Une information révélait récemment que l’une des grandes multinationales américaines allait supprimer 10% de ses effectifs, soit 20 000 emplois !

La raison est simple: les bénéfices ont diminué et l’évolution du titre en bourse ne répond pas aux espérances alors que des concurrents ont fait mieux !

D’où le mécontentement des actionnaires qui voient leurs investissements moins rémunérateurs qu’espéré et les gains plus limités.

D’où, pour «maintenir les profits», il a été décidé de baisser les coûts, en particulier en licenciant quelque 20000 employés !

Les détenteurs de «l’argent» seront satisfaits et tant pis pour les milliers d’hommes et de femmes laissés-pour-compte, avec leurs familles, ils ne sont que des «variables d’ajustement» !

Quel rapport, direz-vous peut-être, avec l’évocation qui suit :
Ces quelques phrases de la remarquable écrivain E. Brisou-Pellen décrivent en peu de mots la dure condition des serfs («La Cour aux étoiles») :

«Le comte Jehan !…

Renaud risqua un coup d’œil par la porte, et eut peine à maîtriser un mouvement de recul: messire Jehan n’était pas seul, son intendant l’accompagnait. C’était de mauvais augure!… Mais il y avait pire encore: le seigneur de Vélizé chevauchait à leurs côtés, suivi de son chapelain, et même de deux arbalétriers. La mère fut prise d’un tremblement nerveux.

– Adélaïde Rivier, prononça le comte d’un ton officiel, c’est bien toi?
La voix était sèche, le visage impénétrable. La mère ne pouvait s’arrêter de trembler…

– C’est toi? répéta le comte d’un ton impatient…

…Adélaïde Rivier, voici que mon ami Vélizé m’apprend que tu es une serve de son domaine, et qu’il te réclame. Qu’as-tu à répondre ?

La femme était effondrée. Cela devait bien finir ainsi, elle le savait.

– Qu’as-tu à répondre? aboya le gros Vélizé.

– …Je reconnais… avoir épousé Laurent… sans autorisation.

Sa voix se perdit dans un souffle. Le seigneur de Vélizé la fixait avec des yeux durs:

– Tu sais que le mariage entre des serfs de deux domaines différents n’est possible qu’avec l’accord des maîtres. Combien ai-je perdu? Vingt ans du travail de tes bras et de ceux de tes enfants !

Un silence mortel plana sur la ferme. Vélizé donna un coup de talon énervé sur le sol sec.

– Cesse de pleurer, il est trop tard! Combien as-tu d’enfants?

La mère renifla.

– Dix…

– Onze avec le bébé qui est né cet hiver ! rectifia fielleusement l’intendant.

La mère secoua la tête.

– Non… le bébé est mort de la coqueluche le mois dernier…

Le comte l’interrompit :

– Bon, ce qui importe, c’est le nombre d’enfants vivants. Cela nous fait donc… dix ! Le seigneur de Vélizé et moi-même avons convenu du partage comme suit: il prendra un peu plus d’enfants que moi, étant donné la perte qu’il a subie depuis ces vingt dernières années. Nous disons donc six enfants pour Vélizé et quatre pour moi.»

En peu de mots, l’inhumaine vie des serfs est ici mise en lumière… Que de souffrance pendant des siècles pour des multitudes d’êtres humains traités comme des bêtes et parfois pire…

«Dominé et dépendant…»

L’exploitation de l’homme par l’homme est une constante de l’histoire, et une abomination.

Certes, l’employé, l’ouvrier de la multinationale ou d’autres entités n’est plus le serf d’autres temps !

Mais si ses conditions de vie ont heureusement changé, il existe encore sur cette terre beaucoup d’hommes et de femmes durement exploités qui souffrent de malnutrition et vivent dans la misère, dépendant du «seigneur» ou autres potentats qui les utilisent, parfois les malmènent, usant et abusant de leur pouvoir à l’instar d’aristocrates et autres petits ou grands «chefs» du passé: vous souvenez-vous du «droit de cuissage» et autres viols légaux…

Certes dans nos pays «civilisés» et leurs satellites, en général ces abus odieux ont quasi disparu et tombent sous le coup de la loi, mais partout où l’être humain est dominé et dépendant, il y a danger…

Les hommes naissent-ils, et vivent-ils vraiment «libres et égaux» à défaut de fraternité ?

L’homme, la femme, l’enfant, ne sont pas la préoccupation première – pour le moins ! – de beaucoup de managers, de leaders, PDG ou gouvernants… sans parler des dictateurs et monarques.

Le terrible  «réalisme» de la multinationale d’outre-Atlantique n’est pas, loin s’en faut, un cas unique! L’argent… les bénéfices… la compétitivité devenant compétition… la réussite… la possession… la griserie et l’orgueil d’être le «number one», la fausse humilité se dissimulant dans des «collections» ou musées constitués au prix de dépenses colossales et parfois folles… de l’art aux vedettes du sport, le mécénat est souvent jouissance, et moyen de s’octroyer quelque parcelle de gloire. Il est cependant des «mécènes» qui œuvrent par altruisme, et l’évoquer est une manière de leur rendre justice.

Cependant quelques arbres ne peuvent cacher la forêt, et une société, un système qui permettent ou engendrent de grandes disparités, de tels abîmes d’inégalités incitent pour le moins à la réflexion : et l’homme «dans tout cela» ?

«Jouez, nous ferons le reste…»

Oui ! La question demeure insistante.

On peut l’occulter, l’enfermer dans toutes sortes de discours et schémas, l’oublier ou essayer de la faire oublier… le fait demeure !

Jacques Ellul, le grand penseur protestant, ne titrait-il pas un de ses écrits sur ce thème essentiel:
«Jouez, nous ferons le reste…»

Quel sujet de méditation, surtout à une époque où de la TV à Internet, aux écrans fascinants et addictifs… les sollicitations, les tentations, les divertissements, au sens pascalien du terme, sont multiples et partout présents.

Certes, nos contemporains ont en général une vie matérielle infiniment meilleure que ceux du passé, mais ne sont-ils pas trop souvent de «simples utilisables», des rouages, des numéros… bien plus que des partenaires ?

L’une des grandes et très récentes «avancées» dans la voie de ce «progrès», mot qui sert souvent d’alibi… est, dit-on, l’implantation d’une puce électronique dans la main des employés… puce connectée à l’entreprise. Aux USA, mais aussi en Europe, cette redoutable mode s’étend…
Un rêve : l’homme robotisé ? Ou plutôt un cauchemar !

De la multinationale aux serfs, un trait commun: la dépendance, l’insignifiance, l’exploitation des êtres humains.

L’humanité doit être tout autre !

Qu’il y ait entre les personnes des différences d’aptitude, de compétence, de formation, d’engagement, d’efficacité… c’est une évidence !

Mais chacun, même le plus petit d’entre les petits, le moins «performant» comme le plus «handicapé» doit trouver sa place: celle où il peut donner le meilleur de lui-même en collaboration avec tous, où il se sentira utile, valorisé, en toute dignité. Et si un autre, d’autres, sont plus efficients et plus rémunérés qu’il ne l’est, cela ne posera pas de problèmes, toutes choses étant reconnues justes et équitables.

Une utopie ?

Finalement ne serait-ce pas la vision d’un monde plus fraternel, qui devrait prévaloir ?

Une utopie ? D’aucuns déclareront, avec peut-être un sourire de commisération : «le problème est complexe, bien plus complexe que vous ne l’imaginez…»

«Oui ! J’entends bien», pourrait-on répondre, mais n’était-ce pas ces mêmes arguments que présentaient et assénaient les propriétaires des plantations du sud des USA, leurs commensaux, et tous ceux qui y trouvaient leur intérêt : «les esclaves étaient indispensables à l’économie», affirmaient-ils, et leurs raisonnements paraissaient d’une logique évidente !… Et pourtant…

Les leçons des siècles passés devraient interpeller grands et petits.

Aucune raison technique, matérielle, financière ou autre, ne peut légitimer l’exploitation des hommes, des femmes, et encore moins des enfants.

La Bible s’élève avec vigueur contre toutes les formes d’asservissement et d’aliénation.

Le Christ parle du prochain comme d’un frère…

Seul l’accueil fraternel de cet autre, semblable à nous, pourra rendre le monde plus humain.

Télécharger l’éditorial au format PDF