Le 1er janvier 1844, à 10 heures du matin, 120 enfants âgés de 2 à 7 ans prenaient place autour des quatre grandes tables disposées en rectangle dans le réfectoire nouvellement aménagé au rez-de-chaussée de «la salle d’asile et d’hospitalité» que la municipalité de Lannion avait ouverte quelques mois plus tôt pour les accueillir.


Les deux premières salles d’asile établies en France avait été créées à Paris en 1826 pour recevoir les enfants nécessiteux des faubourgs ouvriers de la capitale, qui erraient dans les rues pendant des journées entières, livrés à eux-mêmes et exposés à toutes sortes de dangers, lorsque leurs parents quittaient le domicile familial pour aller travailler afin de leur assurer une maigre subsistance.

Ces salles d’asile furent en 1836 rattachées au Ministère de l’Instruction publique sous le nom d’«écoles du premier âge».

Une directrice et «des surveillantes» y inculquaient aux enfants «les premiers principes de l’instruction religieuse», leur enseignaient des rudiments «de lecture, d’écriture et de calcul», et leur apprenaient à faire quelques travaux manuels.

Mais rien n’était prévu pour nourrir ces bambins, qui devaient apporter leur repas dans un panier où l’on ne trouvait, la plupart du temps, qu’un tout petit quignon de pain noir.


Durement frappés par le chômage

La salle d’asile de Lannion avait été conçue sur ce modèle.

Misérablement vêtus, les enfants qui la fréquentaient étaient issus des familles de tisserands les plus pauvres de la ville, durement frappées par le chômage depuis 1836.

Cette année-là, en effet, la réduction de 15% des droits de douane sur les importations, décidée par le gouvernement de Louis-Philippe, avait provoqué «l’effondrement de la vente des toiles de lin» bretonnes, tissées dans le Trégor notamment, au profit des textiles anglais qui avaient rapidement inondé le marché français.

Quelques années plus tard, une enquête révélait que sur les 254 familles de tisserands recensées à Lannion, 221 vivaient dans l’indigence, et que bon nombre d’entre elles ne pouvaient même pas assurer un repas par jour à leurs enfants.


Ému par leur misère extrême

Profondément touché par cette misère extrême, Émile Depasse, maire de Lannion depuis 1839, décidait donc, quelques semaines après l’ouverture de la salle d’asile, d’utiliser une partie des 1200F alloués par le Ministère de l’Instruction publique pour y aménager une cuisine et un réfectoire, afin d’offrir chaque jour gratuitement deux soupes chaudes et une portion de pommes de terre à plus d’une centaine d’enfants indigents…

Une cantinière, rémunérée par la municipalité, fut chargée de confectionner ces repas, dont le coût, évalué à 6 ou 7 centimes par jour et par enfant, serait assuré par des dons déposés dans un tronc à l’entrée de la salle d’asile.

Dès huit heures du matin, après avoir préparé 4kg de choux, de poireaux et de navets, elle les mettait à bouillir avec 375g de graisse ou 750g de beurre dans 60 litres d’eau, contenus dans l’une des deux énormes marmites qui chauffaient sur «un fourneau économique alimenté par du charbon de terre», tandis que les pommes de terre cuisaient doucement dans l’autre marmite.


Deux bols de bouillon chaud par jour

A 10 heures précises, les jeunes élèves descendaient l’escalier menant de leur salle de classe au réfectoire, «les grands tenant les petits par la main».

Là, chacun s’asseyait devant une écuelle de bois posée, pour assurer sa stabilité, dans un trou circulaire creusé dans l’épaisseur du plateau des tables.

Chaque écuelle était alors remplie de bouillon gras où flottaient les légumes et 62g et demi de pain coupé en fines lamelles.

Les enfants, affamés, appréciaient ensuite tout particulièrement leur ration quotidienne de pommes de terre, et un peu moins, semble-t-il, la viande qui leur était donnée deux à trois fois par semaine.

A 4 heures de l’après-midi, avant de rentrer chez eux, une deuxième soupe semblable à celle du matin leur était servie.


Une santé retrouvée

Trois ans plus tard, Émile Depasse, le créateur de la première cantine scolaire française, constatait que les enfants reçus «dans la salle d’asile, faibles, débiles, étiolés et le visage flétri par la misère», avaient retrouvé la santé grâce «à ce peu de pain trempé dans de l’eau chaude, ces misérables pommes de terre et les soins bienveillants et continus dont ils avaient été l’objet».

Son exemple fut progressivement suivi dans les quelque 4000 salles d’asile créées en France avant 1880.

Mais il fallut attendre des instructions ministérielles datées du 24 août 1936 pour que les cantines deviennent obligatoires dans toutes les écoles françaises.


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