«Apporte-moi le kit de suture !»

L’ordre du docteur Anne Spoery à Ali Gabow, son assistant infirmier africain, est bref et précis, comme d’habitude. 

Un chasseur kényan, allongé sur le hayon d’un Land Rover, a besoin de soins urgents. Il a été attaqué par un crocodile et sa morsure à la jambe doit être recousue. 

Ce jour-là, l’assistant du Dr Spoery a commis une faute grave : il a oublié la trousse d’urgence, l’outil indispensable dans ces tournées en pleine brousse, loin de tout.

Paniqué, il implore à la fois le pardon du médecin et son aide pour trouver une solution. 

«Débrouille-toi…, dit-elle en se dirigeant vers le patient… puis, devant la mine perdue du jeune homme, elle ajoute: «Imbécile! Quelle est la première chose dont tu as besoin…?»

Ali finit alors par trouver une aiguille dans une hutte, et entre-temps, le médecin fabrique un fil à partir de quelques pompons arrachés au châle d’un Kényan qui assiste à la scène, puis elle le stérilise à l’alcool avant de recoudre la plaie du blessé.

Une page se tourne brusquement

Le docteur Anne Spoery est une femme de caractère qui ne s’arrête pas devant la première difficulté. Dans son petit avion Cessna qu’elle pilote elle-même, elle survole depuis des années le Kenya pour apporter une aide médicale précieuse à des populations qui se trouvent démunies de tout, et qui, face à un accident, ou à une des nombreuses maladies qui régulièrement font des ravages, meurent souvent, faute de soins.

Mais l’histoire mouvementée de cette femme intrépide commence loin de la brousse africaine.

Née le 13 mai 1918 à Cannes dans une famille aisée – son père est un industriel français, sa mère est originaire du canton de Zurich, en Suisse – elle a tout pour vivre une vie heureuse, à l’abri du besoin. C’est durant ses études de médecine que sa vie va basculer, un jour, à la fin de l’été 1939. La Deuxième Guerre mondiale vient d’éclater, et le monde ne sera plus le même que celui qu’elle a connu jusque-là.

Le jour où son frère aîné François l’appelle pour lui dire: «C’est fini, prends garde, notre pays n’existe plus», elle ressent un profond malaise et devient consciente qu’une page se tourne brusquement.

Mais elle n’a que 21 ans, elle reprend courage, elle veut espérer retrouver des jours meilleurs.

Arrêtée par la Gestapo

Durant l’occupation, elle travaille dans un hôpital à Paris. Un jour, elle apprend que son frère est engagé dans la Résistance. Sans hésiter une seconde, elle suit son exemple, se lançant dans toutes sortes d’actions pour aider ceux qui défendent son pays : fabrication de faux papiers, de tampons, de cartes de rationnement, recherche d’hébergements sûrs pour cacher des gens en danger… jusqu’au jour où, dénoncée, elle tombe dans un piège. Arrêtée par la Gestapo, elle passe neuf mois à la prison de Fresnes avant d’être déportée, en janvier 1944, à Ravensbrück, en Allemagne.

Sur les 150 000 femmes, enfermées dans ce terrible camp, elle est parmi les quelque 10 000 qui survivent à l’horreur. A la Libération, c’est une femme extrêmement affaiblie, brisée, qui quitte ce lieu sinistre.

Elle apprend que son frère François qui a été interné à Dachau, se trouve aussi parmi les survivants.

C’est la fin d’un cauchemar, mais ce n’est pas le retour à une vie normale. Jamais, elle ne pourra envisager de poursuivre son existence dans cet après-guerre sur le continent européen ravagé.

Anne Spoery n’a qu’un désir: quitter cette Europe où elle a été trompée, et sa vie gâchée, pour essayer de trouver ailleurs un sens à son existence, en se consacrant à aider les plus nécessiteux, les plus pauvres…

Fermière-médecin au Kenya…

Elle part en Afrique. Après un bref séjour en Éthiopie, suivi de quelques mois au Yémen comme médecin des femmes à l’hôpital d’Aden, elle s’installe, en 1950, au Kenya où elle achète une ferme et devient, dans un premier temps, fermière-médecin.

Intrépide, elle fait face à toutes sortes d’obstacles qui se dressent sur son chemin. Elle découvre rapidement que la violence est omniprésente aussi sur le continent africain. C’est l’époque où les rebelles mau-mau du peuple Kikuyu, opprimé, sèment la terreur dans le pays, cherchant à chasser les Britanniques. 

Mais peu importe: Anne Spoery, appelée affectueusement «Mama Daktari» (Madame le docteur), n’a pas peur d’affronter les dangers. Elle garde toujours sur elle un revolver, calibre 38, lorsqu’au volant de sa Peugeot 203, elle part vers les villages éloignés soigner les malades, apportant médicaments et aussi produits de sa ferme pour soulager la souffrance.

Lorsqu’en 1964, le Kenya retrouve l’indépendance, elle est obligée de vendre sa ferme. Peu importe ! Elle réussit à en acheter une autre et continue sa mission sans se laisser troubler.

Afin d’atteindre rapidement les villages les plus lointains, elle apprend, à l’âge de 46 ans, à piloter et trouve les fonds pour s’acheter un petit avion. Désormais, son travail s’étend partout où elle peut trouver une piste rudimentaire pour se poser : une semaine vers la frontière nord du pays, une semaine autour du lac Victoria, une semaine sur la côte, de Mombasa jusqu’à la frontière de la Somalie. Avec son avion, elle arrive à soigner jusqu’à 1000 patients par mois et vacciner quelque 2000 enfants chaque semaine.

Plus tard, elle rejoint un groupe de médecins volants  – l’Association pour la médecine et la recherche en Afrique de l’Est (Amref) – avec lequel elle coopère pendant de nombreuses années.

Elle a toujours refusé de parler de son internement à Ravensbrück, cette période si difficile de sa vie.

Trois années avant sa mort, elle écrit un livre où elle relate sa vie auprès de la population africaine avec comme titre : «Ils m’appelaient Mama Daktari».

Son travail est exténuant. Elle ne compte pas ses efforts. Parfois, durant les nombreux vols, elle s’endort aux commandes de son avion, et c’est Ali Gabow, son fidèle assistant africain, qui doit la secouer pour éviter un crash.

En février 1999, alors qu’elle vient juste de réussir le renouvellement de sa licence de pilote, elle s’éteint, victime d’une crise cardiaque. 

Un de ceux qui l’ont bien connue exprime ainsi son admiration après sa mort : «Elle a probablement sauvé plus de vies que n’importe quel individu dans l’Est de l’Afrique.»

(photo : AMREF flying doctors)