«J’ai commencé à écrire « Fils de ploucs » en 2000, quand à l’aîné de mes petits-enfants entrant en 6e, j’ai dit : «Tu sais, j’ai été le premier de ma commune à aller au lycée…»

«Pourquoi les autres ne voulaient pas y aller ?» m’a-t-il répondu.

J’ai eu beaucoup de mal à lui faire comprendre que ce n’était pas ainsi que se posait alors le problème ! Et cela m’a poussé à vouloir témoigner, parce que tout a complètement changé depuis disons 1955…»

Dynamique octogénaire, Jean Rohou n’a rien perdu de son goût pour le verbe. Alliant la pédagogie du professeur à la verve du conteur, son propos procède autant de l’étude documentée de l’universitaire que du vécu, l’anecdote venant sans cesse éclairer l’aridité des données à la lumière de l’expérience.

«Fils de Ploucs» est la condition que Jean Rohou connut dans ses jeunes années – et qu’il assume et décortique dans l’analyse – considérant s’en être échappé comme l’on s’évade par bonheur autant que par travail acharné d’un destin qui vous tenait prisonnier.

Le professeur des universités qu’il devint ensuite paraît entretenir avec cette vie du «petit paysan» breton de Plougourvest dans le Léon une relation ambivalente: souvenir heureux de l’enfance et rejet d’un carcan social, doublé d’un solide ressentiment envers cette «terre des prêtres» personnifiée par l’emprise de «Monsieur le Recteur».

Les ans et les études minutieuses du milieu et de l’époque ont cicatrisé les blessures anciennes, mais l’on sent celles-ci à fleur de peau…

Si sa célèbre trilogie «Fils de Ploucs» n’a pas atteint la notoriété du «Cheval d’Orgueil» de son «meilleur adversaire» Pierre-Jakez Hélias, les quelque 60000 exemplaires vendus et sa prochaine édition en bande dessinée en font un ouvrage de poids sur la vie des campagnes bretonnes d’hier. 

Ce mois, nous avons souhaité interroger ce passé avec son regard incisif et militant, mais néanmoins humaniste et idéaliste.


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis un fils de paysan breton pauvre. Jusqu’à mes 17 ans, il n’y avait chez moi ni électricité, ni eau courante, et il n’y a jamais eu de toilettes, même dehors…

Notre langue était le breton. Quand je suis allé à l’école, je savais dire en français «oui», «non», «madame», «monsieur», et c’est tout.

Je reviens donc de loin, à la suite de chances extraordinaires… J’ai pu faire de brillantes études, jusqu’à l’accessibilité à l’Ecole Normale Supérieure, où je ne me suis pas représenté, parce que j’avais 10 ans d’internat derrière moi et que j’étais lassé de cette vie d’interne.

 Mais j’ai ensuite enseigné à l’université pendant un tiers de siècle, et suis devenu un universitaire reconnu.

J’ai commencé à enseigner au lycée français de Tunis pendant deux ans, après avoir été reçu à l’Agrégation, puis à la Faculté des Lettres de Rennes, de 1961 à 1994, après un service militaire de 24 mois effectué durant la Guerre d’Algérie… Il était bien plus facile à l’époque d’obtenir un poste d’enseignant à l’université que cela ne l’est maintenant.

Je suis donc aujourd’hui un homme favorisé, non pas riche contrairement à ce qu’imaginent parfois des gens quand je suis à un «Salon du Livre» – je ne gagne que 12% du prix hors-taxe de mes livres – mais très favorisé socialement, culturellement. Et je suis quelqu’un d’heureux, parce que j’ai réussi, par chance et par travail, à faire ce que je souhaitais faire dans la vie, à épouser la femme que j’aimais; j’ai trois enfants, six petits-enfants, une arrière-petite-fille, qui tous vont bien…»

Etre «Fils de Ploucs»… Qu’était-ce hier ; et qu’est-ce aujourd’hui ?

«C’était une situation qui ne posait aucun problème tant que l’on restait sur place. «Plouc» est une injure qui vient de l’extérieur.

Si vous viviez, comme moi, à Plougourvest, vous saviez certes que vous n’étiez pas très favorisé, que les citadins vous dédaignaient un peu, mais rien de plus que cela…

Mais quand on sortait, l’on était assez immédiatement repérés : quand je suis arrivé en Lettres Supérieures, à Rennes, après le Bac, il y avait là dans la classe, des Angevins, des Tourangeaux… Et quand je leur «causais en français» avec mon accent breton, ils me disaient: «pardon?…»

A l’époque, les Bretons étaient méprisés à l’extérieur, surtout les bretonnants. «Plouc» est un terme apparu dans les années 1880, peu avant qu’apparaisse aussi Bécassine – par exemple – à une époque où la Bretagne était très célébrée par les peintres, les voyageurs qui trouvaient ce pays très beau, mais méprisée par les Parisiens qui donnaient le ton encore plus qu’aujourd’hui, et trouvaient que les Bretons étaient des «sauvages»…

Il est vrai que la Bretagne était à l’époque sous-développée –jusque dans les années 1950– parce que c’était un pays rural, qui n’avait pas l’industrie agroalimentaire qu’il possède aujourd’hui ; un pays pauvre. Et la façon de parler des Bretons, leur accent quand ils parlaient français, les faisaient repérer. Même un homme comme Prosper Mérimée, pourtant Conservateur des Monuments historiques, disait que «quand les Bretons parlent, en breton et même en français, on dirait que ce sont leurs entrailles qui parlent…»! Eh, oui!…

Comme presque tous les Bretons qui, à l’époque, sont sortis de Bretagne, ou même venus à Rennes, je me sentais un peu méprisé…

Alors qu’à partir des années 1955-1960, la Bretagne s’est développée économiquement, en agriculture, en agroalimentaire, mais aussi à la pointe de l’industrie – comme à Pleumeur-Bodou (etc.) – dans le même temps les Bretons ont ressuscité leurs traditions culturelles – danses, musique bretonne… – qui avaient quasiment disparu, hormis dans le Centre-Bretagne. Et tout le monde a pu voir la richesse de cette culture…

Puis après 1968, les derniers sont devenus les premiers! Dans les années 1952, un journaliste du Canard Enchaîné, originaire de Nantes, avait écrit un livre intitulé «Comment peut-on être breton ?»… Aujourd’hui, quand je dis que je suis breton, j’entends des exclamations : «Ah! La Bretagne !… » Comment peut-on ne pas être breton ? !

C’est une étiquette qui vous valorise tout de suite ! Le tourisme a beaucoup contribué à cela…

Il n’y a plus aujourd’hui de Fils de Ploucs, mais une fierté des Bretons; et à l’extérieur une certaine admiration pour la Bretagne et les Bretons.»

Qui est le Jean Rohou de ces années 2020… Quels héritages ont le plus forgé l’homme que vous êtes devenu ?

«Je crois que c’est malgré tout l’étude de la littérature française qui m’a le plus forgé, parce que j’y ai passé toute ma vie… cependant, j’ai aussi profondément gardé l’imprégnation par la langue bretonne, par la vie rurale, et la solidarité avec les pauvres.

Ce qui me préoccupe le plus, c’est l’inégalité, qui est toujours moralement scandaleuse, et socialement dangereuse dans notre société. Des inégalités qui s’aggravent, de surcroît, dans les circonstances actuelles.

Parmi les nombreux livres que j’ai publiés, celui que je préfère s’intitule : «Liberté ? Fraternité ? Inégalités ! », et «inégalités» inscrit en rouge et en travers de la couverture… Elles sont de toutes sortes, et non pas seulement financières.

Un pauvre, c’est quelqu’un qui vit «là-bas» dans un endroit pas très sympathique, souvent, loin de son lieu de travail, de l’hôpital, des lieux de distraction… qui est plus souvent malade, qui se soigne moins, et qui mourra généralement plus tôt…

Et le pire, peut-être, c’est qu’un pauvre est quelqu’un dont les enfants risquent d’être pauvres eux aussi, parce qu’ils n’auront pas les mêmes chances que les autres au départ…

Enfin, mon passage par le christianisme continue aussi à m’imprégner. Je suis devenu athée, mais je connais bien les évangiles, que je considère comme l’un des grands textes de l’histoire de l’humanité ; et je considère la foi comme une supériorité pour ceux qui l’ont, face à la mort et si possible dans la générosité envers autrui…»

Le premier ouvrage de votre vaste trilogie intitulée «Fils de Ploucs», dont l’édition approche les 60000 exemplaires, porte notamment sur la vie rurale d’hier en Bretagne, à travers votre existence d’enfant pauvre de Plougourvest, dans le Léon…

Si vous deviez évoquer les faits saillants de cette époque de votre vie, ceux qui vous ont le plus marqué, que diriez-vous ?

«Ce qui m’a le plus marqué dans mon enfance, c’est l’annonce de la mort de mon père. 

Comme tant d’autres, il était parti à la guerre, et en juin 1940, ma mère, qui était sans nouvelles, a écrit partout. Et une réponse est arrivée à la mairie. Mais le maire était introuvable; l’adjoint âgé de 85 ans n’avait aucune envie de venir nous la donner… Il a transmis le message à Monsieur le Recteur. Et Monsieur le Recteur est venu chez nous, le dimanche après la messe, pour annoncer la mort de mon père.

Ma mère a exigé qu’il lui montre le document. Il ne le voulait pas, mais a fini par céder. Il était écrit que mon père avait disparu le 21 juin… Or, ma mère avait une lettre du meilleur ami de mon père, qu’elle avait aussi interrogé, et qui lui disait l’avoir quitté le 22 juin au soir. Et une autre lettre évoquait cette séparation du 22… Il n’était donc pas mort le 21.

Mais Monsieur le Recteur a maintenu… Il y avait entre lui et ma mère une véritable détestation. A l’époque, «Monsieur le Recteur» était le «cheik» de la communauté paroissiale. Nous prêchait-il l’Evangile ?… Peut-être… Mais il nous disait surtout ce qu’il ne fallait pas faire et ce qu’il ne fallait pas penser !

Or, ma mère prétendait penser et décider par elle-même, ce que Monsieur le Recteur n’aimait pas du tout…

Il a fallu attendre trois mois, puis une première lettre est arrivée, depuis l’autre bout de l’Allemagne, où mon père était prisonnier.

Cela m’a beaucoup marqué, parce qu’à 5 ans et demi, j’étais devenu «l’homme de la maison», le protecteur de ma mère, de ma grand-mère, et de mon petit frère…

Après quoi, une dernière chose marquante a été mon entrée au collège, et plus encore à l’internat. Je n’avais jamais quitté ma maison, ma famille, et voilà que l’on m’arrachait à ma terre natale pour me replanter dans un pot, là-bas… Rien n’était plus pareil; même le soleil ne se levait pas du même côté ! Je crois que je suis un peu mort à ce moment-là; mort en tant qu’enfant spontané… J’ai eu du mal à m’en remettre.

Mais ce qui m’a marqué positivement, ce sont mes parents, et particulièrement ma mère : elle était extrêmement dynamique, et pouvait même être impulsive, et éventuellement d’une certaine violence, mais alors d’une violence pour ainsi dire chaleureuse !

Ils étaient tous deux très soucieux d’instruction. Pendant son service militaire, à Vincennes, mon père s’était inscrit à l’Ecole Nationale des Arts et Métiers… Et ma mère était l’excellente élève de l’école des religieuses. Quand la religieuse en avait trop à faire, elle plaçait la petite Anastasie – qui était vraiment petite – debout sur la table, et c’est elle qui faisait la dictée aux petites filles…

Ma mère ne s’est jamais consolée de ne pas avoir pu poursuivre ses études. Quand la religieuse est venue voir ses parents pour cela, ils ont refusé. Personne ne l’aurait accepté à l’époque…

En un sens, ma réussite s’explique aussi par le fait que ma vie a été une mission : compenser ce que ma mère n’avait pas pu connaître…»

Votre vie quotidienne d’enfant sur la ferme familiale était rythmée par les travaux des champs ?

«Bien sûr! J’ai gardé les vaches, comme tous les enfants de mon âge dans les campagnes. Il restait toujours sur le pourtour des champs cultivés un petit espace herbu où la charrue tirée par le cheval ne pouvait aller. C’est là que nous faisions brouter les vaches; avec une personne qui tenait la vache de tête, car il y a une hiérarchie dans les troupeaux, et quelqu’un d’autre – en général ma grand-mère, accompagnée d’un chien – qui veillait à ce que les bêtes n’aillent pas attraper une betterave ou un épi de blé…

Pendant les vacances de Pâques et d’été, j’allais avec le troupeau, durant toute la matinée, dans les prairies situées à un ou deux kilomètres. Je rentrais quand midi sonnait. Si le vent était contraire, je n’entendais pas les cloches, et devais mesurer l’ombre portée de mon corps pour déterminer l’heure ; et s’il n’y avait pas de soleil, c’était au jugé…

De l’âge de 5 ans à mes 23 ans, jusqu’à mon mariage, j’ai travaillé à la ferme. Pendant ma scolarité, j’étais interne toute l’année et je travaillais à la ferme toutes les vacances.»

Vos livres sont à la fois récits biographiques et quasi-études sociologiques, ou ethnologiques même, progressant dans un constant aller-retour entre ce que vous avez vécu et une analyse de la société bretonne environnante… Pourquoi ce choix d’auteur ?

«Parce que je n’avais pas envie – ni n’avais trop la capacité – de faire une biographie vraiment personnelle, affective par exemple. Je voulais, à travers mon cas qui me semblait significatif, restituer ce qu’était historiquement, sociologiquement, la vie de cette époque-là.

Je l’ai commencée en 2000, quand l’aîné de mes petits-enfants entrant en 6e, je lui dis : «Tu sais, j’ai été le premier de ma commune à aller au lycée… »

«Pourquoi les autres ne voulaient pas y aller ?» m’a-t-il répondu. J’ai eu beaucoup de mal à lui faire comprendre que ce n’était pas ainsi que se posait alors le problème! Et cela m’a poussé à vouloir témoigner, parce que tout a complètement changé depuis disons 1955… Jusque dans les paysages: les talus ont été arasés; en passant dans la campagne de Plougourvest, je ne reconnaissais plus rien, ni même parfois ce qui était cultivé dans certains champs !…

Et que dire des mentalités? En 1960, tout le monde à Plougourvest –hormis peut-être les instituteurs et les clochards– allait à la messe tous les dimanches. Aujourd’hui combien de gens de moins de quarante ans y vont-ils? Pas un!…»

Comment caractérisez-vous la condition paysanne d’avant-guerre dans les campagnes bretonnes ?

«Je dirais que cela consistait surtout à travailler tout le temps, toute la journée et toute l’année, depuis l’âge de 5 ou 6 ans – et plus encore après 14 ans où l’on quittait l’école – jusqu’à votre décès.

Il y avait eu au 19e siècle et au début du 20e une époque où – la Bretagne ne se développant pas beaucoup et n’offrant donc pas d’emplois d’une part, mais la natalité continuant à être importante, d’autre part – les campagnes avaient connu une surpopulation. Mais à l’époque de mon enfance, cette population avait diminué. Ma grand-mère avait 16 cousins et cousines, mais elle a été la seule à se marier. J’ai connu des fermes où il y avait deux, trois adultes, uniquement. Et donc beaucoup de travail…

On travaillait donc tout le temps, pas à un rythme effréné, qui est venu avec les tracteurs, mais au rythme du cheval.

Ensuite c’était une vie de soumission. Soumission au temps, au climat, à la façon dont le blé poussait – ou ne poussait pas bien; aux aléas des vêlages – à la mort du petit veau ; soumission à ce qui arrivait… Et soumission à l’église catholique, au recteur qui commandait.

Tout le monde était croyant – Dieu était une évidence omniprésente – mais la dévotion de l’époque dans le Léon était rituelle et non évangélique. Les gens n’ont d’ailleurs pas rejeté par la suite l’Evangile, qu’ils ne connaissaient pas, mais l’autoritarisme du clergé…»

Vous récusez toute idée de «bon vieux temps» en évoquant ce passé… Mais n’en gardez-vous pas de souvenirs heureux ?

«Si! Je n’ai, par exemple, jamais eu faim pendant la guerre. Nous produisions notre nourriture. Les autorités nous obligeaient à déclarer notre production de blé, de beurre… Mais on trichait ; on en gardait suffisamment pour nous-mêmes.

Je n’ai pas eu plus froid que d’habitude non plus ; et en dehors de l’absence de mon père, qui était relative à partir du moment où nous avons su qu’il était vivant, et nous écrivait chaque semaine à peu près, j’étais un enfant heureux. Je garde un bon souvenir de mon enfance !

La plupart des gens considèrent qu’ils étaient heureux enfants !…

Mais quand je dis «le bon vieux temps», je dis aussi : «Oui… mais dommage qu’ils n’aient pas pu l’apprécier plus longtemps !» La mortalité, même dans mon enfance, était forte… Et je parle de ma propre enfance, mais nous n’étions pas les plus mal lotis. Si mes parents n’étaient pas propriétaires, leur ferme faisait 25 hectares, dont la moitié de terres arables. A côté, certains n’avaient que 3 champs ; et d’autres étaient ouvriers agricoles, avec ou sans travail…

Quand je récuse le «bon vieux temps», c’est en réaction à ceux qui le valorisent.»

Vous semblez penser que Pierre-Jakez Hélias a idéalisé la vie à la campagne… N’aurait-il pas pu rétorquer, amicalement, que vous l’assombrissez ?

«Pierre-Jakez était un conteur. Et le rôle du conteur est de raconter de belles histoires. Il a donc fait son métier. C’est normal.

Ce sont ensuite les gens qui l’ont présenté comme un sociologue, un ethnologue, ce dont il a été très content. Mais, quand même, lorsqu’il dit regretter vraiment de ne pas être resté un petit paysan dans ses sabots de bois, ou encore que qui n’a pas vu un paysan breton mâcher son morceau de pain n’a aucune idée de la gastronomie ou ce genre de choses, je dis «quand même, quand même ! Non, non…»

Cela dit, son «Cheval d’Orgueil» a été un acte très positif. Il a fait beaucoup de bien, parce qu’il a ainsi redonné fierté au monde rural, et pas seulement en Bretagne! C’est pour cela qu’il s’est énormément vendu, plus que mon «Fils de Ploucs»…»

Votre enfance et les expériences difficiles que vous avez vécues dans un environnement qui paraîtrait à beaucoup de nos contemporains, pour le moins aliénant et sans horizon ou presque, vous ont marqué, et on le comprend fort bien ! Et cependant, vous en avez triomphé et avez réussi un remarquable parcours universitaire et professionnel. Toutefois votre perception de l’existence n’en a-t-elle pas été affectée et vos pensées et l’idéologie que vous vous êtes forgée ne sont-elles pas quelque peu subjectives ?

Un autre regard sur l’existence, tout aussi réaliste et lucide, n’est-il pas possible ?

«Sans doute… Nous sommes très conditionnés, historiquement, sociologiquement, culturellement, idéologiquement par notre contexte…

J’ai, de façon générale, une attitude critique – au sens où j’essaie d’évaluer les choses, non de les dévaluer – et cela ne m’a pas été reproché. Les gens ont souvent été heureux de cette évocation de leur passé; en particulier des gens de ma génération, qui n’osaient plus parler du monde qu’ils avaient connu aux plus jeunes générations. Ils ont revécu, avec l’autorité d’un livre, ce dont ils n’osaient plus parler…»

Au-delà des chiffres, aussi exacts qu’ils puissent être, au-delà de la dissection nécessaire des civilisations et des sociétés… et sans que soit entravé le combat pour la justice et l’égalité des chances, n’y a-t-il pas une vie de l’âme et du cœur, de l’amour et de l’amitié, qui peut illuminer le quotidien banal et transcender le sentier de l’existence ?

«Oui! Evidemment ! Et je crois participer à cela. Je suis quelqu’un qui est de bonne humeur – je me suis mis en colère quatre fois dans ma vie – et qui est chaleureux. Je bénéficie de cela. Et je trouve que nous vivons actuellement dans un monde tristement matérialiste. Je suis philosophiquement matérialiste, mais c’est d’un autre ordre. Je considère que la spiritualité nous manque fortement… Il nous manque une communion humaine; il faudrait – oui, il faudrait… – que tous les gens de bonne volonté, les idéalistes se réunissent contre cette dérive matérialiste du monde où nous vivons, et il me semble évident que les chrétiens seraient au premier rang…»

Comment le «petit paysan» breton que vous étiez est-il devenu professeur des universités et spécialiste de la littérature française ? Vous dites parfois que votre entrée au collège a été une chance incroyable et un «miracle»…?

«J’entends des gens me dire: «Oh! Mais tu étais doué, toi !…»

Mais cela, personne n’en sait rien ; ni eux, ni moi! J’essaie de m’en tenir aux faits, et non à des hypothèses générales et un peu vagues. Et le seul fait que je connaisse en l’occurrence, pour avoir gardé mes cahiers d’écolier, c’est que j’étais un élève moyen pendant les deux premières années de l’école primaire. C’est après que cela a marché autrement.

Mais nos capacités intellectuelles, comme nos capacités physiques, ne se développent que si nous avons l’occasion de les exercer…

Personne, ni Napoléon Bonaparte lui-même, n’aurait su qu’il était un génial stratège militaire si la France n’avait pas acheté la Corse un an avant sa naissance, s’il n’avait pas été formé à l’Ecole militaire de Paris, si la France révolutionnaire n’était pas entrée en guerre contre le reste de l’Europe et n’avait pas eu besoin de généraux…

Parlant de cela, je dis que mon grand-père avait peut-être le même génie génétique que Mozart… Mais il n’avait jamais vu ni violon ni piano, alors…

J’ai moi, bénéficié de chances extraordinaires :

d’abord, celle d’être né en pays bretonnant. La plupart des gens croient que c’était un handicap. Ça ne l’était pas par rapport au français, que j’ai appris à l’école et qui n’est devenu ma langue que vers l’âge de 13 ou 14 ans.

Le breton n’est pas une langue simpliste, à l’inverse de ce que beaucoup de gens pensent. C’est, au contraire une langue très complexe, dont la pratique développe les capacités intellectuelles. Prenons pour exemple le mode duel qui s’ajoute aux formes du singulier et du pluriel, pour tout ce qui va par paire ; ou encore les 14 terminaisons possibles du pluriel ; ou les pluriels à flexion qui s’ajoutent aux pluriels à terminaisons, ou la mutation consonantique et ses trois formes différentes, pour la plupart des mots commençant par une consonne (etc.)…

Si donc vous souhaitez développer vos capacités intellectuelles, apprenez le breton !

Ma deuxième chance est d’être né dans un pays, au nord des célèbres enclos paroissiaux, que la culture du lin et le commerce de la toile de lin avaient enrichi, où s’étaient développés des maîtrises techniques et un savoir intellectuel, où les prêtres, nombreux, avaient installé une forte tradition scolaire, qui a perduré… Les taux de scolarisation y étaient bien plus élevés qu’ailleurs…

Ma troisième chance a été d’avoir des parents très soucieux de notre éducation, et la quatrième d’avoir eu comme camarade d’école le fils de l’instituteur. Ses parents ne voulaient pas qu’il aille seul au collège, et l’instituteur est venu voir ma mère – mon père n’était pas encore rentré d’Allemagne – qui, toujours «fonceuse», a décidé que j’irais au collège…

Le «problème» était que j’allais au collège public – «l’école du diable» pour les prêtres – où aucun fils de notre paroisse n’était jamais allé. Quand le recteur l’a appris, je suis devenu la «vedette» du sermon deux dimanches consécutifs !…

Revenu entretemps, mon père n’a pas voulu contredire l’épouse qu’il venait de retrouver… Et Monsieur le Recteur les a excommuniés de la «très sainte église apostolique et romaine» ; ce qui était un abus de pouvoir, car seul un évêque pouvait prononcer l’excommunication. C’était très grave : être exclu de la communauté, et destiné à l’enfer…

Mais les gens n’ont pas du tout suivi. Personne n’a changé d’attitude vis-à-vis de mes parents…

Une fois entré au collège, j’ai senti – plus que vraiment compris – la grande différence entre la vie dont je venais et celle que me promettait une réussite scolaire. Alors, j’ai ensuite eu félicitations et tableau d’honneur tous les trimestres, prix d’excellence tous les ans…»

Cette accession à l’instruction, au savoir et à la culture française, s’est-elle faite pour vous dans une certaine adversité, une sorte de reniement forcé de son identité, de ses racines bretonnes, voire une honte de ce que l’on appellerait aujourd’hui sa «bretonnité» ?

«A l’époque, les bretonnants avaient deux solutions: rester dans le breton, et cela signifiait souvent à l’époque dans un sous-développement économique, et plus ou moins le mépris; ou s’en sortir par la réussite scolaire, qui était à l’époque francophone ; ou en partant «en ville», et en y devenant francophone aussi…

Dans de telles conditions, face à une inégalité pareille, le choix s’imposait, pour ceux qui étaient en situation de choisir, en ayant la possibilité d’aller au collège.

Mais quand je revenais à la maison pendant toutes les vacances, je ne parlais que breton. Je n’ai jamais connu personne ignorant le français. Ma grand-mère lisait le journal sans aucun problème, et mes vieux voisins comprenaient le français. Mais ce n’était pas notre langue, celle que nous parlions.

Je parle breton, avec satisfaction, mais je n’ai pas appris le breton à ma femme et à mes enfants, alors qu’ils l’ont souhaité à un moment, et non seulement parce que c’est une langue un peu difficile à apprendre, mais aussi parce que j’avais besoin d’échapper au monde de mon enfance ; pas seulement à la langue bretonne, mais au monde rural d’alors.

J’ai maintenant une résidence secondaire dans le Finistère, mais pendant longtemps, il ne fallait pas trop me parler de la campagne…

J’ai été conditionné par cela. Et je comprends tout à fait, à l’inverse, que beaucoup de Bretons se sentent aujourd’hui privés de leur héritage, et d’une partie de ce qu’ils ressentent comme leur identité, et veuillent revenir au breton. Mais je souhaite qu’ils comprennent aussi que j’ai subi le conditionnement inverse…»

La Bretagne d’hier – celle de vos parents et grands-parents – et la Bretagne d’aujourd’hui ne sont-elles pas deux «mondes» différents ? Qu’est-ce, pour vous, qu’être breton aujourd’hui ?

«Je ne pense pas qu’il y ait objectivement une seule identité bretonne. Entre un Breton de Brest et un Breton de Rennes, entre un Breton de Brest et un Breton des campagnes environnantes, et même entre un Breton de St-Pol-de-Léon et un Breton de Morlaix, il y avait de mon temps de sensibles différences.

Et il y avait la façon dont les Trégorrois et les Cornouaillais parlaient des Léonards !…

Aujourd’hui, ces différences se sont atténuées. Mais entre Breton d’aujourd’hui et Breton d’il y a 50 ans, l’identité n’est pas du tout la même…

A mes yeux, l’identité bretonne est donc une affirmation; une affirmation qui nous rend frères, si l’on peut le dire ainsi, mais sans que nous soyons semblables. Etre breton, c’est se reconnaître comme étant de ce pays-là, ou comme en étant héritier…»

Le second tome de votre trilogie porte en partie sur la langue bretonne; pensez-vous son avenir assuré ou craignez-vous pour sa pérennité ?

«Je pense que son avenir lointain n’est pas assuré du tout. Je crois qu’il n’y a actuellement personne dont le breton soit la langue principale. Beaucoup de gens le parlent encore, soit parce que c’était la langue de leur enfance, soit parce qu’ils l’ont apprise à l’école, mais les premiers disparaissent peu à peu, et les seconds sont le plus souvent des francophones, à qui l’on ne parlait pas breton constamment chez eux…

Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait le même breton que le mien; je sais très bien parler breton avec une vache de 1940, mais j’ai plus de difficulté à le parler avec un élève d’aujourd’hui, qui parle d’informatique en breton!

Je crois donc que le breton ne sera plus jamais la langue dominante d’une population, comme cela a été le cas, mais une langue «culturelle»…

Sa situation va probablement se maintenir à peu près dans les 30 à 50 années à venir, mais qu’en sera-t-il dans 200 ou 300 ans? Il ne disparaîtra pas, parce qu’il y aura toujours des gens qui voudront le maintenir, mais peut-être comme le latin et le grec anciens…»

Que représente le breton pour vous, personnellement ? Qu’en aimez-vous particulièrement, vous le professeur de littérature ?

«C’est MA langue maternelle ; ma langue d’origine. Et je suis, comme chacun je pense, assez attaché au monde de mes origines…

Quand j’ai l’occasion de parler breton, je le fais vraiment avec plaisir ! Il reste quelque chose qui fait partie, non seulement de mon histoire, mais de «bagages» vers lesquels je reviens volontiers avec plaisir.

J’aime en particulier l’accent, la façon de parler, qui recule malheureusement beaucoup chez ceux qui apprennent le breton, comme on l’entend souvent sur France Bleu Breizh Izel… On parle breton avec l’accentuation française.

Je regrette aussi la disparition d’expressions, de formules typiques ; mais il est assez inéluctable qu’elles disparaissent car elles venaient d’un usage quotidien de la langue…

J’aime enfin dans le breton, la liberté qu’il permet dans l’ordre des mots. Vous pouvez dire, par exemple: «Tu auras (prendras) aussi du café ?», ou «Du café tu auras aussi ?», ou «Aussi du café tu auras ?» ou «Du café aussi tu auras ? », avec les nuances que cela pouvait exprimer.»

Bien qu’attaché au breton, vous dites ne pas jeter la pierre à ceux qui, dans les générations précédentes, ont choisi de ne plus le parler, ni de le transmettre à leurs enfants…?

«Oui, et je parle là de ruraux qui se sont appliqués à parler français à leurs enfants dès leur plus jeune âge. Je trouve cela triste – et même idiot fondamentalement, parce que le fait de parler deux langues est une richesse, et n’empêche nullement de très bien les parler toutes les deux – mais je comprends cette volonté de s’extraire, non d’une langue, mais d’une condition, d’un contexte social…

Cela s’est, de plus, essentiellement passé, comme l’a très bien étudié Louis Hellegouet, entre 1940-42 et 1942-43. Parfois dans une même famille les enfants nés avant ce moment charnière étaient élevés en breton, et ceux nés après, l’étaient en français !

En 1939, les hommes étaient partis à la guerre. Ils ont écrit. On leur a écrit. Or, très rares étaient les bretonnants qui savaient écrire le breton, car à l’école, c’est en français que l’on apprenait à écrire. On écrivait donc en français.

Et l’administration, qui ne s’était pas occupée de nous jusqu’alors, nous a soudain demandé de remplir des questionnaires, en français. Sont aussi arrivés des réfugiés, à qui il fallait parler français. Puis de même pour les Allemands… Le français est devenu une langue qu’il était nécessaire d’utiliser un peu.

Après 1945, ce sont les touristes qui sont arrivés, et les machines agricoles… Et le français est devenu une langue qui avait désormais un usage dans nos campagnes, ce qu’il n’avait pas jusqu’alors…» 

Et bien qu’attaché à la culture bretonne, vous contestez la notion d’un «génocide culturel», et récusez tout passéisme ?

«Oui. L’unité nationale provenait autrefois en France du roi… Puis les révolutionnaires, après 1789, ont fait de la langue française le creuset de cette unité nationale, et ont voulu l’imposer partout, même s’ils traduisaient et affichaient les principales décisions dans les langues régionales…

Avec l’école, l’on a ensuite voulu remplacer et supprimer les langues régionales. Un inspecteur de Châteaulin disait à ses instituteurs vers 1840, qu’ils étaient là pour supprimer le breton.

Cependant, d’une part tous les instituteurs et institutrices n’étaient pas des tyrans ou des idiots, et tous n’ont pas appliqué ce plan; et d’autre part comment vouliez-vous faire quand, même encore en 1940, arrivaient à l’école des enfants qui ne parlaient pas le français. Vous, instituteurs, qui connaissiez le breton, étiez bien obligés de leur parler en breton, au moins dans un premier temps !

La «vache» a bien existé; cet objet qui était donné, au début de la récréation, à un élève qui n’avait de cesse de le donner au premier surpris à parler breton, et ainsi de suite, jusqu’au dernier porteur de la «vache» – soit parce qu’il avait parlé breton, soit parce qu’on l’avait menacé d’un coup de poing s’il ne la prenait pas – qui avait, lui, une punition… On apprenait aux enfants la délation et le rejet de leur langue. Quelle éducation !…

Mais vérifications faites, cela ne s’est pratiqué que dans environ un tiers des écoles de la Bretagne bretonnante. 

Je ne l’ai jamais vu. Passé la 2e année, nous ne disions plus un mot de breton en classe; en revanche dès que nous sortions dans la cour, nous ne parlions que le breton, et personne ne nous disait rien ! 

Il ne faut pas systématiser. Il y a bien eu une intention, à divers moments; un livre avait même été édité par le ministère de l’instruction publique pour apprendre à passer du breton au français…

Mais ce sont les bretonnants eux-mêmes qui voulaient apprendre le français. A Landivisiau où tout le monde connaissait le breton, on affectait de parler français pour se poser en «gens bien» ! Les bretonnants se sentaient méprisés chez eux…

Le breton se trouvait, de plus, dans une situation doublement particulière par rapport aux autres langues régionales: d’une part, chacune de celles-ci était parlée dans une capitale régionale, alors que le breton n’était pas parlé à Rennes ou à Nantes ; d’autre part ces langues s’appuient sur des langues nationales proches, parlées de l’autre côté de la frontière; pas le breton…»

Deux de vos livres abordent la question de la religion, et notamment le catholicisme de votre enfance, que vous critiquez fortement… Mais l’athée que vous dites être parle aussi beaucoup de l’Evangile… Pourquoi ?

«Comme je l’ai dit, nos paroisses rurales du Léon ont longtemps été dirigées par «Monsieur le Recteur». C’était une région très dévote, beaucoup plus que le Trégor et la Cornouaille.

J’étais croyant, comme tout le monde, la question ne se posait même pas…

J’ai gardé mon premier livret de catéchisme, en breton : « Catekiz a julian e vihan» («Le catéchisme des petits enfants»). Il se termine par cette conclusion : «Celui qui fait ses prières tous les matins, qui assiste à la messe tous les dimanches, et qui fait ce que Monsieur le Recteur a dit, celui-là ira au paradis…»

Mais où sont les mots générosité, charité…?

Ce n’est qu’après le Bac que j’ai vu pour la première fois les évangiles, parce que je me suis retrouvé en Hypokhâgne, avec un certain Sommerville, dont le père était pasteur protestant à Morlaix ; et d’une forme de protestantisme démocratique. Il m’a fait découvrir l’évangile.

Il y avait bien quelques extraits dans notre missel, mais je n’avais jamais vu un évangile. Un copain, qui était au petit séminaire, en avait eu un, offert par sa tante je crois, mais on le lui avait retiré. C’était proscrit !

J’ai relu plusieurs fois les évangiles. Je les connais bien. Et cela ne correspond pas du tout à ce que nous disait Monsieur le Recteur. J’y ai découvert une généreuse invitation à s’épanouir dans l’amour de Dieu et dans l’amour du prochain. J’ai découvert les deux grands commandements : «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et ton prochain comme toi-même»… J’y ai découvert les paroles de Jésus sur le pardon, la réconciliation, l’amour de l’autre, l’attitude par rapport aux démunis, la charité pratique… Les paroles de l’épître de Jean qui dit : «Celui qui dit aimer Dieu qu’il ne voit pas, mais qui n’aime pas son frère qu’il voit, est un menteur…»

J’ai vu que certains passages des évangiles n’étaient pas dans mon livre de messe de 1922, comme celui de la rencontre entre Jésus et «le jeune homme riche»…

La messe, dans mon enfance à Plougourvest, n’était pas seulement une célébration pour Dieu, mais une célébration de l’ordre social : les hommes devant, les femmes derrière, les riches en premier…

Cela m’a scandalisé et a participé à mon éloignement progressif de l’église, mais je considère l’évangile comme un des grands textes de l’histoire humaine.

Eh oui, j’ai donc écrit deux livres à ce sujet: l’un de 542 pages, intitulé «Le Christ s’est arrêté à Rome», pour montrer les nombreuses contradictions entre l’église catholique et les évangiles; et un autre presque aussi épais, intitulé «Catholiques et Bretons toujours», qui est une histoire de la religion en Bretagne…

Bien qu’athée, je ne renie rien de mon passé. Il m’arrive, au moins une fois par semaine, de chanter avec plaisir un cantique en breton, en latin, en français…»

Vous êtes également connu pour être l’un des grands spécialistes de Racine; comment avez-vous découvert ce géant de la littérature classique française ? Qu’est-ce qui vous a particulièrement attiré chez lui, au point que vous lui ayez consacré une douzaine d’ouvrages, et vous passionne encore dans ses écrits ?

«J’avais reçu, comme prix d’Honneur du premier cycle, le Théâtre Complet de Racine, que j’ai lu pendant les vacances en gardant mes vaches.

J’ai été enthousiasmé, bien que le français n’ait été ma langue que depuis un an et demi ou deux ans, et que les subtilités de l’amour ou les honneurs versaillais m’étaient totalement étrangers !

Je ne saurais expliquer cet enthousiasme. Mais je peux dire ce que j’admire aujourd’hui chez Racine: une subtilité psychologique exceptionnelle, et une fluidité harmonieuse. Il utilise en général un langage très simple, très ordinaire; mais – et c’est là le grand style – chaque mot est à sa place essentielle… L’essentiel est dit en très peu de mots… C’est cela, je crois, qui m’a frappé chez lui, et c’est en tout cas pour cela que je continue à m’y intéresser.

Il se dit souvent que les tragédies de Racine sont le résultat de l’influence de sa formation à Port-Royal, et du Jansénisme… Les spécialistes récusent cette idée. Mais pas moi. Je dis si ; parce que je pense qu’une grande œuvre exprime toujours une vision du monde, de la condition humaine ; une vision que l’auteur de théâtre va incarner, au travers de ses personnages, chacun d’entre eux représentant l’une des forces agissantes dans la condition humaine que cette œuvre met en scène…»

A 87 ans, vous continuez à écrire et à publier… Quels sont vos travaux du moment ?

«Je continue à travailler sur le 17e siècle et Racine. J’ai publié l’année dernière «Racine en douze questions», et je vais publier une nouvelle biographie de Racine. J’ai transmis le manuscrit. Tout est prêt, mais je ne sais pas encore quand elle paraîtra exactement.

Et je fais également deux choses qui m’importent : d’une part, transformer «Fils de Ploucs» en bande dessinée, en cinq ou six volumes, dont le premier paraîtra en octobre ou novembre, mais dont quelques pages paraîtront avant dans Ouest-France dimanche…

D’autre part, j’essaie de prendre position sur notre situation actuelle dans un livre intitulé : «Notre avidité: destructrice et peut-être suicidaire.»…

Quelles réflexions fait naître en vous la situation de notre pays, notamment dans le contexte de cette pandémie de la Covid 19 et des bouleversements qu’elle engendre ?

«Les animaux sont restés dans le contexte que la nature leur a fourni. Nous autres, avec notre cerveau plus développé, notre sociabilité plus grande, notre langage (etc.) nous avons pu réaliser nos désirs, inventer beaucoup de choses, au point de superposer à notre condition naturelle une civilisation et une culture.

Et nous l’avons fait en utilisant les moyens que nous avons trouvés et puisés dans la nature, que nous avons transformée…

Mais la pandémie actuelle est aussi liée à quatre formes de notre avidité: nous n’arrêtons pas d’étendre notre domaine aux dépens de la nature, des forêts notamment, et des autres animaux, ce qui conduit à des contacts avec des virus auxquels nous n’étions pas habitués. Et on sait que, depuis toujours, la rencontre avec de nouveaux virus peut créer des épidémies, et même des pandémies.

Ensuite, nous n’arrêtons plus de nous transporter d’un bout à l’autre du monde… Et un virus présent à Wuhan – que 5 liaisons aériennes hebdomadaires relient à Paris, et autant avec Londres, Berlin… – peut se répandre tout de suite partout.

Troisièmement, nous vivons dans un système qui vise d’abord le profit, ce pour quoi nous voulons des choses fabriquées par des ouvriers qui coûtent le moins cher possible, dans des conditions sociales les moins coûteuses… Et l’on fait donc fabriquer en Chine. Mais que le système soit mis à mal et nous ne trouvons plus les moyens de nous approvisionner nous-mêmes…

Enfin, on ne peut pas avoir la même vigilance dans toutes les directions à la fois: dans un système préoccupé surtout par le profit, la santé, les hôpitaux ne sont pas rentables. Ils ne produisent pas de dividendes pour les actionnaires… L’enseignement non plus; la recherche fondamentale non plus…

Or, notre bien-être personnel dépend de la santé; notre avenir, notre carrière sociale dépendent de notre instruction ; l’avenir national, dans un monde techno-scientifique, dépend de la recherche…

Je veux donc poser la question centrale de notre avidité, qui a apporté, somme toute, à nos intérêts. Mais après avoir été si fructueux pour construire une civilisation, tout cela est peut-être en train de la détruire. L’avenir le dira, mais pour le moment, nous ne réagissons pas assez vite. »