«Carhaix… c’est Carhaix! Quand on est né à Carhaix, on reste carhaisien. C’est viscéral! Cette région, je l’aime… Tout d’abord parce que c’est la mienne, celle de mon enfance… Je la défends «bec et ongles», que ce soit dans le nord de la Bretagne, dans le pays Gallo, ou à Paris… Il ne faut pas la critiquer devant moi. Elle représente tout un pan de ma vie, avec ses côtés agréables, et ses côtés désagréables… » 

Large sourire et regard lumineux éclairant un visage ouvert, Jean-Lou Rohou vous accueille avec le mélange de simplicité et de chaleureuse empathie qui rappellent instantanément celles de son père Jean Rohou, personnalité qui a marqué l’histoire carhaisienne et centre-bretonne près d’un demi-siècle durant.

Si lui-même a tôt migré hors du Poher pour mener, à partir du nord-Bretagne, une belle carrière d’entrepreneur, cet enfant du pays ne l’a jamais vraiment quitté… Et il y revient souvent. «C’est viscéral…» avoue-t-il d’emblée.

C’est pourquoi, en interviewant ce mois Jean-Lou Rohou dans la vieille demeure du Ty Meur –elle aussi chargée d’histoire– «Regard d’Espérance» a souhaité feuilleter avec un amoureux de ce Kreiz Breizh les pages, savoureuses ou difficiles, d’un passé encore relativement récent, qui a largement modelé le présent de notre contrée.

«Vieux Carhaisiens» et habitants de plus jeunes générations y retrouveront le Carhaix d’hier, où une petite histoire parsemée d’anecdotes côtoie la «grande», et regarderont leur pays, son présent et son avenir, dans les yeux d’un témoin qui peut porter sur lui le regard à la fois passionné et distancié de celui qui le voit de l’extérieur mais l’aime de tout cœur.


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis né à Carhaix, rue Joseph Nédellec –près du château d’eau– il y aura bientôt 70 ans. Après un parcours carhaisien jusqu’à l’âge de 14 ans, je suis allé à l’école chez les jésuites au Mans, avant de revenir à Carhaix pour quelques années – pour des raisons de santé d’abord, et pour passer le bac.

La suite de mes études s’est déroulée à Rennes, en Sciences économiques. J’ai essuyé les bancs de la première année de l’IGR (Institut de Gestion de Rennes) avec une trentaine d’autres, dont beaucoup sont restés de très fidèles amis, comme les députés d’Ille-et-Vilaine Marcel Rougemont, Jean-Michel Boucheron…

Puis je suis entré dans le milieu professionnel, émigrant sous d’autres cieux, après avoir aidé mon père à surmonter les difficultés qu’il a traversées lors du dépôt de bilan de sa société en 1973, et à présenter le concordat de l’entreprise en 1976…

Mon épouse est originaire d’Erquy, dans le nord de la Bretagne. Nous nous sommes rencontrés à Rennes où son frère étudiait en fac avec moi; et je suis tombé amoureux d’Erquy aussi!

Nous avons donc décidé de nous y implanter, puis d’y élever nos deux enfants, qui ont été scolarisés à Erquy. Je trouvais important qu’ils connaissent autre chose que les trottoirs de grandes villes en allant de l’appartement à l’école… Ils ont appris le sens du vent, de la météo, de la mer, puisqu’un de mes hobbies est la pêche. Je pratique aussi beaucoup le golf, la promenade… mais étant encore en activité, j’ai peu de temps à consacrer à ces loisirs.

Ma fille Solenn’, qui va avoir 40 ans, a été pendant douze ans Directrice des Ressources Humaines dans le groupe que je dirigeais. Mon fils Richard, qui va avoir 38 ans, est son propre entrepreneur depuis l’âge de 22 ans…»

Vous avez vécu votre enfance dans cette région de Carhaix, et bien que résidant aujourd’hui dans le nord de la Bretagne, vous y revenez souvent… Que représente pour vous Carhaix, et qu’est-ce qui vous y attache particulièrement ?

«Carhaix… c’est Carhaix! Quand on est né à Carhaix, on reste carhaisien. C’est viscéral! Cette région, je l’aime… Tout d’abord parce que c’est la mienne, celle de mon enfance… Je la défends «bec et ongles», que ce soit dans le nord de la Bretagne, dans le pays Gallo, ou à Paris… Il ne faut pas la critiquer devant moi. Elle représente tout un pan de ma vie, avec ses côtés agréables, et ses côtés désagréables…

Je garde d’ailleurs encore aujourd’hui énormément de relations carhaisiennes. En relisant les interviews de mon père dans votre journal «Regard d’Espérance», j’ai relevé quelques noms qu’il mentionnait: celui du notaire Louis Leclerc, qui l’a aidé lors du rattachement des communes de Carhaix et de Plouguer… Il se trouve que sa fille Anne-Marie est, avec Jean-Louis Gatinel, parmi mes meilleurs amis. Il parle d’Eugène Guilloux, qui fut son premier adjoint… Gérard Guilloux, qui a été chirurgien-dentiste à Carhaix, est un grand ami, qui habite à Kervoazou –dans la maison où habitait Eugène Guilloux– et m’accueille chez lui quand je viens à Carhaix… Il faudrait que je vous cite aussi Philippe Hamon – Philo – l’ancien chef de gare, et bien d’autres amis carhaisiens encore…»

De ces jeunes années carhaisiennes, quels demeurent aujourd’hui les meilleurs souvenirs ?

«L’insouciance de la jeunesse. L’insouciance de cette époque des années cinquante, absolument fantastique, où l’on n’avait que de la camaraderie!

Quand on se chamaillait entre «bandes» du quartier, et que l’on se «mettait une bonne trempe», c’était pour se retrouver côte à côte le lendemain, comme les meilleurs copains du monde… C’est un peu le cliché d’Astérix le Gaulois! 

J’ai le souvenir de ce Carhaix où je ne me connais pas d’ennemis. C’est ce que Carhaix reste pour moi: un pays où on savait se serrer les coudes. Je voyais aussi cela à travers mon père, qui était le premier à «resserrer ce genre de boulons»…

Et en est-il, peut-être, de moins bons ?

«Oui… avoir été «le fils de»… Ce «fils de» a beaucoup souffert. Et l’homme qu’était mon père, sa présence, m’a souvent manqué. C’était très difficile à vivre. Nous sommes dans un petit pays où tout n’est pas toujours relaté avec une grande précision, où en tant que «fils de», l’on était plus facilement épié, voire montré du doigt… mais c’est anecdotique par rapport au souvenir que je garde de ce Carhaix-là, et au plaisir que j’ai à revenir ici!»

Evoquer Jean Rohou, c’est parler d’une figure de l’histoire de Carhaix, dont il fut maire à une époque clé de son développement, puis Conseiller général… Quels sont, aux yeux de son fils, les aspects les plus importants de son action et l’empreinte qu’il a laissée ?

«Le plus important, c’est qu’il a su fédérer l’ensemble de la population. Et si Carhaix s’est autant développé de 1957 jusqu’à l’époque du Congrès d’épinay – disons-le ainsi – c’est parce que les intérêts économiques de la ville primaient.

Pierre Kerneïs, homme charmant, professeur de musique, avait été maire communiste de la commune de Carhaix avant que, Carhaix et Plouguer se regroupant, Jean Rohou ne soit élu, avec une majorité composée de gens de droite, de gauche, du centre… Pour ces gens, c’était «Carhaix avant tout». Et ils ont travaillé efficacement, mon père étant par ailleurs un excellent «chef d’orchestre»…

Quand on a la chance de diriger une entreprise, une ville, un pays, en ayant la certitude d’avoir derrière soi des salariés ou des concitoyens qui sont en confiance, et qui vous poussent, cela donne des ailes!»

Le souvenir de Jean Rohou, votre père, est resté très vivace chez beaucoup de Carhaisiens. Il a été une personnalité marquante et a marqué l’histoire de notre contrée. Personnalité, mais aussi un personnage qui aimait sympathiser et savait et voulait être proche de tous, quelles qu’aient été leurs opinions politiques ou autres, à tel point que pour beaucoup, il était «Jean»
Breton tenace, il a résisté à bien des tempêtes, et persévéré dans les voies qu’il avait tracées… Il ne fut pas sans failles, mais il laisse chez beaucoup le souvenir d’un homme très humain, et son épouse, votre mère, très discrète, fut toujours très présente…
Les échos qui vous parviennent reflètent-ils peu ou prou ce sentiment qui demeure alors que passent les ans ?

«Oui, complètement… Et cela fait toujours un peu bizarre d’entendre encore aujourd’hui des «vieux Carhaisiens» dire: «Ah! Tu ne le connais pas? C’est le fils à Jean Rohou!»

C’est normal quand on est jeune… Mais finalement, c’est également logique, car mon père n’a laissé chez beaucoup de gens que des regrets.

Le jour de ses obsèques, Georges Lombard avait fait de lui un magnifique portrait. Je n’avais rien préparé, mais je me suis senti obligé de dire un mot à la suite de Georges, et la première et seule chose qui me soit alors venue était celle-ci:

«Pour moi, mon père était un homme de cœur, et c’est ce qui restera de lui.»

Ma mère m’a raconté tant d’anecdotes en ce sens, dont je citerais celle-ci:

mon père m’avait acheté un tir au pigeon à flèches. J’étais en train d’y jouer avec un petit copain – sans doute le fils d’un ouvrier – quand il est passé près de nous et s’est exclamé à l’intention de mon camarade:

«Alors, ça te plaît bien?…»

«Oh! Oui, Monsieur!»

«Tiens, je te le donne!» lui a-t-il dit tout de suite, et se tournant vers moi:

«Ne t’inquiète pas, je t’en achèterai un autre.»

C’était tout lui. Cela partait du fond du cœur. Il en a fait tant et tant, de gestes semblables, y compris pour des adversaires politiques, et peut-être plus encore pour eux, avec plus de conviction… Il savait ranger de côté le politique pour aller à l’humain.

Vous évoquez également ma mère, la réussite de mon père dans toutes ses fonctions n’a été possible que grâce à sa femme. Elle était vraiment 50% de cette réussite, et elle mérite qu’on lui rende un hommage particulier!

Ma sœur Rozenn’ et moi aurions d’ailleurs peut-être aimé avoir moins de réussite du côté du papa, et plus de sa présence dans le cocon familial; mais ce n’est pas un regret.»

Il aimait cette contrée du Centre-Bretagne «viscéralement», que représentaient Carhaix et sa région pour votre père ?

«Un seul mot: tout! S’il a intégré les instances départementales ou régionales, ce n’était que pour aider Carhaix. C’est d’ailleurs aussi pourquoi il a toujours été un «dissident», jamais marqué politiquement.

En 1986, à la Région, il a été élu sur une liste dissidente, avec Marc Bécam, Georges Lombard, Gabriel de Poulpiquet…

Tout cela parce qu’il voulait défendre «son pays». Il savait qu’il n’aurait pas la possibilité de le faire avec la même liberté en rejoignant une liste commune. Combien de fois, au département, Charles Miossec ne lui a-t-il pas « crié dessus » parce qu’il se battait pour «son pays»!

Jean Rohou n’a eu qu’une carte politique: il était radical en 1960. Puis il n’a plus jamais été encarté. Ses modèles étaient René Pleven, d’un côté, et Pierre Mendès-France de l’autre, qu’il connaissait tous deux personnellement.

Une fois ses armes faites sur le plan national, tout ce qu’il pouvait apprendre avait pour objectif de faire progresser Carhaix, pas de le faire progresser lui…»

Comment considérait-il ses compatriotes du Poher ? 

«Mes enfants pourraient vous raconter ce qu’était la traversée de Carhaix dans la voiture de «Daddy», leur grand-père; c’était quelque chose! Une suite continuelle de bonjour à droite, bonjour à gauche…

Les entendre raconter cela encore aujourd’hui, c’est la meilleure façon de comprendre Jean Rohou.»

Son action et ses responsabilités politiques l’on conduit à participer à des entreprises aussi cruciales pour la Bretagne que le CELIB… Qu’en disait-il ?

«Une extraordinaire aventure! Une osmose entre des personnalités aussi différentes que des patrons de Chambres d’Agriculture, de Chambres de Commerce, des syndicalistes, des patrons du Conseil économique et Social, des hommes politiques de tous bords…

J’ai des souvenirs de tout cela, mais je ne connais pas de «secrets», car dès que l’on en arrivait aux secrets, mes parents se mettaient à parler breton pour que nous ne les comprenions pas!

Mais mon père vous aurait raconté ce 30 mai 1968 où il va à Paris rencontrer le Premier Ministre Georges Pompidou, avec les douze Bretons qui étaient parvenus à gagner la capitale, et avoir la certitude que se feraient le port en eau profonde de Roscoff, la forme de radoub dans le port de Brest, l’axe central à quatre voies…

Le CELIB, c’était autant de victoires, pour la Bretagne, qu’il avait vécues et dont il était fier…

Le problème de la Bretagne aujourd’hui, c’est qu’il lui manque un René Pleven; ou un «homme de l’Ombre» tel que Joseph Martray, qui était vraiment l’homme du CELIB, plus même que René Pleven!

A eux deux, ces hommes étaient capables d’entraîner n’importe qui à leur suite. La politique-politicienne est aujourd’hui trop présente pour permettre de telles initiatives, et les réseaux sociaux les empêchent…

Mais le CELIB, c’était pour lui la possibilité de faire profiter Carhaix de sa propre notoriété, de celle de René Pleven, qui était devenu un ami – le couple Pleven était ami proche du couple Rohou…

Avoir ici le congrès du CELIB, chez Quénéa; la sauvegarde –à sa manière– de la voie ferroviaire Carhaix-Guingamp (etc.), on les devait aux amitiés qu’il avait tissées.»

L’homme public était connu de tous dans notre région, et au-delà; mais quel homme, quel père était-il en privé ?

«D’abord, «j’adorais» mon père… Je pense que le peu de temps qu’il a pu nous consacrer ne nous a pas permis de bien nous connaître. Le nombre de ses activités l’a empêché, par exemple, de venir une seule fois en vacances avec nous. C’est beaucoup de regrets.

Il ne nous a jamais raconté son enfance, sa jeunesse, mais il les a racontées à mon fils.

C’était un père aimant. Un père que j’aimais. Mais nous ne nous sommes pas assez connus…»

Vous avez joué au football dans l’équipe des DC, les «Dernières Cartouches», quelles compétitions, quels matchs ou quelles «épopées» ont spécialement marqué ces années pour vous ?

«Faire partie de cette équipe est déjà un grand souvenir en soi. Mais s’il faut choisir un grand moment, mon plus beau souvenir est un match contre St-Pol-de-Léon, où l’équipe était condamnée à gagner pour ne pas descendre, et où nous avons gagné 3 à 2, avec un centre de ma part devant le but; mon cousin Gilbert Lejeune le reprend et marque…

Mais reste surtout la camaraderie avec tous ces gens rencontrés autour des DC, des «vieux» comme Fañch Philippe, qui avait 15 ans de plus que moi, ou des garçons de mon âge…

En fait, mon arrivée chez les DC de Carhaix a été un peu particulière : chez les jésuites, au Mans, on ne jouait pas au football, mais au hand-ball. Je suis donc devenu goal de hand là-bas…

Puis, à mon retour à Carhaix, j’ai donc commencé à jouer comme goal de foot. Mais être goal de foot et goal de hand sont deux choses très différentes…

Voyant mon désarroi, Lily Guilloux – dit «Chiche» – m’a proposé de jouer avant-centre à Scaër, en Coupe Gambardella. J’ai donc joué à Scaër, avant de jouer avant-centre à Carhaix.

J’ai joué très jeune et très peu aux DC, puisque j’ai assez vite rejoint le Stade Rennais: étant étudiant à Rennes tout en jouant aux DC de Carhaix, j’allais m’entraîner en semaine sur la piste du stade de Courtemanche… Je me suis fait héler un jour par un certain René Ruello, que j’avais connu alors qu’il jouait dans l’équipe de foot de la fac de Droit, et qui se trouvait ce jour-là aux côtés d’un «vieux copain»: Raymond Keruzoré. C’était en septembre ou octobre 1968…

Ils m’ont proposé de venir m’entraîner avec eux au Stade Rennais. Ce que j’ai fait pendant un an, tout en continuant à jouer à Carhaix, avant qu’en fin de saison 1969, le coach du Stade Rennais à qui je demandais de pouvoir continuer à m’entraîner la saison suivante, me propose d’intégrer le club.

J’ai donc signé ma licence au Stade Rennais le 15 juillet 1969, le jour de mes 20 ans…»

Votre père a présidé aux destinées des DC de «La grande époque», qui connaissaient une notoriété plus que régionale, évoluant à un niveau relativement élevé… Voudriez-vous en dire quelques mots ?

«Mon père a été président des DC de Carhaix pendant 17 ans. Ayant quitté Carhaix en 1963, je n’ai pas de souvenirs personnels de cette «grande époque». Et quand j’allais voir les matchs, j’étais rarement avec mon père, qui se trouvait lui très occupé avec l’équipe, les «officiels»…

J’ai beaucoup de photos des DC de l’époque et je connais beaucoup de joueurs, mais je n’ai guère de souvenirs de grands matchs.

Par contre, je me souviens de matchs entre équipes professionnelles au stade de Carhaix: Bordeaux-Nantes…

Cela dit, c’est vrai que mon père avait contribué à conduire les DC à un très bon niveau. Il était un meneur d’hommes!»

Par la suite, il a été président du Stade Rennais, avec lequel il a remporté la Coupe de France, en 1971. Quels souvenirs en gardait-il, et en avez-vous gardés vous-même ?

«L’on en revient, en fait, à ce jour de juillet 1969 où j’ai signé au Stade Rennais. Car jamais mon père ne se serait intéressé au Stade Rennais si je n’y avais pas joué…

Réalisant que si j’étudiais à Rennes en semaine et jouais désormais à Rennes le week-end, l’on ne se verrait plus, il a «fait des pieds et des mains», a rameuté toutes ses connaissances rennaises, fait du lobbying… A tel point que trois mois et demi après, le 4 novembre 1969, il devenait président du Stade Rennais!

Pour l’anecdote, ce jour-là, on jouait en lever de rideau contre Lesneven par un temps exécrable, avant le match des professionnels Rennes-Sedan. Nous perdions 2 – 0 à la mi-temps. Dans les vestiaires, un joueur pro de Rennes, le Yougoslave Loukitch, m’a lancé en passant près de moi: «Salut, petit président!» (Ce qui avec son accent donnait «Salute petite présidente!») C’est comme cela que j’ai appris que mon père était devenu président du Stade Rennais… Et l’aventure a continué, pour en arriver à cette fameuse Coupe de France de 1971, gagnée contre Lyon.

Cela a été une épopée fantastique! Dans une ambiance extraordinaire. Il y avait alors très peu de joueurs professionnels. C’était une autre époque. Jean Rohou aimait dire que la subvention municipale de Rennes était à l’époque de 500000 francs… Et que le Stade Rennais reversait à la ville 540000 francs de taxes sur le spectacle! Il n’y avait donc pas beaucoup d’argent. Si j’ai bonne mémoire, pour cette finale de la Coupe de France, les joueurs ont touché 3500 francs…

Les souvenirs… Ce sont les joueurs que l’on croisait facilement dans la ville, parce qu’ils n’étaient pas «starisés» comme maintenant. Des entraînements que l’on partageait avec eux. J’ai eu l’occasion de jouer ainsi avec des joueurs pros du Stade Rennais, en particulier Raymond Keruzoré. Ils étaient des copains. Il était facile de les côtoyer…»

Comment avez-vous vécu cette finale de la Coupe ?

«Je commencerai par le quart de finale à Mantes-la-Ville, où Alain Barrière dirigeait le club, et où nous avons gagné par un concours de circonstances extraordinaire. Nous n’aurions jamais dû gagner, mais c’était le début de la chance…

Puis, la demi-finale contre Marseille… Fantastique. Les spectateurs étaient si nombreux qu’on en a placé sur le terrain, derrière des barrières installées le long de la pelouse. Avec le risque de voir les gens envahir la pelouse, et alors de voir l’équipe avoir automatiquement match perdu, selon le règlement!

A un moment, les spectateurs commençaient à s’énerver. Mon père fait le tour du terrain pour calmer tout le monde… Soudain, il lève les bras et la foule se met à crier un «Allez Rennes!» plus phénoménal que jamais… Or, comme il l’a raconté, si mon père a ainsi levé les bras, ce n’était pas du tout pour haranguer la foule, mais parce qu’il venait de recevoir un projectile – une cannette pensait-il – lancé par un spectateur et il levait les bras pour protester!

La fin du match, puis l’ambiance dans les vestiaires… C’était de la «folie furieuse» !

La finale… une anecdote : ma sœur et moi ne parvenions pas à pénétrer dans le vestiaire, une trentaine de personnes étant agglutinées devant la porte.

Arrive le champion de boxe Jean-Claude Bouttier, que nous connaissions, et qui prend ma sœur par les jambes, la soulève et fend la foule en la portant à bout de bras!…

Une autre anecdote, peut-être, mais à nouveau sur la demi-finale. Juste avant de jouer, le Stade Rennais avait perdu en championnat à Marseille 5 – 0… 

Mon père arrive dans les vestiaires après le match. Tout le monde s’attendait à une de ses colères légendaires. Mais il dit:

«Bravo les gars! Avec ça ils vont être sûrs d’avoir déjà gagné la demi-finale. Mais ça va être bon, on va les «cogner»!…»

Rennes a perdu la demi-finale aller à Marseille 1 – 0, puis gagné le retour à Rennes 2 – 1…

Mais le plus grand souvenir, c’est peut-être cette foule immense qui était à Rennes pour accueillir l’équipe. L’Avenue Janvier était noire de monde…»

48 ans après, le 27 avril dernier, le Stade Rennais a de nouveau remporté la Coupe de France, après un match homérique… Quels impressions et sentiments vous laissent ce match et cette victoire ?

«Un immense bonheur: pour le club d’abord auquel je reste très attaché, pour Messieurs Pinault ensuite qui ont permis au «Stade» de vivre, puis de grandir et enfin de s’imposer cette année sur la scène européenne face à des clubs que les supporters ne voyaient qu’à la télévision. Enfin pour les deux Présidents, Olivier Letang, le président opérationnel, et mon ami Jacques Delanoé, Président du Conseil d’administration. 

Ces deux hommes ont, depuis deux ans, apporté au club tout ce qui lui manquait : une culture de la victoire et la conviction chevillée au corps que le Stade Rennais pouvait et devait réussir.

Mais pour cela, il fallait que tous, du simple administratif aux joueurs, s’engagent à fond derrière eux. Ils ont réussi à fédérer tout le monde et les supporters ont suivi. TOUT DONNER est devenu la devise du Stade Rennais et elle me va bien.»

Comme votre père, vous êtes à votre tour entrepreneur et chef d’entreprise… Voudriez-vous retracer en quelques mots votre parcours et évoquer vos activités en ce domaine ?

«Je suis président d’un groupe de 250 personnes, coté à la Bourse de Bruxelles. Mais plus pour très longtemps, car je cherche à arrêter afin de pouvoir, entre autres, me consacrer au Ty Meur, ce lieu que j’aime tant!

Mon parcours n’a pas du tout été linéaire. J’ai changé plusieurs fois d’entreprises. J’en ai construit…

J’ai commencé par avoir, en 1976, une société de relations publiques. Puis j’ai énormément travaillé dans le milieu de l’imprimerie, par un concours de circonstances: une commande du Ministère des Postes et Télécommunications qui m’a amené à m’intéresser à cette profession, à y travailler, à avoir une imprimerie rotative… Et à faire de notre groupe l’un des plus importants de France dans l’impression grand format…

Entretemps, j’ai eu un certain nombre de sociétés de Régies publicitaires dans l’Ouest.

Ma société «Ouest Expansion» a eu, par exemple, les régies publicitaires de toutes les grandes villes de l’ouest tenues par des maires socialistes –Edmond Hervé à Rennes, Jean-Marc Ayrault à Nantes, Jean-Yves Le Drian à Lorient… – ce qui pour le fils d’un conseiller régional de droite, ne manque pas de sel!

Nous avions aussi les régies du Comité régional du tourisme… Celles de journaux comme les échos pour le grand ouest, le Financial Times pour le nord de la France…

J’ai vendu cette société à mes associés et collaborateurs, pour acheter en 1991, à Paris, une société qui a l’exclusivité de l’affichage sur les bus de la RATP.

Puis j’ai revendu celle-ci au groupe que je dirige aujourd’hui; et arrivé à 70 ans très bientôt, je souhaiterais donc maintenant arrêter tout cela…»

Votre père avait connu, en tant qu’entrepreneur, ce que l’on appelle «Les Trente Glorieuses»… Entreprendre aujourd’hui, dans une économie ralentie, n’est-ce pas évoluer dans «un autre monde» ?

«Si! Cela n’a plus rien à voir avec le monde de l’entreprise que mon père a connu. Par contre, ce qu’il avait connu dans les années cinquante, c’est ce que connaissent aujourd’hui ces «startupers» qui parviennent à lever trois millions d’euros avec 100000 euros de chiffre d’affaires, dans un monde totalement virtuel, où se retrouver n’est pas facile, et où comprendre est encore plus difficile!

Mais c’est le monde de demain, auquel il va falloir s’adapter…

Mon père habitait un petit village de la commune de Kergloff –Cléhelvez– situé à 4 km du bourg, où il allait à l’école, à pied bien évidemment.

J’ai encore son Certificat d’études, son seul diplôme. Il aimait dire – en particulier dans des réunions où il se trouvait parmi des diplômés des Ponts-et-Chaussées, de Polytechnique… – qu’il était sorti de l’E.M.S.K.: l’école Maternelle Supérieure de Kergloff…!

Né en 1921, il était secrétaire de mairie à Kergloff pendant la guerre, où il a aidé des Résistants et des aviateurs abattus en faisant de fausses cartes d’identité. A la fin de la guerre, alors qu’il était nommé ailleurs, on lui a conseillé d’acheter un camion. Il l’a fait, et a transporté à la gare de Morlaix des pommes de terre d’ici, qui étaient destinées à nourrir les Parisiens, rapportant de Morlaix du goémon pour la fertilisation des terres.

Puis il a acheté un deuxième camion. Jusqu’au jour où il a fallu refaire une route, et où a commencé l’aventure de son entreprise de Travaux Publics, qui a compté jusqu’à 550 employés…»

A quels obstacles, freins, difficultés principales se trouve affronté le chef d’entreprise en ce début du 21e siècle ?

«Les deux principales difficultés sont, en France, la difficulté à embaucher et les tracasseries administratives. Enlevez ces deux sources de problèmes, et le chef d’entreprise saura se débrouiller. Mais ces deux aspects-là, il ne les maîtrise pas… Ce sont les deux seuls freins réels, qu’il faut impérativement lever.»

Qu’est-ce à vos yeux qu’un «bon patron» ?

«Un bon patron est celui qui sait partager et être en empathie avec ses équipes. La décision finale lui appartiendra toujours, et en cela  un patron – quel qu’il soit – est un homme seul. Mais s’il accroît cette solitude en ne partageant pas, en ne dialoguant pas, avec tous ses collaborateurs – qui tous sont des «sachants» à leur manière, à leur niveau et avec leurs compétences – il est un mauvais patron.

Et un bon patron est celui qui voit les gens arriver le matin au travail avec l’envie «d’y aller»… Ce qui n’est pas toujours facile quand ces gens habitent une banlieue et doivent passer deux heures dans les transports avant d’arriver.

J’ajouterais à cet aspect primordial, la rigueur, beaucoup de rigueur. L’exemplarité! Et l’inventivité. Il faut avoir une idée par minute, faire le tri pour décider, mais savoir garder le cap une fois la décision prise…»

L’Europe se trouve particulièrement au centre des débats en ces temps de campagne électorale… Quels sont les atouts et les forces – économiques et autres – de la Bretagne dans le concert de son développement ?

«La position de la Bretagne dans l’Europe est celle qu’elle avait déjà dans la France: une péninsule tout à l’ouest, à laquelle on ne s’intéresse que quand ses habitants font suffisamment «monter la pression» pour que l’on vienne vers eux avec quelques petites mannes financières…

L’Europe est, pour moi, une construction aujourd’hui nécessaire, notamment dans la mondialisation, face aux géants que sont la Chine, les USA, l’Inde, l’Indonésie bientôt… qui vont nous tailler des croupières. Il faut travailler avec l’Europe, et c’est à mon avis le salut de la Bretagne, même si nous faisons partie de la France…

Nous sommes une terre agricole. Elle est malmenée, puisque l’agriculture n’est pas encore au cœur des débats. Mais l’on entend de plus en plus dire que la terre aura de plus en plus de valeur. Et l’on se dit donc que si nous avons en Bretagne l’intelligence de travailler efficacement, il n’y a pas de raison que nous n’ayons pas notre place en Europe…»

Qu’espérez-vous pour la Bretagne de demain ? Et qu’attendez-vous de celle-ci, et des Bretons ?

«Nous avons en Bretagne de la richesse: une jeunesse qui a les meilleurs taux de réussite, un terreau de gens capables d’entreprendre…

Et j’espère que nos dirigeants sauront donner à ces jeunes la possibilité de se développer, de travailler dans le pays qui les a vus naître!

Pour nous, des choses telles que la fibre optique sont cruciales, pour nous permettre de travailler avec le monde entier. C’est un avenir incontournable.»

Comment analysez-vous l’évolution du Poher et du Centre-Bretagne au cours des dernières décennies ? Qu’est-ce qui, à vos yeux, fait la force de ce Kreiz-Breizh? Quelles en sont les faiblesses… et les atouts ?

«Sa force, ce sont ses terres, sa culture… Ce sont ses gens, leur caractère. C’est un pays d’hommes rudes, durs au mal, travailleurs…

Ses handicaps, on les connaît: ce sont les distances; on est loin de tout. Mais, une fois encore, plus que la route – et la RN 164 – c’est la fibre qui va maintenant nous rapprocher de partout, permettre l’émergence de métiers nouveaux, qui apparaissent déjà.

Et il ne faut pas oublier l’atout touristique, qui compte aujourd’hui, et comptera plus encore demain. On y travaille. Il faut continuer…

Mais une faiblesse à surmonter – et il ne tient qu’à nous de le faire – ce sont les divisions. Il n’y aura pas d’avenir pour le Centre-Bretagne sans une «union sacrée».

Quelles actions, mesures, politiques vous paraissent primordiales pour son présent et son avenir ?

«Il y a deux Bretagnes: celle de la côte et celle de l’intérieur. Il y a aussi deux Centre-Bretagnes: celui de l’est, autour de Loudéac-Pontivy, qui s’en sort mieux que celui de l’ouest, le nôtre…

On sait que nous sommes les délaissés. Toutes les cartes et les données statistiques le montrent assez. Mais nous avons la chance d’avoir des gens qui se battent – avec leurs moyens, à leur façon – mais qui se battent!

Tant qu’il y en aura, j’en suis persuadé, on pourra s’en sortir… A condition que tous comprennent bien qu’il faut travailler ensemble – point de salut dans les bagarres politiques! Il faut savoir se dire que l’adversaire politique n’est pas un imbécile; ne pas rejeter par a priori ce que l’autre propose, ou casser ce qu’il a fait, parce qu’il n’est pas du même bord politique…

Quelles sont aujourd’hui les différentes façons de penser le Centre-Bretagne? Sont-elles vraiment différentes selon que l’on est de droite, de gauche, du centre…? Je ne le crois pas! La perspective d’avenir du Centre-Bretagne n’a pas d’horizon à 180°. Elle est plus étroite que cela…

Alors avançons tous ensemble avec sérénité.»

Quel message adresseriez-vous à ses habitants ?

«Il faut croire en soi… C’est ce que m’a appris la vie. En 1973, j’étais fils de Jean Rohou, «le maire, conseiller général, entrepreneur» de travaux publics et tutti quanti… En 1974, j’étais Jean-Lou Rohou, et j’ai dû réussir par moi-même.

Je me trouvais dans la peau de quelqu’un qui avait étudié pour reprendre une entreprise. J’achevais ces études le 24 mai 1973… Et le 8 juin mon père était hospitalisé à Quimper, et moi, je déposais le bilan de l’entreprise à Morlaix. Il a fallu se retrousser les manches, mettre les mains dans le cambouis…

Que ce Centre-Bretagne et ses habitants croient en eux-mêmes et se bâtissent un avenir! Le Centre-Bretagne a beaucoup de gens qui se battent, et qui réussissent.»

Vous sentez-vous toujours un peu «membre du clan» du Kreiz-Breizh… ou tout au moins sympathisant ?

«Bien sûr, et jusqu’à la fin!

Quand le journaliste Yannick Le Bourdonnec – un Carhaisien – a créé à Paris les «dîners celtiques», j’ai adhéré à cette association, dès le début. J’y croyais beaucoup. Tous ces Bretons que l’on rencontre là-bas, ces Carhaisiens – ou gens qui ont des parents carhaisiens – font chaud au cœur. La famille Cougard, la famille Le Bourdonnec, des gens comme Françoise Livinec, et bien d’autres, en font partie…

L’été dernier un de ces dîners celtiques s’est passé ici. 70 convives ont été reçus au Ty Meur…

Les belles rencontres, les beaux moments d’échanges de ces «dîners celtiques» me rappellent aussi Carhaix, outre mes fréquents passages ici.»