, peut s’exercer dans des cadres très différents, au sein d’équipes de maîtrise d’œuvre, notamment pour l’estimation des projets et le suivi des travaux, en entreprise pour l’établissement des devis, entre autres… Mais aussi auprès des négoces de matériaux, des compagnies d’assurances (etc.). (Les équipes de maîtrise d’œuvre encadrent en fait toute la construction d’un ouvrage, tout le chantier, en amont, et pendant celui-ci.)

Le BTS se prépare en deux ans, et les cours que j’ai suivis au Lycée Freyssinet à St-Brieuc étaient très complets et préparaient bien au travail en entreprise.

L’année de licence professionnelle se faisait en alternance, avec des cours à la faculté et de longues périodes en entreprise…

Ce que j’ai aimé dans cette formation?… Eh bien, tout! Quand on est motivé par ce que l’on fait, tout devient intéressant et prend du sens…

Et concernant les aspects prétendument moins intéressants ou moins utiles de la formation professionnelle – on entend souvent des élèves ou même des parents dire, par exemple, que les maths ne servent à rien, que tracer une courbe ou résoudre une équation du second degré ne sera d’aucune utilité ensuite… – je répondrais, à la fois avec mon expérience en entreprise et en tant qu’enseignant, que les maths, la physique, le français servent à faire marcher le cerveau, et que ce sont des matières fondamentales, y compris – et peut-être même surtout – en enseignement professionnel. Elles structurent la pensée, apprennent à développer un raisonnement logique, à mettre en place des protocoles, à résoudre des problèmes, et même à concevoir certaines réalités, bien au-delà d’une simple «leçon de maths»!

Et dans le Bâtiment, les matières scientifiques trouvent beaucoup d’applications très pratiques, depuis les calculs à faire sur les chantiers jusqu’aux problèmes de physique des matériaux, de leur résistance…

J’ai parfois été étonné de voir des élèves se trouver en difficulté face à un  problème concret, parce qu’ils n’arrivaient tout simplement pas à structurer leur pensée!»

Vous avez donc débuté votre carrière professionnelle en entreprise; quels étaient votre travail et vos responsabilités ?

«Durant mon année de Licence, en alternance donc – c’est le fameux apprentissage dont il est tant question aujourd’hui – j’ai été embauché comme métreur par l’entreprise «Constructions du Poher», basée à Carhaix.

Le travail du métreur en entreprise consiste en l’étude des projets des clients: relevés sur le terrain, étude des plans, des dossiers d’appels d’offres, études techniques, et réalisation des devis…

Puis, pour la réalisation du chantier, il faut commander les matériaux, planifier le chantier, etc. C’est un métier qui exige beaucoup de rigueur, car une erreur – par exemple sur un devis pour les calculs de quantité de matériaux, ou du temps de pose (etc.) – peut avoir de lourdes conséquences financières pour l’entreprise !

L’entreprise «Constructions du Poher» étant de taille moyenne, j’ai aussi eu l’occasion d’aller aider sur les chantiers, ce qui m’a permis de pratiquer aussi bien la couverture, le bardage, l’étanchéité… que la menuiserie d’intérieur, les cloisons sèches (etc.), s’agissant d’une entreprise générale de Bâtiment.»

Qu’y avez-vous appris ?

«J’ai énormément appris durant ces cinq années, tout d’abord parce que j’ai été très bien accompagné, j’ai bénéficié d’une réelle attention – et cela m’a marqué! Il m’a aussi été fait confiance, ce qui m’a permis de progresser.

Patrick et Josselyne Dehoux, mais aussi différents salariés, ont su prendre du temps pour me former…

Evidemment, pour apprendre, il faut aussi être curieux et chercher par soi-même. J’en ai eu l’occasion en voyant directement l’organisation sur les chantiers, et en lisant…

C’est, à mon sens, indispensable, car on ne peut pas chiffrer correctement, préparer un chantier sans bien savoir comment il va se réaliser concrètement.

Or, il existe en France une scission anormale entre les métiers intellectuels du Bâtiment et les métiers manuels. C’est une aberration!

J’ai en mémoire l’échange surréaliste que j’avais un jour eu avec une architecte de la région parisienne, missionnée pour un projet dans notre région: elle demandait de mettre en œuvre du bois raboté pour des ouvrages qui seraient cachés dans les murs; puis face au devis, avait ensuite demandé de réaliser des économies sur les travaux!…

Je lui ai donc proposé de remplacer le bois raboté par du bois brut de sciage. Après un instant de silence, au téléphone, elle m’a demandé:

«C’est quoi la différence?»!…

Je me souviens aussi d’un projet de construction dont la charpente était quasiment irréalisable à prix raisonnable parce que le concepteur avait imaginé l’ouvrage sans prendre en compte les contraintes techniques…

Presque tout peut être réalisé aujourd’hui, mais souvent alors à un coût astronomique!

A l’inverse, j’ai régulièrement travaillé avec un architecte de Carhaix, M. Jégou, qui sait comment se réalisent les ouvrages, dessine des plans sans aucune erreur, maîtrise parfaitement les techniques, et sait ce qu’il demande!

Enfin, j’ai aussi beaucoup appris, humainement, dans les difficultés que l’entreprise a traversées lors des années difficiles de la crise du BTP qui avait commencé en 2008. Dans ces moments, on est confronté à des situations humaines délicates: certains compatissent, d’autres méprisent, d’autres encore en profitent honteusement… On apprend alors beaucoup; plus que quand tout va bien!»

Quels souvenirs vous laissent ces années ?

«De très bons souvenirs! Tout d’abord, le souvenir de relations humaines riches, au sein de la petite équipe que nous étions au bureau, à préparer les chantiers… Et de même avec les salariés de l’entreprise.

Patrick Dehoux a vraiment voulu partager avec moi tout ce qu’il connaissait, toutes ses compétences techniques et tout son quotidien d’entrepreneur, en m’emmenant avec lui sur les chantiers, en prenant le temps de me montrer, de m’expliquer, de me former…

Il me disait qu’il faut quatre ans pour bien former un jeune qui arrive en entreprise.

J’ai acquis là énormément de connaissances –techniques, pratiques et humaines– que l’on ne peut pas acquérir en école.»

Vous avez donc ensuite évolué vers l’enseignement professionnel…

«Oui. Quand l’entreprise a cessé son activité en 2013, je me suis tourné vers l’enseignement professionnel en tant qu’enseignant contractuel, car pour être titulaire d’un poste dans l’Education Nationale, il faut passer un concours, puis passer par le «mouvement»… Tout est dit dans ce mot: vous avez 95% de «chances» d’être affecté à l’autre bout de la France, le plus souvent en région parisienne pour commencer… Or, je n’avais aucune intention de quitter la Bretagne! Mon épouse travaille à Carhaix, nous sommes installés à Plounévézel, j’ai ici ma famille, mes amis, mes racines, et tout cela passe pour moi avant un poste…

Me restait donc la «très enviable» place de contractuel: un poste à l’année, au mieux, dans un secteur géographique assez vaste. J’ai joué le jeu, enseignant pendant une année les mathématiques et les sciences physiques dans un lycée de St-Brieuc, puis la «Découverte Professionnelle Habitat» aux élèves de 4e et 3e, en enseignement adapté, à St-Brieuc et Paimpol, puis en «Bac pro» «Etudes du Bâtiment» à Pontivy, durant trois ans, et enfin en 4e et 3e à nouveau, à Pontivy.»

Enseigner, transmettre savoir et savoir-faire vous a-t-il plu ?

«C’est quelque chose que j’avais en pensée depuis un temps. Je trouvais intéressant de transmettre un jour à des plus jeunes ce que l’on a appris… Cela me paraît être une belle tâche que de partager ce qu’on a appris soi-même, et ce que l’on a pu vérifier sur le terrain, sur les chantiers. 

C’est une grande joie pour l’enseignant que de voir un élève réussir, comprendre, devenir autonome dans son travail…

Je me souviens de la joie de cette élève de Terminale s’exclamant soudain pendant le cours: «Ça y est, j’ai compris!» face à une formule mathématique très utilisée dans le bâtiment et qu’elle aurait dû maîtriser depuis des années…

Quelle récompense également, quand s’occupant d’élèves en difficulté, on voit leur sourire, leur fierté d’avoir achevé un ouvrage et de le montrer à leurs camarades!

Je peux donner en exemple le tout dernier projet, réalisé en atelier avec des élèves en juin dernier. La période était difficile pour eux, malgré les grands efforts faits par le personnel de l’établissement pour les accueillir dans les meilleures conditions. Ils étaient en petit nombre, devaient porter le masque toute la journée, manger des repas froids…

J’ai donc préparé un projet qui leur plairait beaucoup: réaliser chacun un petit baby-foot tout en bois. Cela leur permettait d’apprendre l’utilisation de tous les outils et les gestes de base de la menuiserie –mesurer, tracer, scier, percer, visser, poncer…– et de la peinture. Réaliser ainsi un petit projet de A à Z permet d’aborder une multitude de savoirs et de savoir-faire avec les élèves, de développer des nombreuses compétences et de leur faire prendre confiance en eux-mêmes… Et demande beaucoup de préparation et d’investissement pour l’enseignant! Mais voir les élèves motivés, impatients de venir en atelier, puis partir en vacances avec chacun leur petit baby-foot sous le bras en vaut la peine!»

D’autres aspects de votre mission d’enseignant vous ont-ils paru plus ardus, voire décevants…?

«Travailler avec des élèves de 4e et 3e en enseignement adapté a été pour moi une expérience pas toujours facile, mais humainement très riche. Ce sont des élèves en difficulté scolaire, qui ont des cours de découverte professionnelle en atelier, pour appréhender les métiers – du Bâtiment en l’occurrence, mais aussi de l’alimentation, des services, des espaces verts… – dans le but de les aider à s’orienter, de leur donner confiance en eux, et de les préparer au monde professionnel. Ces jeunes en situation d’échec adoptent souvent des comportements inadaptés, et le climat de la classe peut alors être très tendu…

Au-delà, l’un des problèmes du métier aujourd’hui est de ne plus avoir parfois la possibilité de transmettre, parce que l’on se trouve souvent confronté à des classes dont les élèves ne sont pas motivés par ce qu’ils font. Ils se retrouvent en lycée professionnel, dans une section qu’ils n’ont parfois pas choisie – ou ont choisie par défaut – pour préparer un diplôme qui ne les intéresse pas, en vue d’un métier qu’ils ne veulent pas faire… Il est dans ce cas très difficile de simplement mobiliser l’attention de la classe!

L’on voit aussi de plus en plus de comportements inappropriés en classe, de la part d’enfants qui n’ont plus de repères élémentaires, ne respectent pas les règles, face auxquels l’enseignant se trouve démuni, et parfois sans appui de la direction!…

Un collègue s’est vu conseiller par un directeur de lycée de mettre un élève perturbateur au fond de la salle de classe, avec une peluche et des BD, pour qu’il ne perturbe pas le cours… Est-ce une solution pour un jeune de 17 ans?!…

Enfin, dans ce domaine de l’enseignement professionnel, j’ai été consterné de constater combien beaucoup d’inspecteurs – qui n’ont pas de connaissances réelles des métiers du Bâtiment – avaient une vision complètement décalée des réalités du monde du travail, tout en voulant imposer celle-ci aux enseignants!

Tel voulait imposer l’enseignement de technologies extrêmement pointues via un outil informatique précis – parce qu’il voulait faire de l’Education Nationale le fer de lance de l’innovation – alors que les élèves, en stage, n’allaient pas du tout être encore confrontés à ces techniques-là, et allaient donc être totalement déphasés!… De plus, c’était faire d’eux des utilisateurs exclusifs d’un outil informatique, mais plus du tout des techniciens maîtrisant les principes fondamentaux de la construction…»

Il se dit souvent que la formation professionnelle en France n’est pas à la hauteur de celle qu’offrent des pays comme l’Allemagne… Une réforme de ce système d’enseignement se met en place. Vous paraît-elle devoir ou pouvoir remédier aux problèmes de la formation professionnelle et technique ?

«La réforme qui se met en place depuis deux ans concerne l’apprentissage, que l’on veut développer. En Allemagne, les élèves peuvent aller en apprentissage dès le collège, alors qu’en France, ce n’est qu’à partir de la classe de Seconde.

J’ai moi-même connu l’apprentissage en licence professionnelle… Son intérêt est d’offrir une excellente transition entre le monde de l’école et le monde professionnel.

Mais ce n’est pas la panacée: pour pouvoir partir en apprentissage un élève doit être très mature, or un élève de Seconde a rarement la capacité de se retrouver au sein d’une équipe de travail dans un cadre d’entreprise pour apprendre…

D’autre part, l’apprentissage formate les jeunes pour un seul type de travail, voire à une seule tâche dans une entreprise bien particulière, leur enlevant l’occasion d’apprendre des fondamentaux généraux du métier…

L’on entend dire beaucoup de bien de l’apprentissage, et beaucoup d’élèves en rêvent, parce que cela leur permet de quitter l’école et d’avoir un salaire… Mais je suis beaucoup plus réservé sur ses bénéfices. Beaucoup d’élèves se retrouvent en situation d’échec, voient leur contrat se rompre après quelques mois… Un bon apprentissage exige un élève capable d’être en position d’apprenti, et une entreprise capable de bien l’accueillir et de bien le former, ce que toutes n’ont pas en termes de temps ou de moyens…

J’ai vu, par exemple, un élève aller en apprentissage dans une entreprise pour apprendre le métier de couvreur et se retrouver à balayer les chantiers ou porter des ardoises à longueur de journée… Il n’apprenait rien ! Et il a rompu le contrat après deux mois…

Il me semble personnellement que le système école et stages nombreux en entreprise d’avant la réforme était plus adapté à la plupart des élèves, l’apprentissage demeurant une bonne chose pour la période de transition entre l’école et l’embauche en entreprise.»

Vous connaissez le «travail intellectuel», l’enseignement, et le travail manuel… Quelles en sont les grandes différences, et les similitudes ? Que préférez-vous ?

«Les deux sont, pour moi, intimement liés.  Il ne peut pas y avoir de travail manuel sans travail intellectuel préalable, et ce dernier s’enrichit énormément du travail manuel.

Le travail intellectuel que je connais a toujours été lié à la réalisation concrète, pratique. Et un de mes grands plaisirs quand je travaille est justement de réfléchir à la conception et à la réalisation de l’ouvrage que je vais réaliser manuellement.»

Que préférez-vous travailler : le bois, le métal, la pierre, le cuir… ? Pourquoi ?

«Le bois surtout, et je suis assez bien équipé pour cela… Mais c’est une préférence assez ténue, car j’aime aussi allier les avantages de chaque matériau pour faire aboutir un projet.

J’ai, par exemple, réalisé dernièrement un escalier hélicoïdal dont la structure est en acier et les marches en bois. Chaque matériau apporte ses qualités, tant esthétiques que mécaniques, et permet des réalisations très abouties.

Je trouve précisément dommage que l’on cloisonne tant certains métiers du Bâtiment, alors qu’une approche plus générale, plus décloisonnée dans l’utilisation des matériaux permet d’obtenir des réalisations plus abouties.»

Créer, concevoir, fabriquer, inventer… tout cela semble être chez vous une «passion» et une tournure d’esprit depuis l’enfance ! Qu’aimez-vous «faire naître» de vos mains ? Quels objets divers avez-vous réalisés ?

«Vous dites «depuis l’enfance», et c’est vrai, car je me revois tout petit regardant mon père travailler au sous-sol de notre maison, sur l’établi hérité de mon arrière-grand-père, et avec quelques-uns de ses outils… Je garde de très bons souvenirs des heures passées à observer l’utilisation des outils, dont je connaissais par cœur les noms.

Amateur de couteaux, il avait commencé par fabriquer de beaux étuis en cuir, puis s’était mis au montage de lames sur des manches qu’il fabriquait lui-même…

Il m’a un jour proposé de faire un couteau, en me guidant dans les étapes successives de sa réalisation. J’ai ainsi fabriqué mon premier couteau.

Depuis tout petit, je me passionnais à réaliser des objets; à imaginer, à concevoir et à fabriquer… Encore aujourd’hui, j’éprouve autant de plaisir à imaginer et à préparer un objet qu’à le réaliser ensuite. Et j’ai réalisé, c’est vrai, toutes sortes d’objets en diverses matières depuis très jeune, avec une attirance particulière vers ce qui est mécanique.

Parmi tous ceux que j’ai faits, on pourrait citer des couteaux et des outils divers, des objets de reconstitution historique, et bien d’autres, jusqu’à cet escalier hélicoïdal en acier et bois, en passant par une ruche-tronc taillée dans un tronc de châtaignier, couverte d’une lauze de schiste, sur le modèle ancestral cévenol, dont on retrouve des exemplaires vieux de 200 ans dans les Cévennes!…»

Un de vos anciens collègues affirme toujours avec une pointe d’admiration et de respect (permettez-moi de le citer, votre humilité dût-elle en souffrir…): «Non seulement, il a les mains… mais aussi la tête!» soulignant ainsi que vous avez une grande habileté pour réaliser, mais aussi une grande capacité pour concevoir, améliorer, inventer… N’auriez-vous pas aimé faire partie de ces «compagnons du devoir» qui, lors de leur «tour de France» auprès des maîtres, acquièrent un trésor faisant d’eux des experts dans leur discipline, des références à la renommée bien établie ?

«Je n’aurais pas aimé être Compagnon du Devoir, non pas parce que l’idée de se perfectionner toujours davantage et d’apprendre toujours plus auprès des meilleurs me déplaît, mais parce que c’est justement un système d’apprentissage très cloisonné, trop cloisonné. 

Le Compagnon du Devoir cherche à perfectionner à l’extrême sa pratique propre, alors que je suis aussi attiré par l’élargissement du savoir et du savoir-faire, par l’ouverture à d’autres pratiques et matières. J’aime pouvoir utiliser des matériaux et des techniques divers pour parvenir à créer l’objet voulu…

En ce sens, je le redis, je regrette que les formations professionnelles soient en France aussi cloisonnées qu’elles le sont, même s’il est normal qu’un élève commence par apprendre un métier précis. Mais ensuite, il serait bon que l’ouvrier sur un chantier ait une vision globale du Bâtiment. Il y a là un appauvrissement du métier… Et l’on fait mieux son métier si l’on comprend et connaît un peu celui de l’ouvrier voisin sur le même chantier!»

Avez-vous, vous aussi, beaucoup appris des autres, à leur contact ou par leurs écrits… Comment vous êtes-vous perfectionné, et de quelle manière avez-vous acquis votre savoir et votre pratique ?

«L’on apprend toujours des autres!… On ne peut apprendre de nos jours qu’au travers de ce que d’autres ont appris.

Et nous avons aujourd’hui un immense avantage: le savoir est devenu beaucoup plus accessible, grâce à Internet et à sa philosophie du partage. C’est un de ses bons aspects; et il y en a beaucoup de mauvais!

On trouve de très bons livres techniques en tous domaines aujourd’hui, mais le partage des acquis, des expériences personnelles sur le Net ouvre un champ bien plus vaste. Bien sûr, il faut savoir faire le tri entre le bon et le mauvais, mais c’est un moyen d’échange des connaissances et des compétences pratiques très intéressant.

On constate d’ailleurs qu’alors que le secret des pratiques et des savoir-faire était généralement jalousement gardé sur les chantiers jusque récemment, en France tout particulièrement, la tendance est à l’inverse au partage sur ces forums!

On voit des ouvriers qui n’auraient jamais voulu ou pu écrire un livre ou un article livrer là, par une petite vidéo ou un conseil écrit, des tours de main, des idées, des pratiques et techniques qui peuvent profiter à tous!»

La réflexion, l’étude, l’évaluation… vous paraissent-elles essentielles, et l’ébauche sera-t-elle exactement conforme au plan établi, ou se modifiera-t-elle au cours de l’élaboration ?

«Il faut tendre à ce que le projet final soit conforme au plan! Mais celui-ci peut évidemment évoluer un peu, notamment en raison de contraintes techniques imprévues…

Comme je l’ai dit, je passe beaucoup de temps à la réflexion, les recherches, la préparation d’un projet. Mon épouse s’en étonne souvent, mais je veux savoir au mieux les étapes par lesquelles je vais passer avant de me lancer dans la réalisation!

C’est aussi parce que j’y trouve un intérêt et un plaisir intellectuel, comme déjà évoqué… et mon père me disait toujours, quand j’étais jeune: «Tu veux aller trop vite, prends ton temps pour bien faire. Tu es trop impatient, tu vas bâcler le travail!»…  J’ai appris à faire le contraire: passer énormément de temps si besoin pour parvenir au bon résultat. Il ne faut pas se précipiter vers le but final, mais savoir créer des gabarits, et même fabriquer les outils qui permettront de mieux réaliser l’objet… Savoir «perdre du temps» et développer des techniques parallèles pour parvenir à l’objet fini…»

Etes-vous parfois insatisfait ou même critique face à ce que vous avez fait ? Avez-vous le sentiment que vous pourriez réussir mieux encore et vous perfectionnez-vous toujours ?

« Bien sûr, toujours ! J’ai toujours le sentiment qu’au moins une partie du projet aurait pu être mieux réalisée. C’est aussi ce qui donne envie de toujours s’améliorer, de progresser…

Celui qui regarde l’objet réalisé peut le trouver parfait ; mais celui qui l’a réalisé voit où il aurait pu faire encore mieux. Un projet n’est jamais parfait. Il y a donc toujours des conclusions à tirer pour mieux faire encore par la suite. »

Qu’est-ce à vos yeux que « le travail bien fait » ?

« C’est réaliser un objet qui remplira parfaitement sa fonction, sa mission. Il n’a pas besoin d’être « parfait » en soi, mais doit être parfaitement adapté à son usage.

En ce sens, je ne suis pas pour le perfectionnisme. Sans doute est-ce ma formation de métreur qui m’a appris à ne pas gaspiller le temps, qui coûte cher sur un chantier !

Par exemple, chercher à avoir une finition parfaite sur un objet, ou une partie d’objet qui ne le nécessite absolument pas, est à mes yeux totalement inutile.

Je me refuse à passer des heures à poncer à la perfection une pièce de charpente qui sera invisible, et à laquelle un ponçage de surface n’apportera strictement rien en rien ! L’intérêt du ponçage est ici seulement esthétique, donc uniquement lié au visible… Il serait à mes yeux absurde de passer des heures à quelque chose de totalement inutile ! 

En revanche, je suis prêt à consacrer des heures entières à un petit détail qui a son utilité… »

L’amour du travail bien fait et la conscience professionnelle se perdent-ils aujourd’hui ?

« Je ne sais pas si cela a toujours été présent par le passé… Il y a certainement eu un temps où le respect de l’autre s’est traduit par le souci de lui fournir un travail bien fait… Or, le respect de l’autre tend à disparaître aujourd’hui…

C’est notamment la primauté du financier, de l’argent, qui fausse les choses. On le voit dans le domaine de la rénovation énergétique, où l’Etat met des sommes énormes. Des gens sans scrupules profitent des aides tout en faisant un très mauvais travail. Là où l’argent se gagne facilement, la « conscience professionnelle » a tendance à s’évanouir…

Mais je pense que globalement, beaucoup d’entreprises et d’ouvriers ont encore l’envie de bien faire. On trouve encore des artisans très scrupuleux et qui tiennent à ce que tout soit bien fait. Mais, bien sûr, un tel propos est toujours à nuancer. On ne peut pas généraliser. »

Qu’aimeriez-vous ou rêveriez-vous  de concevoir ou de fabriquer ?

« J’ai beaucoup de projets, d’idées de réalisations très diverses – des photos, des photocopies, des fichiers sur ordinateur… – qui sont rangés  un peu partout. Certains sont à l’état d’idées, d’autres ébauchés, d’autres déjà avancés dans la réflexion ou la préparation, ou quasiment aboutis. Certains ne se feront jamais sans doute…

J’ai par exemple depuis des années le projet de fabriquer un de ces magnifiques canoës canadiens en bois, ou un petit orgue à tuyaux en bois également…

Mais beaucoup des objets que je réalise naissent au jour le jour, en fonction des besoins du moment, ou des demandes d’amis… »