«Le principal ressort qui peut animer une carrière d’officier ou de sous-officier de gendarmerie – sans que ce soit son apanage – est d’être profondément tourné vers les autres…»

«…Si l’on écoute nos «anciens», ils vous diront toujours que c’était plus dur «de leur temps»; et que les jeunes ne sont pas à l’image de leurs aînés !…

C’est bien sûr tout à fait faux. Le métier est effectivement de plus en plus difficile, à la fois dans la violence des agressions auxquelles l’on peut avoir à faire face et dans la complexité des problèmes à résoudre. Les jeunes générations sont armées – et veillent à l’être – pour faire face le mieux possible à ces situations, et elles n’ont pas à rougir de leurs anciens!», nous a confié le Général Eric Polaillon.

Haute et mince silhouette à la démarche souple et sportive, le Général Polaillon paraît incarner le militaire à l’hygiène de vie irréprochable.

Les expressions changeantes de son regard clair et mobile, aux nuances bleu-gris, racontent tour à tour l’homme convivial, communicatif, et l’homme de décision et de commandement qu’annonçait son abord, et que confirme le propos aisé, fluide, énoncé d’une voix bien timbrée, légèrement rocailleuse, aux sonorités graves et chaudes…

Le verbe est riche, abondant, mais les mots sont mesurés, pesés, souvent même ciselés, et le discours est semé de pauses de réflexion.

Car cet homme d’action – et d’action forte ! – est aussi homme de pensée et de parole, comme le révèle son penchant pour la poésie.

De la société, de la vie et de l’âme humaine – de ses noirceurs comme de ses rayons de lumière – il a acquis une profonde connaissance, forgée au long d’une carrière au service de la loi, du pays et de ses concitoyens, jusque dans les tensions extrêmes et sans jamais se départir d’un optimisme raisonnable et raisonné, comme d’une foi robuste…

Nous accueillant chez lui, sur les rivages maritimes du sud-Finistère, le Général Polaillon a bien voulu évoquer pour «Regard d’Espérance» diverses facettes de la vie et de la mission de la gendarmerie, la violence et la sécurité, notre société et son évolution… un entretien où le propos est aussi à lire entre les lignes, car les silences, l’ellipse et le non-dit y disent presque autant que le dit.


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis un jeune retraité, depuis 2017, après avoir servi 37 ans sous les drapeaux dont 35 ans dans la gendarmerie. Je profite donc maintenant d’une retraite dont je ne sais si elle est méritée, mais qui est arrivée… Et il faut savoir tourner la page !

Je suis marié. Mon épouse est avocate. J’ai cinq garçons.

La retraite permet de varier les activités, et des plaisirs qui sont souvent restés sous le boisseau durant la vie professionnelle : j’aime la voile, la chasse, le travail du bois… Mais j’aimerais pouvoir être plus souvent sur l’eau, par exemple, pour profiter davantage de la beauté de ces rivages bretons, car même en retraite, le temps manque parfois…

Cherchant à rendre service, je me suis engagé comme bénévole à la station SNSM (Société Nationale du Sauvetage en Mer) de Fouesnant-les Glénan. Nous avons une belle vedette, qui est réfugiée durant l’hiver à Port-la-Forêt, et qui l’été est mouillée devant Beg Meil, pour être plus au cœur du plan d’eau de cette baie de La Forêt-Fouesnant. Cela me permet de naviguer et de côtoyer des navigateurs chevronnés, qui n’ont pas forcément la renommée des grands coureurs des mers qui fréquentent cette baie de La Forêt, mais qui ont fait toute une carrière de marins-pêcheurs et sont des hommes extraordinaires quant à la connaissance du milieu et des éléments…

Voulant «tourner la page» mais rester un peu dans des valeurs du don de soi, je suis également bénévole à l’Arche, qui s’occupe des personnes handicapées.»

Devenir gendarme – ou pompier – est le rêve de beaucoup d’enfants… Vous l’êtes devenu : était-ce pour vous une vocation ou une aspiration de toujours ?

«Non, elle est plutôt venue sur le tard dans ma vie d’étudiant et en rencontrant plus directement le monde militaire, puisque j’étais d’une «classe» qui était encore astreinte au Service national.

Je m’y suis plu, et souhaitant concilier les études de Droit, faites précédemment et cette rencontre avec le monde militaire, je me suis orienté vers la Gendarmerie après deux années comme aspirant puis volontaire au-delà de la durée du Service National dans l’Armée de terre, et plus précisément dans l’Infanterie de Marine à l’époque…»

Les réalités que vous avez découvertes au cours de votre longue mission correspondaient-elles à ce que vous imaginiez ou «rêviez» quand vous envisagiez d’embrasser cette carrière ?

«Oui, car je crois que l’on est plutôt bien préparé au métier, notamment à notre école d’officiers de la Gendarmerie à Melun : préparation aux réalités de la carrière et à l’adversité que l’on rencontre ensuite au cours des différents postes qui nous sont confiés sur le terrain dans des situations où l’on doit démêler des problèmes aigus – d’agressions, de meurtres… – et des difficultés multiples que peuvent rencontrer les citoyens.

Ceci dit, tout préparé que l’on soit, il est toujours des situations – au-delà de la rigueur et de l’imperturbabilité dont il faut être capable de faire preuve – qui sont profondément émouvantes et qui «laissent des traces»…

Cela demeure vrai pour tous parmi nous, et c’est pourquoi il est très important, après intervention ou cumul des missions, de veiller à garder un équilibre et une foi en la mission. Divers intervenants sont alors importants, que ce soient les services sociaux, les psychologues, les médecins, les aumôniers qui peuvent accompagner les uns et les autres et les aider à faire face à ces situations, et à les cumuler…

Car nos techniciens en investigation criminelle, par exemple, qui sont malheureusement quotidiennement confrontés à des situations dramatiques, peuvent se trouver en difficulté : on ne s’habitue pas à la mort… On peut la traiter avec toutes nos capacités d’enquêteurs et tout le recul qu’impose la mission, mais elle ne laisse pas indifférent, et il arrive que des enquêteurs demandent à quitter ces spécialités parce que l’accumulation leur devient difficile à vivre…»

Quel parcours de formation avez-vous suivi pour devenir officier de gendarmerie ?

«En gendarmerie particulièrement – et même si cela peut être vrai pour toutes les armées – le corps des officiers est fondamentalement issu du corps des sous-officiers, et permet donc une vraie promotion interne.

Beaucoup de mes camarades de promotion à Melun avaient été gendarmes avant d’entrer dans l’École des officiers, et ont fini leur carrière avec des responsabilités très importantes, par exemple pour l’un d’entre eux, à la Direction du personnel de la gendarmerie, avec le grade de Général de Corps d’Armée.

Cette promotion interne très marquée assure un professionnalisme certain au Corps des officiers, qui néanmoins – et c’était mon cas – recrute aussi en dehors du corps des sous-officiers : sur les bancs de la faculté et des Grandes Écoles, par un concours d’entrée ; ou en intégrant chaque année des officiers issus des grandes écoles militaires: St-Cyr, l’École de l’Air, voire même l’École Navale et, de temps en temps, l’École Polytechnique…

Ces parcours de carrière très différents dans les origines créent dans la gendarmerie un melting-pot très intéressant et un creuset où l’on peut partager les expériences.

Je reconnais volontiers m’être beaucoup nourri, lors de mes deux années d’École des officiers de Melun, des expériences, de la conviction, de la force de mes camarades qui avaient déjà derrière eux une carrière de jeunes sous-officiers, voire de sous-officiers plus chevronnés, puisque existaient à l’époque deux concours: l’un ouvert aux sous-officiers bacheliers, l’autre aux sous-officiers d’un grade supérieur – chef ou adjudant – qui avaient une réelle expérience de terrain à faire partager aux « petits jeunes » que nous étions !… »

Quelles ont été ensuite les principales missions ou affectations qui ont jalonné votre carrière ?

« Pour la plupart des officiers, la carrière doit se partager entre des fonctions en gendarmerie mobile – dont la vocation est donc le maintien de l’ordre – et des responsabilités territoriales, en gendarmerie départementale.

Après mes deux années d’École, j’ai donc occupé différents postes en responsabilités territoriales, en unités d’intervention longtemps, à l’état-major central où j’ai aussi trouvé beaucoup de satisfactions – bien que travaillant dans un univers plus clos – à me pencher sur le devenir de « La Maison », sur les textes qui la règlementent…

Si bien que je n’ai pas écourté le parcours – alors que les officiers sont incités à engager une reconversion – et que j’ai donc terminé celui-ci en ayant un dernier poste de commandement à l’École de Gendarmerie de Châteaulin de 2014 à 2017, ce qui est assez rare, et qui de plus répondait à mon souhait, et à mon tropisme breton ! »

Lesquelles vous ont particulièrement plu ?

« Avant ce commandement à l’École de Gendarmerie, j’ai eu un poste intéressant à l’Inspection Générale de la Gendarmerie. 

C’est une fonction qui véhicule une connotation de cerbère ou de « gendarme des gendarmes », mais cette Inspection est aussi chargée de démêler des affaires complexes, où rien n’est forcément « blanc ou noir », et où, s’il faut éventuellement redresser des situations, il faut aussi aider certains à  faire valoir leurs droits, ce qui n’est pas toujours évident dans un monde militaire qui peut paraître équitable, vu de l’extérieur, mais où il peut aussi y avoir des travers, des déviances… Rétablir alors chacun dans ses droits est un travail intéressant.

Il faut également préciser qu’aujourd’hui, face à la complexité des missions et à la technicité grandissante qu’elles exigent, l’on a de plus en plus de carrières « à dominantes », spécialisées… Cela permet d’avoir de grands spécialistes, par exemple dans la Police Judiciaire, dans l’intervention et le rétablissement de l’ordre…

Cela a été mon cas puisque j’ai porté le galon jaune de gendarme mobile, mais presque exclusivement au sein des unités d’intervention de Satory : le GIGN, l’Escadron de parachutistes – maintenant intégré au GIGN – et la protection  des personnalités, notamment dans le groupe de sécurité de la présidence de la République…

J’ai passé près de 9 ans dans ces unités, avant de retrouver – avec beaucoup de plaisir également – des commandements d’unités territoriales, soit au niveau d’un arrondissement en Corrèze, soit à celui d’un département dans le Cher…

Mais j’ai en réalité trouvé de grandes satisfactions dans toutes mes affectations, sur des registres professionnels très différents. C’est justement ce qui fait l’engouement dont la gendarmerie peut bénéficier dans certaines écoles militaires : la diversité de ses missions, et la possibilité d’être en poste de pleine responsabilité à plusieurs reprises dans la carrière, ce qui est bien la vocation d’un officier et ce pour quoi, a priori, il embrasse cette carrière : commander, et diriger des unités… »

Est-il des missions ou des événements qui, au cours de cette carrière longue et diverse, vous ont tout spécialement marqué ?

« Toutes ces affectations ont été riches en leurs lots d’événements, et il serait un peu long d’en faire une description ou un inventaire…

Dans la fonction militaire, et a fortiori dans l’état d’officier, l’on est censé  donner le plus et le meilleur service à chaque instant et être en mesure d’apporter le maximum au profit de nos concitoyens, même si cela recouvre une obligation de moyens et non de résultats – hélas – dans nos interventions.

Où donc aurais-je été en mesure de donner un maximum qui m’aurait obligé à puiser dans des ressources internes fortes pour faire face à l’adversité ou des situations particulièrement complexes… ?

Bien sûr dans les unités d’intervention où la crise est souvent forcément très aiguë… Et où l’intervention peut avoir des conséquences très importantes jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, où tout événement tragique qui peut survenir ébranle non seulement la gendarmerie, mais l’autorité administrative et l’autorité gouvernementale…

Cette responsabilité très sensible laisse des souvenirs particulièrement profonds. Mais des enquêtes dramatiques en unités territoriales, comme des assassinats multiples, pèsent aussi sur les épaules… Et en tant que chef départemental, je mentionnerais des événements bien connus en Bretagne – mais que j’ai aussi connus à Bourges – que sont les « rave-party »… et la gestion des foules, assez complexe, comme lors des grands festivals, qui exigent un investissement très fort pendant plusieurs semaines, et pour tous : le chef et ses « troupes » !… »

Avez-vous eu des exemples, voire des «modèles» ou conseillers, qui vous ont particulièrement inspiré ?

« Bien sûr ! Il y a des chefs qui vous marquent par leur charisme, leur hauteur de vue, leur puissance de travail, leur puissance de réflexion… 

Mais s’il est important de pouvoir croiser de tels chefs dans une carrière, l’aiguillon principal pour un officier vient aussi de ceux – sous-officiers ou autres dont le commandement nous est confié – qui sont de grands professionnels et qu’il s’agit de ne pas décevoir. Il nous faut leur permettre d’accomplir au mieux cette mission pour laquelle ils ont une foi profonde !

Dans des unités comme celles de la gendarmerie de haute montagne, l’officier n’est généralement pas l’homme le plus qualifié et le plus compétent, mais il est entouré d’une telle équipe de spécialistes et d’hommes d’une rare capacité intellectuelle et physique pour affronter l’adversité de ce milieu hostile, qu’il a là un aiguillon permanent pour arriver lui-même au sommet, et réussir la mission ensemble… »

Votre famille a-t-elle vécu sans trop de difficultés votre vocation ?

« Il faut reconnaître que la famille n’est pas indemne d’un engagement qui nécessite une très grande disponibilité, et fait que même les moments de repos et de vie familiale – déjà souvent assez réduits et bouleversés par des impératifs « de dernière minute » – sont difficiles  à gérer pour les conjoints et enfants… d’autant que l’on ramène aussi à la maison les soucis de la mission. »

Vous avez commandé l’École de Gendarmerie de Châteaulin… Voudriez-vous nous dire quelques mots sur ce centre de formation : sa mission, son histoire, ses éventuelles spécificités, ses traditions… ?

« Elle a été implantée sur la commune de Dinéault en 1999, reprenant une installation que cédait l’Armée de Terre, celle du 41e Régiment d’Infanterie…

Cette école est similaire à d’autres, semblables, implantées dans diverses régions de France pour former, soit le corps qui a succédé au contingent – les jeunes contractuels gendarmes adjoints volontaires qui peuvent rester dans nos rangs durant 5 ans, par contrats successifs d’un an – soit la ressource nationale en sous-officiers…

La période 2014-2017, où j’ai donc eu la chance de commander l’École de Châteaulin, a vu s’accélérer le rythme de formation de ces promotions de futurs sous-officiers, à la suite d’ouvertures de postes budgétaires dans les années qui ont suivi la dramatique période des attentats survenus dans la capitale…

A son maximum de capacité de formation, l’École accueille un peu plus de 800 élèves sous-officiers, ce qui représente pour le bassin de Châteaulin un agent économique non négligeable, et je l’espère, une source de satisfaction, pour le pays de Châteaulin et au-delà, pour le département et la région.

J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler dans cette école, à un commandement qui permet de transmettre la flamme aux jeunes générations… »

Combien d’écoles semblables existe-t-il en France, et comment devient-on aujourd’hui gendarme ?

« Il en existe à Chaumont, Châtellerault, Montluçon, Dijon, Tulle… Mais la gendarmerie dispose aussi de centres ou d’écoles qui permettent de spécialiser les officiers et sous-officiers dans des domaines particuliers tels que la Police Judiciaire, la Police de la Route, la Montagne, la Mer – spécialité aquatique et subaquatique – ou encore les maîtres-chiens qui sont formés à Gramat… Et un centre d’enseignement supérieur pour les cadres de haut niveau, à Paris.

Car les écoles de gendarmerie comme celle de Châteaulin forment, elles, des gendarmes du « tronc commun » et non des spécialistes. Ils y apprennent les bases dans tout l’apanage des missions de la gendarmerie, sur une durée de 8 mois désormais, en cultivant leur valeur militaire et leurs capacités physiques, qui sont mises à rude épreuve, de même qu’ils sont sollicités intellectuellement pour maîtriser – y compris avec les outils informatiques – l’ensemble des règles qui font ce cadre d’action de la Gendarmerie, ce qui est fondamental. Il faut garder à l’esprit que nous sommes soldats, certes, mais soldats de la loi !

 Tout cet ensemble dépend du Commandement des Écoles, implanté à Rochefort. »

Police et gendarmerie ont la réputation d’être deux corps des forces de l’ordre très différents, voire parfois quelque peu antagonistes… D’où cela vient-il ?

« Antagonistes… J’espère que non ! Les besoins en forces du maintien de l’ordre  public dans notre pays nécessitent d’avoir en nombre au moins les effectifs cumulés de la police et de la gendarmerie, et de certains corps qui ont aussi des pouvoirs de police, en matière environnementale, en matière de répression des fraudes…

Il y a du travail pour tout le monde, et donc aucune raison d’avoir de la concurrence, ce qui serait contre-productif.

En revanche, il y a une émulation certaine entre les forces, et on ne peut que s’en féliciter ! 

La différence fondamentale entre les deux piliers de la sécurité en France, que sont la Police Nationale et la Gendarmerie Nationale, est que la gendarmerie est un corps militaire, la police un corps de fonctionnaires.

Néanmoins, la réforme des années 2007 a placé ces deux forces au sein du Ministère de l’Intérieur, alors que la Gendarmerie appartenait au Ministère de la Défense auparavant. Mais cela ne change pas grand-chose dans l’exécution quotidienne, sinon une meilleure coordination, dans la mesure où la force, les officiers de police judiciaire, qu’ils soient gendarmes ou policiers, sont dans la main du Préfet quand il s’agit du maintien de l’ordre et des actions préventives, et dans la main du Parquet – procureurs de la République, juges d’instruction… – quand il s’agit de faire de la police judiciaire. Les missions sont exactement les mêmes, et les donneurs d’ordre également…

Mais bien avant le rattachement des deux forces au même ministère, ils avaient beaucoup d’organismes communs, composés de gendarmes et de policiers – voire d’autres forces ayant un pouvoir judiciaire – et beaucoup d’organismes d’échanges visant à coordonner, à harmoniser au mieux les techniques, et les outils – tels que les « fichiers » et bases de données – qui sont communs depuis longtemps… »

Le gendarme est donc un militaire… Comment cela se traduit-il dans l’exercice de son métier, et dans sa vie quotidienne ? Qu’est-ce qu’un gendarme en ce début du XXIe siècle ?

« L’état militaire doit d’abord se traduire – et c’est ce que nous inculquons à nos élèves en école de gendarmerie – par un savoir être. Ensuite, il se traduit de façon marquée dans la gestion des carrières et de la ressource humaine, dans l’organisation des unités et la vie individuelle, dans le commandement et la subordination à une chaîne hiérarchique, qui permet de dire que quand un magistrat engage, saisit, un gendarme, c’est toute la gendarmerie qui peut s’engager derrière ce gendarme, derrière cette saisine.

Et cet état militaire a effectivement des implications dans la vie quotidienne du gendarme, avec l’obligation de résider en caserne pour une disponibilité maximum des unités, et avec des règlements et une discipline militaire, que nous tenons à préserver. Elle est parfois un peu éloignée de nos recrues des jeunes générations, puisqu’ils n’ont pas connu le service militaire, mais je crois qu’ils y adhèrent et s’y épanouissent.

La culture militaire est bien sûr plus marquée dans nos unités d’intervention et dans nos unités de gendarmerie mobile, mais il est également important qu’elle se maintienne dans nos unités de gendarmerie départementales, même si le milieu où elles vivent peut moins les y inciter… »

Quelles qualités, aptitudes ou dispositions le métier exige-t-il ? 

« Vaste question !… Le principal ressort qui peut animer une carrière d’officier ou de sous-officier de gendarmerie – sans que ce soit son apanage – est d’être profondément tourné vers les autres.

Nous sommes, certes, dans un monde où l’individu a soif de ses intérêts et de ses « droits », mais je pense que la gendarmerie est là pour veiller à ce que chacun s’épanouisse personnellement dans le respect de l’autre et de ses droits.

Il nous faut donc avoir un engagement au service des autres ; c’est notre raison d’exister et donc la première qualité à inculquer, développer, préserver.

De là découlent l’humanisme à mettre en œuvre, la rigueur, le professionnalisme, la disponibilité, l’abnégation même … »

Ce métier a beaucoup évolué depuis l’époque de votre entrée dans la carrière d’officier de gendarmerie ; quelles en ont été, à vos yeux, les principales évolutions ?

« Elles sont constantes, fortes et absolument nécessaires pour s’adapter aux évolutions de la menace, que ce soit celle touchant la sécurité publique – notamment le terrorisme – ou celles, insidieuses, qui déstabilisent la société par la délinquance, l’appropriation, les atteintes aux personnes, les agressions diverses et de plus en plus violentes.

A la ruse des uns, il nous faut donc opposer des technicités et des performances toujours accrues… Et, effectivement, en 30 ans de métier, la gendarmerie de mes débuts – que je ne qualifierais pas de « gendarmerie de Papa » ! – s’est projetée dans un nouveau siècle, dans le numérique  et autres, à une vitesse prodigieuse.

Néanmoins, dans cette évolution où l’enquête devient de plus en plus technique et assistée par la science, les machines, il faut veiller à rester une force humaine – c’est d’ailleurs le slogan de la Maison – et qui se maintienne au contact des sources d’information et des victimes ! »

Quelles transformations de ce difficile métier peut-on entrevoir pour demain ?

« On pourrait rêver d’un monde sans gendarmes, et de pouvoir remettre les clés de la Maison… Malheureusement, l’avenir me semble être à une insécurité grandissante, si bien qu’embrasser la carrière de gendarme ou de policier me paraît avoir un sens, dans nos sociétés qui ont besoin d’être défendues.

Je ne vois pas demain – malgré l’effort budgétaire considérable consenti par la nation – de réduction d’effectifs possible. »

Les médias se font de plus en plus souvent l’écho des difficultés accrues que rencontrent gendarmes et policiers dans l’exercice de leur mission, et d’un mal-être, voire d’un malaise qui grandit parmi eux… Quelles en sont les raisons premières ?

« L’écho médiatique aujourd’hui – que ce soit dans les médias traditionnels ou surtout sur les réseaux parallèles – est important, et il est bien que ces médias fassent écho aux difficultés que rencontre «La Maison»…

Mais il faut aussi savoir relativiser, ou remettre en perspective, car les médias se focalisent – parfois peut-être un peu trop – sur des situations individuelles, alors qu’il faut considérer le corps dans sa globalité.

Il ne s’agit pas de nier ou de sous-estimer les souffrances, de nier les aspirations d’hommes ou femmes qui composent ce corps, ni les difficultés que peuvent rencontrer tous ceux qui les accompagnent au quotidien – notamment les familles – mais je crois que tous les efforts sont faits pour que la hiérarchie soit à l’écoute. Et il existe des voies parallèles en cas de carences. C’est par exemple le rôle de notre inspection générale, comme d’un site interne qui s’appelle « Stop-discri », mais aussi de tous les acteurs sociaux qui nous environnent : assistantes sociales, médecins, psychologues… toute la chaîne de concertation faite de nos référents et des présidents de nos différentes catégories d’officiers, de sous-officiers dans les unités ; sans oublier le rôle – que je considère important – des aumôneries qui nous accompagnent en opération extérieure comme au sein des unités territoriales… »

Le métier est-il plus difficile aujourd’hui ?

« Si l’on écoute nos « anciens », ils vous diront toujours que c’était plus dur «  de leur temps » ; et que les jeunes ne sont pas à l’image de leurs aînés !…

C’est bien sûr tout à fait faux. Le métier est effectivement de plus en plus difficile, à la fois dans la violence des agressions auxquelles l’on peut avoir à faire face et dans la complexité des problèmes à résoudre. Les jeunes générations sont armées – et veillent à l’être – pour faire face le mieux possible à ces situations, et elles n’ont pas à rougir de leurs anciens ! »

La violence à l’encontre des forces de l’ordre – et même contre les pompiers – ne cesse également de croître… Que traduit cette dégradation des comportements pour l’homme d’analyse, de réflexion que vous êtes en tant qu’officier haut gradé ?

« Je la juge effectivement très inquiétante… Que le militaire, le gendarme, le policier, le magistrat, le pompier ne soient plus respectés en tant que tels, et soient pris à partie alors même qu’ils sont en opération de secours, cela témoigne d’une déviance importante de notre société, d’un manque de repères, qui joue d’ailleurs sur d’autres représentants de la fonction publique, et des personnes en charge de responsabilité, tels les maires, qui sont en première ligne et malmenés sur bien trop de sujets.

Il faut se donner les moyens de combattre ces dérives, et que force reste à la loi… Faut-il pour cela renforcer l’échelle des peines, qui est déjà lourde ? Faut-il multiplier des dispositifs d’initiatives plus importantes ? Faut-il éduquer mieux ?… »

Gendarmes et policiers sont l’objet, en France, d’un étonnant mélange de sentiments de la part de beaucoup de citoyens : à la fois hostilité et affection, « amour et haine » se manifestent à leur égard, parfois en succession rapide… Comment appréhendez-vous ce paradoxe ?

« Je ne sais pas si cela est vraiment plus accentué qu’auparavant… je ne suis pas certain que le gendarme d’autrefois, lors de ses tournées à cheval et sous son bicorne, ait rencontré l’affection particulière des populations dont il avait la responsabilité !

Les oppositions et les manifestations de désapprobation face à l’autorité s’expriment sans doute différemment dans la forme, mais je ne pense pas que l’hostilité soit plus profonde aujourd’hui qu’autrefois…

Quant aux manifestations de gratitude, elles traduisent le fait que la population est reconnaissante de ce que l’on fait au quotidien dans nos différentes missions. Et l’on voit même toute la nation se rassembler quand survient un drame, derrière quelque figure héroïque qui a été jusqu’au sacrifice de sa vie. On observe alors un élan de solidarité avec les soldats, les gendarmes décédés en service… »

L’année 2019, mais c’était également vrai précédemment, a vu survenir des éruptions de violence particulièrement inquiétantes lors de manifestations, mouvements de protestation… Notre société devient-elle globalement plus violente, et les individus le sont-ils également de plus en plus ? 

« Peut-être les médias d’aujourd’hui amplifient-ils, là aussi – ou transportent-ils mieux – l’écho de ces violences. Mais de mes souvenirs de très jeune gendarme et de l’expérience des anciens que j’ai pu côtoyer à Melun, je tire la conclusion qu’il ne faut pas sous-estimer la violence d’hier ! Les Bretons sont bien placés pour le savoir !… Et l’on sait aussi la violence des manifestations auxquelles l’on avait à faire face dans les années noires des fermetures de grands sites industriels sidérurgiques dans le Nord, ou celles de l’opposition au programme de construction de centrales nucléaires…

Il y a aussi eu là des drames dont on a moins parlé que de celui de Sivens ou autre : manifestants grièvement blessés pour avoir ramassé une grenade ; gendarmes mutilés par des projectiles adverses…

J’ai aussi le souvenir d’un de nos sous-officiers de gendarmerie mobile qui est resté paraplégique à la suite d’une agression de « supporters » lors de la Coupe du Monde de football en 1998…

Certes, la violence a aujourd’hui des « outils » plus sophistiqués qu’hier, et elle demeure l’adversaire du quotidien. C’est pourquoi, dès le premier jour d’affectation de nos jeunes gendarmes en unité, nous leur disons qu’ils peuvent rencontrer le pire et qu’il leur faut s’y préparer, se former à toutes les techniques de protection d’eux-mêmes, et de riposte…

L’équipement de protection dont peuvent d’ailleurs bénéficier nos gendarmes aujourd’hui est bien supérieur à celui de leurs aînés. »

Quand vous songez à l’évolution de cette société française – et au-delà, occidentale – quelles sont vos sources de préoccupation, voire d’inquiétude ?  Et les raisons d’espérer ?

« Je n’ai pas une nature pessimiste ! J’ai foi en l’homme, en les générations qui nous succèdent… Mais sans tomber dans des caricatures que font d’aucuns, il est certain qu’il faut rester extrêmement vigilant face à la montée de certains intégrismes, à l’émission de formes de violence d’appropriation délictuelle, ou de violence gratuite, qui font que l’on peut être inquiet.

Il faut aller de l’avant, et espérer que les gouvernants et les textes législatifs et réglementaires à venir nous donneront les moyens d’y faire face. Il faut croire en nos valeurs républicaines et en notre creuset républicain…»

Si vous aviez « tout à recommencer », choisiriez-vous aujourd’hui le même métier ? Et si un de vos petits-enfants voulait suivre votre exemple, que lui diriez-vous ?

« Si je pouvais physiquement et intellectuellement tout recommencer, je recommencerais tout à zéro. C’était ma pensée au moment de quitter avec émotion « La Maison », et en quittant la place d’armes de l’École de Châteaulin, il y a deux ans.

Ferais-je les choses différemment ? Pas beaucoup. Je pense que je ne changerais pas grand-chose. J’ai été heureux de ce que j’ai pu faire dans ma carrière…

Et si dans ma famille, non pas mes enfants, qui ont choisi d’autres voies, mais mes petits-enfants, voulaient entrer dans la carrière, j’en serais très fier, tout en étant conscient de l’énorme sujétion qui pèsera sur eux. »

Et si vous aviez un message à adresser à vos concitoyens en ce début 2020… quel serait-il ?

« Ce serait bien long… Et nous n’allons pas en faire quinze pages !

Je reprendrais donc une devise chère à l’équitation militaire et à l’École de Saumur, où elle est inscrite sur le manège, si j’ai bonne mémoire : « En avant, calme et droit ! »