«J’ai des souvenirs de quarts dans la tempête, en tant que jeune navigateur, dans les bouches de Bonifacio… Notre bâtiment de plongeurs-démineurs s’est couché sous une déferlante. Le barreur a quitté son poste de barre, les moteurs ont déclenché… Nous avons perdu du matériel.

Il y a eu un certain nombre de moments semblables, de ces moments où on est arrivé aux limites de son exercice, où on maîtrise son sujet mais où la mer vous rappelle qu’elle sera toujours la plus forte !…» nous a confié M. Patrick Curaudeau.

Le langage est aussi précis que direct, à l’image du geste et des manières, et le propos est aussi carré que sincère…

Homme de méthode et de rigueur, de conviction et de valeurs auxquelles il croit profondément et demeure indéfectiblement attaché, Patrick Curaudeau entend maintenir sereinement et fermement – fût-ce contre vents et marées – le cap d’une vie solidement fondée sur celles-ci.

Officier de la marine il fut, officier de marine il demeure dans l’âme, de toute évidence; également habité par l’esprit et la manière d’être du sous-marinier, maître de quart à bord des sous-marins d’attaque et des sous-marins de la force nucléaire où il débuta sa carrière : «Sous-marinier un jour, sous-marinier toujours» aime-t-il à redire, conscient et fier de l’empreinte laissée par cet engagement et cette formation sur son caractère et sa vie.

Mais on perçoit également chez cet homme d’action – dans le regard tour à tour acéré et pensif qu’il pose sur son interlocuteur, tout comme dans la vivacité et la profondeur de sa pensée – l’homme de réflexion; de méditation même… qui sait voir au-delà de l’écume des effervescences et des engouements du jour.

P. Curaudeau a posé à terre son sac de marin pour entamer en 2015 une seconde carrière professionnelle, en ce Centre-Bretagne d’où est originaire une partie des siens…

Regard d’Espérance a choisi de se placer ce mois dans le sillage de son parcours et de sa pensée, pour un interview où se mêlent, avec une même densité et une même richesse, vécu et réflexion.


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis né  le 31 août 1965 à Toulon. Mon père était marin d’Etat, originaire de Saintonge, en Charente-Maritime. Il avait rencontré ma mère, bretonne, à Plougastel-Daoulas.

Mes origines sont donc à la fois charentaises et bretonnes, notamment du côté de Carhaix, mon grand-père maternel étant originaire du village du Cosquer en Poullaouën…

Les hasards de la vie ont fait que je suis aujourd’hui revenu travailler dans cette région de Carhaix, où nous venions une fois par an rendre visite à la tantine du Cosquer, avec mes parents, quand j’étais enfant.

Mon enfance a été celle d’un enfant de la classe moyenne, dans une famille moyenne, vécue à Toulon, à Plougastel-Daoulas, en Nouvelle-Calédonie… où la famille suivait les affectations de marine du papa.

Ce parcours d’enfant de marin s’est achevé à Brest, et j’ai suivi mon cursus scolaire dans l’enseignement catholique, jusqu’au Bac, au lycée de La Croix-Rouge, où je suivais des études techniques et commerciales…

L’emploi n’était pas un problème à l’époque – il y avait du travail – et s’est posée la question de la poursuite des études ou de l’entrée dans la vie professionnelle… la chose maritime et militaire avait pour moi un attrait particulier : l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de mon grand-père résistant au maquis de St-Herbot, les récits des anciens…

J’ai passé plusieurs concours, dont celui de l’Ecole de Maistrance, et le 3 septembre 1984, à l’âge de 19 ans, j’ai commencé une carrière de marin.

Après 32 ans dans la Marine – par volonté de vivre une seconde expérience professionnelle, différente, et de connaître un monde du privé, que je ne voyais qu’au travers du dioptre de ma vie de militaire – j’ai choisi de quitter la Marine, sans regret, sans regarder en arrière, après avoir mûri le projet pendant 3 – 4 ans et m’être décidé en quinze jours!

Je suis entré dans la Société Guyot-Environnement, un peu par le hasard des relations, me trouvant dans un cercle de connaissances proches d’Erwan Guyot, P.D.G. du groupe, qui était un ami et qui est aujourd’hui mon patron.

Je suis marié et j’ai trois enfants : mon fils est dans la gendarmerie, ma fille aînée est grand cadre chez Vuitton, et la dernière, qui a 13 ans, est scolarisée à Charles-de-Foucault.

Mes loisirs préférés sont la mer –la pêche, la navigation, la voile– et la chasse, puisque j’ai aussi appris à être un terrien, en fréquentant mes amis paysans. J’ai commencé à chasser dès l’âge de 16 ans à Plougastel…»

Avant d’exercer votre métier actuel, vous avez donc navigué sur presque toutes les mers du monde, dans la Marine Nationale… La mer ne manque-t-elle pas au terrien que vous êtes devenu ?

«L’équation est finalement pour moi assez simple: la mer et la terre, la montagne, se ressemblent… ce sont des éléments qui ne mentent pas, avec lesquels on ne peut pas tricher. Il faut s’adapter à l’un et à l’autre, savoir s’en rendre acteur.

Le paysan ne peut pas tricher avec son travail et la nature de sa terre, sans quoi il n’aura pas de récolte… Le marin ne peut pas tricher face à la mer, quand elle se déchaîne notamment; l’homme y atteint vite ses limites, comme à la montagne !

Il faut être humble, accéder aux activités humaines dans ces contextes-là avec toute l’humilité requise, en s’appuyant sur un savoir-faire, un acquis…

Au même titre que j’ai pu être acteur maritime, j’essaie dans mon nouveau travail d’être acteur dans l’environnement, et au sein d’une entreprise somme toute terre-à-terre puisqu’on recycle les déchets des collectivités et des entreprises !

J’ai cependant une certaine préférence pour la mer, qui est un monde moins peuplé! Les marins sont moins nombreux, ils sont plus discrets…

Et la mer est un monde d’introspection; un temps de retour sur soi-même qui est plus difficile à saisir dans le monde des terriens où l’on est forcément plus en vie sociétale et sociale, plus assailli par les autres… Eric Tabarly, notamment, a écrit sur cette liberté des hommes de mer.»

Sous-marins nucléaires, remorqueurs de haute mer, chasseurs de mines, goélette-école… Vos embarquements ont été multiples et très divers ! Lesquels avez-vous préférés ?

«C’est difficile à dire… J’ai aimé tous mes embarquements, avec une petite préférence pour les sous-marins, à cause du côté atypique et insolite de l’expérience, de plus vécue dans les plus jeunes années de mon engagement dans la Marine, pendant une dizaine d’années.

Une fois devenu officier, en 1995, le commandement de la goélette l’Etoile a aussi été assez marquant : le fait de transmettre les connaissances acquises, et de communiquer, de s’ouvrir sur le monde civil, puisque ces voiliers-écoles sont des plateformes de représentation de la Marine, de ses savoir-faire, de son histoire, de ses valeurs, humaines, sociales…

Mais la chasse aux mines m’a également beaucoup plu. Elle m’a fait «bourlinguer» dans les mers du Nord. J’ai été commandant en second de «La Loire», un bateau très intéressant, où je gérais un équipage d’un peu plus de cent marins. En tant que second, l’on gère tout à bord…»

Qu’est-ce qui vous avait amené à prendre la mer ?

«Comme beaucoup de jeunes de mon époque à Plougastel-Daoulas, et sur la côte, quand je ne ramassais pas les fraises ou les échalotes avec maman, j’allais à la pêche avec les hommes.

J’ai été inscrit maritime à 14 ans, pour découvrir le métier de matelot auprès de mon oncle, qui était patron d’un ligneur à Camaret. Très régulièrement pendant les vacances, hiver comme été, j’allais à la pêche. Et c’est par le truchement de la vie de marin-pêcheur que j’ai appris la mer, et que j’ai découvert ma vocation de marin, bien avant d’entrer dans la Marine nationale. Je faisais aussi déjà de la voile à l’époque…»

Quel souvenir gardez-vous de votre tout premier embarquement à bord d’un sous-marin ? Quels sentiments et impressions ressent-on alors ?

«Mon premier embarquement de sous-marinier a eu lieu en 1985, à Toulon, à bord du Doris, un sous-marin classique, de type U-Boot : 50m de long, 50 hommes d’équipage environ… et la forte nécessité d’apprendre à vivre avec l’autre dans un espace très réduit. Un fort esprit de camaraderie!

Je suis encore sous-marinier, car ce que l’on dit est vrai: «sous-marinier un jour, sous-marinier toujours !». Le seul réseau dont je fasse partie pour l’heure est celui des anciens sous-mariniers. Et je pense qu’à la retraite, je rejoindrai l’Association Générale des Amicales des sous-mariniers…

C’est un temps si fort, et d’une telle camaraderie que l’on se souvient tous les uns des autres et que l’on se connaît tous sur les réseaux ! Les sous-mariniers sont moins nombreux. Il y a moins de brassage dans leurs rangs, et c’est un métier à haut niveau de formation ; on passe beaucoup plus de temps que les autres marins dans les écoles.

C’est un corps un peu élitiste, avec toute l’humilité qu’il faut avoir, qui donne un fort caractère, un fort tropisme…»

Vous avez navigué dans trois sous-marins nucléaires… Que pense-t-on et que se dit-on en réalisant que l’on fait partie de la chaîne de commandement de la force de frappe nucléaire française ?

«J’ai fait deux S.N.A. (sous-marins nucléaires d’attaque) : le Casabianca et la Perle; et un S.N.L.E. (sous-marin nucléaire lanceur d’engins), le Redoutable…

J’ai eu la chance de naviguer sur les sous-marins nucléaires d’attaque en tant que navigateur, «patron du pont», c’est-à-dire un peu gestionnaire de la vie courante à bord. A 26 ans, j’avais le Quart : je devais gérer le sous-marin pendant que le Pacha – le Commandant – dormait…

En sous-marin, l’on a des responsabilités tôt et jeune. Bien qu’ayant eu un avancement assez rapide, je n’étais alors que premier Maître navigateur, chef de quart et chef de bordée opérationnel sur S.N.A.

J’ai aussi eu la chance d’avoir comme officier-entraîneur l’Amiral Rogel, entre autres, originaire de Douarnenez, et actuel conseiller du Président de la République.

Les sous-marins nucléaires d’attaque sont des «chasseurs», des prédateurs… Le rythme de vie à bord est très soutenu, avec des quarts de jour et de nuit, des «patrouilles» très physiques…

A bord des S.N.L.E., le rythme est très différent : c’est celui d’un bateau qui se cache, qui doit rester invisible, indétectable…

Mais l’on y a la fierté d’appartenir à la Dissuasion nucléaire; sans se poser de question particulière : on est militaire. On a choisi de l’être, d’obéir. Et l’esprit de corps, de groupe, fait que si les armes doivent être engagées, on le fait sur l’ordre du Président ou des chefs…»

Quelles fonctions avez-vous exercées dans ces bâtiments ?

«J’ai donc tout d’abord été timonier sur sous-marin classique et sur S.N.L.E., navigateur-chef de quart, chef de bordée sur sous-marin d’attaque…

Puis j’ai rallié, en 1995, l’Ecole des officiers spécialisés de la Marine, l’Ecole Militaire de la Flotte, pour devenir officier spécialisé «Conduite nautique – Navigation et manœuvre».

J’ai aussi eu la chance de devenir jeune officier pilote à la direction du port de Brest, si bien que je rentrais les sous-marins nucléaires dans les bassins de l’Île Longue, ou les petites et grosses unités de la Marine dans les bassins, ou pour les accostages par gros temps…»

Et quelles expériences ou moments forts, voire quelles tensions ou «aventures» y avez-vous vécus ?

«J’ai connu sur les sous-marins des opérations dont je suis obligé de taire le détail, des expériences de manœuvres difficiles, en tant que pilote, et des expériences de navigation à la voile un peu difficiles face au vent et à la mer… Par exemple, une énorme tempête dans le sud de l’Islande, sur le Tenace où j’étais commandant en second : pendant trois jours nous avons été tout petits face aux éléments ! Ce sont des souvenirs marquants, avec d’autres, plus funestes, liés à des morts d’hommes…

Mais pour moi, les expériences et moments forts dans la Marine, ce sont aussi des rencontres, comme sous-officier puis officier pendant plus de 22 ans: la chance de rencontrer des gens intéressants, professionnels, humains… Des gens venus de toutes les couches sociales; des fils d’ouvriers comme de vieille aristocratie… Et, surtout dans les relations du Carré des officiers, d’avoir pu m’élever au travers de leurs connaissances, de leur culture, des codes qui régissent la vie d’officier…

Cela a été pour moi une consécration que d’accéder à cela et de gravir petit à petit toutes ces marches. Je pense que la vie est un escalier, dont on ne connaît pas toutes les marches par avance…»

Règne-t-il à bord de ces «S.N.L.E.» un état d’esprit particulier, différent de celui qui existe sur les autres bâtiments de la Marine ?

«Cet esprit est particulier à ce que sont les sous-marins et au «confinement» – je préfère les termes de «vie dans un espace confiné» – ce qui implique tout simplement des règles de vie en communauté…

Et j’en reviens à l’étroitesse des relations, à la camaraderie qui est peut-être plus forte là que sur d’autres bateaux.»

Quels aspects de la vie à bord sont les plus marquants ? Les plus «pesants» et difficiles à vivre ? Les plus plaisants, au contraire ?…

«Les moments les plus  plaisants, outre les moments festifs, sont les moments opérationnels forts comme la réussite du travail d’équipe sur un «contact» lors d’une manœuvre dans un sous-marin d’attaque. On a travaillé des heures durant pour trouver une cible –comme un sous-marin adverse, ou un autre bâtiment ennemi – et on parvient à le «choper» sans s’être fait détecter par lui…

C’est ce que j’aimais dans ces sous-marins d’attaque : la chasse…»

Faut-il avoir une psychologie particulière pour devenir sous-marinier ?

«Il faut avant tout avoir celle de l’engagement : quand on s’est engagé à bord d’un sous-marin, on se trouve d’abord en lutte contre soi-même dans les premières navigations et dans les premières heures d’une navigation.

On se pousse soi-même dans ses retranchements, pour tenir la vie sociale à bord, supporter parfois la dureté des pairs : les anciens n’étaient pas toujours tendres avec les jeunes ! Il y avait sur les sous-marins classiques des gars qui étaient rudes; des «durs» ! Surtout que j’étais un des plus jeunes seconds-maîtres de la promotion rapide-Maistrance…

Mais de cette expérience un peu spartiate – c’est très spartiate la vie à bord d’un sous-marin classique ! – on ressort psychologiquement fort…

Cela donne un caractère, et je pense avoir gardé définitivement ce caractère acquis dans l’expérience sous-marine. Le franc-parler, la maîtrise de soi: dans un sous-marin on ne souffre pas quelqu’un qui occupe un poste pour lequel il n’est pas apte, parce qu’il met les autres en danger, tout simplement.

Le fait d’être confronté à ce niveau d’exigence m’a aidé dans toute ma vie par la suite.»

Comment vit-on l’embarquement, et le retour à terre ?

«Les embarquements sur S.N.A. et S.N.L.E. durent plusieurs mois. On alterne à deux équipages. Le plus long que j’ai fait a duré 83 jours… et à mon retour, ma femme n’était plus là. Elle était partie. Et cela marque !…

Le retour à terre est toujours une transition, un peu comme pour les navigateurs qui reviennent des grandes courses, les marins-pêcheurs ou les marins de commerce qui rentrent au port: un sentiment partagé, entre l’envie de rentrer et l’envie de repartir.

Et à l’embarquement, un peu l’inverse: le plaisir de larguer les amarres et le pincement au cœur de laisser la famille… Toujours un paradoxe.

Mais l’on sait que l’on va avoir une escale dans tel pays, telle ville, que l’on va participer à des exercices aventureux, prendre des risques…

En revanche, sur un S.N.L.E., on ne connaît par le parcours. On sait seulement que l’on part pour une durée, et on reçoit chaque semaine le «Familygramme» de 70 mots… La dissuasion est au prix de la plus absolue discrétion! Ces derniers mois, les équipages n’ont peut-être pas entendu parler de COVID 19 avant d’être rentrés…

Quand on rentre de patrouille S.N.L.E. beaucoup de perceptions sont changées. On a un peu perdu la perception de choses comme les couleurs, les odeurs… Et les distances, la vitesse: il nous est interdit de conduire les premiers jours, le temps de nous réhabituer au déplacement rapide… On «sort de la boîte» comme on le dit.»

Vous avez donc également navigué sur le chasseur de mines «Le Sagittaire», et sur le remorqueur de haute mer «Le Tenace»… Y avez-vous connu des moments particulièrement intenses, voire dangereux, ou quelque «fortune de mer» ?

«Des fortunes de mer au point de perdre des hommes, non… Mais des moments intenses, oui!

J’ai des souvenirs de quarts dans la tempête, en tant que jeune navigateur, dans les bouches de Bonifacio… Notre bâtiment de plongeurs-démineurs s’est couché sous une déferlante. Le barreur a quitté son poste de barre, les moteurs ont déclenché… Nous avons perdu du matériel.

Il y a eu un certain nombre de moments semblables, de ces moments où on est arrivé aux limites de son exercice, où on maîtrise son sujet mais où la mer vous rappelle qu’elle sera toujours la plus forte!…

C’est vrai pour tous les métiers de la mer…»

Le rôle, la mission du Commandant à bord d’un navire sont-ils comparables à ceux d’un officier d’une autre Arme ?

«Oui… Devenir officier est une mutation. Il y a l’avant et l’après…

A l’Ecole, l’on nous demande de lire des ouvrages tels que «Sur le fil de l’épée», du Général de Gaulle, sur ce qu’est la condition d’officier, sur les devoirs et la sujétion qu’impliquent cet engagement, cet état…

Et c’est vraiment un état! Car même retiré, on demeure officier. On a appris ce devoir, ce savoir-être, ce savoir-penser, ces valeurs, qui sont inscrites en vous; engagement et valeurs de soldat, de patriote… et au-delà, de père de famille, de croyant – pour ceux qui le sont – de vision pour son pays, et d’un engagement qui peut aller jusqu’au don de soi.

En mer, l’isolement du commandant est encore plus propice à cet état, mais l’on a toujours un amiral ou un chef au-dessus, l’on a des comptes à rendre. L’on n’est jamais propriétaire de son commandement et l’on n’est rien sans son équipage…»

Vous avez aussi bien connu la Marine à voile, en tant que Commandant d’un navire-école: la goélette «L’Etoile»… Pourquoi avoir choisi un tel embarquement ?

 «Je ne l’ai, à vrai dire, pas choisi! J’ai été sollicité, après un pourtant jeune parcours d’officier inscrit comme pilote et navigateur, ancien sous-marinier. J’ai tout de suite répondu à cette proposition, bien que n’ayant jamais navigué sur un grand voilier.

Mon petit passé de marin breton, de gars de côte, me prêtait à cela, et ce fut un grand bonheur que de commander «l’Etoile» en tant que jeune capitaine, et de naviguer à la voile comme les anciens.

Mes grands-oncles patrons-pêcheurs avaient navigué à voile… Le gréement aurique et tous les gréements anciens me plaisaient.

Ces deux années sur «l’Etoile» ont sans doute été une des périodes clés de ma vie  professionnelle, qui m’ont aussi permis de grandir, de rayonner, grâce aux très nombreux contacts avec la presse, les rencontres officielles avec toutes sortes de personnalités… Ces goélettes étant des plateformes de représentation pour la marine –autant que le porte-avion Charles de Gaulle ! – l’on est associé à de multiples événements. Il faut se tenir; tenir son poste proprement et bien!

La Marine est un monde de traditions. Et je pense que celles-ci sont nécessaires pour perpétuer de bonnes valeurs. Pour la Marine comme pour l’Armée de Terre et l’Armée de l’Air, l’uniforme et les traditions sont nécessaires à un corps pour maintenir son unité, sa solidité…»

Apprendre la navigation à voile a-t-il encore un sens et une utilité dans la Marine de Guerre du XXIe siècle ?

«Oui! Tout comme la navigation astronomique a du sens à l’époque du G.P.S.! Elle marque un savoir-faire fondamental, comme le savoir-faire d’un artisan du temps ancien à l’heure de l’industrie automatisée… c’est-à-dire la maîtrise totale des éléments liés à l’activité.

La navigation astronomique permettait jadis de s’orienter en mer avec très peu d’instruments. Et le navigateur de demain qui ne saura pas se servir de ces instruments anciens mais fondamentaux, aura tôt ou tard des problèmes! 

A ce titre, les savoir-faire maritimes que l’on cultive sur les goélettes permettent de préserver le sens marin, qui est immuable, fondamental, et nécessaire aux marins de la Marine nationale!

La Marine, à l’époque de la conscription nationale, était très heureuse d’incorporer des jeunes marins-pêcheurs qui effectuaient leur service national  dans des postes de bosco, et de manœuvriers, parce qu’ils avaient un sens aigu de la mer, et de la manœuvre…

En tant qu’ancien instructeur de navigation, je ne puis que regretter que le maniement du sextant soit de moins en moins appris et exigé. Je disais à mes élèves officiers à l’Ecole navale –où j’ai été directeur de cours des navigateurs de la Marine, entre 2005 et 2007 – que c’était ardu et pénible à apprendre mais que c’est un savoir-faire nécessaire: on ne peut pas se dire navigateur si on ne maîtrise pas tous les aspects fondamentaux de son sujet. Le message était difficile à faire passer, car le G.P.S. est la porte ouverte à toutes les fainéantises en la matière !

Il m’est arrivé, lors d’une traversée de l’Atlantique sur le Tenace, dont j’étais alors le Pacha, de couper toute l’instrumentation électronique de navigation.

Quand au large de Brest mon chef de quart est venu me demander si l’on pouvait passer en navigation à l’estime G.P.S., je lui ai répondu que non, l’on éteignait tout, le second restant garant de la position, sans rien dire à personne : 

«Messieurs, sortez vos sextants !»

J’ai aussi sorti le mien, et nous avons navigué à l’ancienne, pour atterrir à l’ouvert de l’Amazone, avec moins de 9km d’erreur…»

Quels souvenirs forts vous ont laissés ces années de voile ?

«Le rapport permanent à l’élément; le nécessaire regard permanent sur le ciel, la mer changeante… La perception du moindre signe annonciateur de la saute de vent, ou du mauvais temps, qui va vous empêcher de respecter votre P.I.M. (Point of Intended Mouvement) qui est la nécessité de se trouver à tel endroit à telle heure…

Et la formation des jeunes. La Transmission… Je pense que l’on ne prend pas assez le temps aujourd’hui de transmettre. 

De même que les parents ne prennent plus le temps de transmettre des valeurs et d’éduquer, on ne prend plus le temps de transmettre ses savoir-faire. Or, ce que l’on a acquis, il faut le donner. Cette nécessaire transmission ne se fait plus assez. D’où un jeunisme stupide qui se répand dans l’entreprise. L’on est considéré comme trop vieux à 50 ans. Cela est en train de tuer notre société ! Car il se crée une rupture entre les générations.»

La vie à bord d’un grand voilier ressemble-t-elle à celle des autres navires ?

«Elle ressemble à celle d’un sous-marin, car elle est également très spartiate ! J’y ai retrouvé les côtés spartiates, familiaux et très «corpus» de mes années de sous-marinier !

Il y avait à bord une vingtaine d’hommes d’équipage et une quinzaine de passagers…

On dort dans des hamacs ou des bannettes très étroites, à l’ancienne. Il me pleuvait dessus parfois; ou dans les tempêtes, quand des membrures s’ouvraient un peu, l’eau de mer vous dégoulinait sur la tête… On se fait remuer en tous sens. Il arrive qu’on ne puisse pas se laver pendant plusieurs jours à cause du mauvais temps…

La goélette s’est un jour couchée dans une grosse tempête en baie d’Almeria, et on a eu une belle peur une autre fois dans le golfe de Gascogne!

Mais dans l’ensemble, c’était très sympa !»

Quelles mers du monde avez-vous préférées ?

«Les mers du Nord; la mer arctique, et la Mer d’Islande en particulier…

Pour son côté «brut», froid et dominant : le rappel de ce qu’est la mer, et toute la prudence que l’on doit avoir quand on est en son sein.

Je me rappelle de voir, au périscope du sous-marin nucléaire d’attaque, les glabres-noirs – qui ne sont pas nos sympathiques goélands – la mer noire sur le fond gris du ciel, dans la tempête… Là, on sent que l’homme n’est pas grand-chose !

Je ne pouvais m’empêcher de penser à ces marins de la Route du Fer, pendant la Seconde Guerre mondiale, qui finissaient à l’eau et y mouraient en moins de quatre minutes…

J’ai bien sûr aussi des souvenirs plus sympathiques, comme celui des dauphins devant Spartel au Maroc…

Et pour la terre, les régions du monde que j’ai préférées sont la Nouvelle-Calédonie et l’Afrique: Nouméa et le Sénégal…»

Capitaine de Frégate, vous avez effectué la dernière étape de votre engagement en intégrant La Force d’Action Navale… Voudriez-vous nous en dire quelques mots ?

«La Force d’Action Navale regroupe toutes les forces de surface de la Marine. Elle est chargée de maîtriser et de développer les aspects opérationnels, de mettre en œuvre des groupes tactiques –des groupes de navires– de conduire des missions de guerre, d’entretenir les savoir-faire au travers de l’entraînement, et de s’occuper de domaines transverses…

J’ai eu la chance en ce domaine d’être chargé de la police des pêches, en lien donc avec les autres administrations pour la police des pêches dans toutes les eaux françaises, en France métropolitaine et Outre-Mer…

Cela a été une période très riche pour moi, où j’ai travaillé autant avec des civils qu’avec des militaires, pour la France et pour l’Union Européenne, étant inspecteur des pêches pour l’U.E., encarté  «Fishery Commission». J’organisais chaque année, par exemple, la surveillance internationale de la pêche au thon rouge en Méditerranée…

Un temps d’échanges tous azimuts, donc, en lien avec la mer, l’environnement, ce qui m’a peut-être donné le goût du travail pour l’environnement terrestre, dans lequel je suis aujourd’hui…»

Vous avez évoqué l’Ecole Navale… Quelle impression vous a-t-elle laissée ?

«J’y ai donc été directeur de cours, chargé de la formation des sous-officiers navigateurs et timoniers, et enseignant de navigation astronomique avec élèves-officiers…

L’Ecole Navale est un creuset de tradition et de modernité, d’ingénierie et de savoir-faire, de transmission de valeurs…

L’Amiral commandant l’Ecole Navale actuelle, Eric Pagès, était mon commandant sur le chasseur de mines, «Le Sagittaire».

Posant votre sac à terre en 2015, vous avez pris la responsabilité du site carhaisien de la société Guyot-Environnement et du domaine des démantèlements éoliens pour celle-ci… En quoi consiste votre activité au sein de cette entreprise ?

«Mon occupation du moment est de gérer un site doté de quelques salariés, qui est une plateforme de collecte et de transit pour des déchets recyclables provenant des déchetteries du Centre-Bretagne, ainsi que des industries et de particuliers. L’objectif est la valorisation de matières telles que les métaux, le carton, les plastiques… Tout ce qui a trait à l’activité humaine et qui doit être recyclé afin de préserver l’environnement.

C’est une activité appelée à se développer beaucoup dans l’avenir.

L’activité s’appuie sur une structure de transport multimodal au sein d’un groupe qui est très efficace sur les trois départements de l’ouest breton. Guyot-Environnement possède 13 sites inscrits dans un véritable maillage territorial, société qui représente 180 millions d’euros de chiffre d’affaires aujourd’hui, qui a doublé en quelques années, et qui va se développer encore beaucoup dans les années à venir…»

Acteur du monde de l’entreprise, quel regard portez-vous sur les conséquences économiques, à court et à long termes, de la crise qui résulte de cette «pandémie du Coronavirus» ?

«Il est difficile d’en mesurer aujourd’hui toutes les conséquences. Certains secteurs économiques sont déjà sinistrés. Notre secteur de recyclage-environnement, par exemple, est lui-même touché, même si nous avons été présents pour assumer la «boucle sanitaire». Mais on a vu les cours des métaux s’écrouler… La reprise de l’industrie automobile va nous aider.

Mais pour notre secteur, la crise est beaucoup plus forte et plus tentaculaire que celle de 2008…

Le chômage – et beaucoup sont encore au chômage partiel aujourd’hui – donne une mesure de l’aspect humain de cette crise majeure.

Mais il n’y a pas de fatalisme : le pays n’a pas été bombardé, l’armée allemande ne l’occupe pas… Il faut se mettre au travail !»

Au-delà de cet aspect économique, que nous enseigne cette pandémie ?

«La nécessité de regarder son voisin et de prêter plus attention à l’autre. Le confinement nous a rapprochés des nôtres. La reprise du travail doit nous permettre de renouer avec des valeurs d’entraide, d’esprit d’équipe qui ont par trop disparu, à mon sens, dans la société civile.

Et ce genre d’événements qui surgissent de temps à autre – il y a toujours eu des pandémies – nous rappellent notre fragilité, comme la mer quand elle se déchaîne !

Mais notre refus de la mort – les médias et les officiels ont parlé de «décès» pour éviter le mot «morts» ces derniers mois – nous fait vivre plus durement cette réalité naturelle… Nous sommes dans une société qui se croit toute-puissante, éternelle, où on veut tout avoir…

Il faudrait revenir à des valeurs plus profondes, mais j’ai bien peur que, par matérialisme et hédonisme, on ne tire pas grand enseignement de la crise que nous venons de vivre… Je crains que l’on n’en tire pas tout le parti nécessaire pour rebondir vers une société meilleure, mais que l’on replonge dans les mêmes tourments…»

La chasse est l’un de vos loisirs, et particulièrement la chasse à l’arc. Quelles considérations ou réflexions vous ont incité à vous lancer dans cette pratique ancienne et exigeante, qui rencontre un intérêt croissant en France ?

«Je pratique donc la chasse depuis l’âge de 16 ans, et j’ai voulu, au fil de mes aventures de chasseur – et particulièrement de bécassier – avoir un rapport moins létal aux animaux, et un rapport plus fort à la nature et à l’action de chasse elle-même, ce que permet la chasse à l’arc.»

Quelles différences  principales le fait de chasser avec un arc entraîne-t-il pour le chasseur ? Quelle satisfaction plus particulière y trouvez-vous ?

«Comme quand on était petit armé de son lance-pierre, avec l’arc on met du temps avant de tuer son premier gibier, et on en prélève beaucoup moins!

Il faut observer beaucoup plus la nature, les traces, approcher l’animal de beaucoup plus près… C’est une manière de rechercher les fondamentaux.»

Que répondez-vous aux mouvements de l’écologie extrême et anti-chasse qui dénient à la chasse le droit d’exister aujourd’hui ?

«Qu’il y a d’abord une méconnaissance de la nature, de la terre, de la relation séculaire entre l’homme et les animaux, en tant que prédateur dans la chaîne alimentaire…

Ensuite, il y a dans certaines positions et actions une forme de radicalisme et de l’intolérance ! 

Ma femme ne supporte pas la chasse, mais elle tolère que je chasse.

L’intolérance et le radicalisme sont préjudiciables pour la vie en société.»

Et quel avenir entrevoyez-vous à la chasse en ce XXIe siècle de plus en plus «citadin», artificialisé et «aseptisé» ?

«Au-delà de la nécessité de se nourrir, certains ruraux – et certains citadins – ont conservé ce rapport-là à la nature, par leur éducation, souvent familiale…

C’est un héritage. Tout le monde chassait dans ma famille, hormis mon père. J’ai eu ma première carabine à 12 ans… Et j’ai toujours été dans cet apprentissage de la collecte, du prélèvement : chasse, pêche…

Même s’il est nécessaire de mieux réguler l’activité de chasse, il est indispensable qu’elle ne disparaisse pas de l’activité humaine, de l’inconscient – et du conscient – de notre société, d’une certaine approche de la nature… Et c’est aussi une tradition à conserver. Pour moi, chasser est aussi renouer avec une tradition familiale de mes anciens.

D’autant que si la chasse cesse, il faudra de toute manière réguler les populations animales, notamment pour la protection des cultures, que consomment aussi les végétariens !

Et l’on voit les massacres que la régulation produit dans des pays où la chasse n’existe presque plus !»

En revenant  à votre ancien métier, votre expérience aux multiples facettes vous donne un grand recul et une riche connaissance de l’évolution du monde, et de notre pays en particulier… Quelles réflexions vous viennent-elles à l’esprit en tout premier lieu, quel regard l’officier que vous êtes porte-t-il sur la situation géostratégique mondiale en cette époque ?

«Je pense que le monde est aujourd’hui hautement instable, et que nier le passé et les valeurs de nos sociétés, c’est s’inscrire dans des désordres encore plus profonds que jadis ; c’est s’absoudre des leçons de l’histoire, avec le risque d’aboutir dans l’avenir à quelque chose de colossal, qui pourrait être l’Armageddon…

Nous sommes à l’ère nucléaire, et la prolifération nucléaire est inquiétante. Or, l’intime lien qui existe entre la géopolitique et les aspects économiques mondiaux, la fragilité des sociétés, les guerres de religion est un catalyseur de conflit majeur pour l’avenir, dont il faut se départir en essayant de faire preuve de plus d’humanisme et d’humanité si l’on veut conserver la paix.

La société est aujourd’hui mondiale et demain réclamera de la tolérance,  pour éviter la guerre entre les peuples… Guerre fondée sur l’économie ou sur les aspects civilisationnels : guerre économique simple avec un appauvrissement des autres au profit d’une société, ou La guerre mondiale majeure, dont on ne maîtriserait pas les effets…»

Les populations européennes et française notamment, vous semblent-elles conscientes des réalités profondes et des enjeux de ce temps ainsi que des conséquences futures ?

«Elles sont dans la démagogie et l’illusion de l’ouverture totale, alors que l’ouverture aux autres civilisations, aux autres peuples, et au partage de notre terre doit se faire de façon raisonnable, raisonnée et intégrée…»

On parle beaucoup de la Chine ! Alain Peyreffite dans son ouvrage «Quand la Chine s’éveillera…» avait, dès 1973, attiré l’attention sur cet immense territoire, ce peuple de bien plus d’un milliard d’habitants, géant endormi mais dont la vision du monde ne s’envisage que dans un leadership chinois. «L’empire du milieu» pourra-t-il hypothéquer l’avenir de l’Europe, et de l’Occident tout entier ?

«Le revers de ce qui a fait la richesse et l’embellissement économiques de nos pays ces dernières années, sur l’autel de la mondialisation, nous arrive aujourd’hui…

Accuser les Chinois est un raccourci un peu facile, par contre, le régime communiste et l’expansionnisme chinois appellent des questionnements et des vigilances fondamentaux sur l’équilibre de la paix, et sur le positionnement d’une vieille Europe, un peu exsangue et qui se cherche, entre le bloc russe, qui est un géant, le bloc américain, et le bloc asiatique, avec notamment la Chine… autant de terres de confrontations et de conflits potentiels, dont nous pourrions être, en Europe, un dommage collatéral.»

Quels devraient être les objectifs et les moyens à mettre en œuvre pour que nos pays européens aient un avenir à la hauteur de leur histoire ?

«Je pense que cela passe par un retour à des valeurs de ce qui a fait la France et par une réaffirmation au sein de tous les peuples européens d’un projet d’une Europe fédérée.

On a encore vu la faiblesse de l’Europe dans cette «crise du Coronavirus». Si elle ne se fédère pas un jour, elle risque d’éclater…»

«Panem et circenses…» exigeaient les Romains décadents… Cet état d’esprit a-t-il gagné, selon vous, beaucoup de nos contemporains ? Quels exhortations ou conseils donneriez-vous aux jeunes – et aux moins jeunes – de notre époque ?

«Voir plus loin que la jouissance immédiate et matérielle.

Rechercher des fondements plus durables et plus spirituels.

Le matérialisme est un manque de sagesse du monde actuel. De même qu’un certain «voyeurisme» dont les médias sont un vecteur, et un hédonisme qui est porteur d’une négation de la réflexion et donc de la véritable liberté…»