Était-il pessimiste ou réaliste, Pierre-Jakez Hélias quand il écrivait à propos de la vie privée : 

«Je ne sais pas pourquoi j’entreprends de parler d’une chose qui est déjà condamnée à disparaître, je veux dire la vie privée. Le peu qui en reste est à la merci des postes émetteurs-récepteurs miniaturisés que n’importe qui peut dissimuler chez vous, dans la terre d’un pot de fleurs, au revers d’un portrait de famille, sous la cuvette des lieux d’aisance ou le bois de votre lit… Les gadgets de James Bond se moquent des chiens aboyeurs, des murs crêtés en tessons de bouteilles, des portes à double tour, des écriteaux « défense d’entrer ».

Voici venus les temps de la haute police et c’est le conseil de révision tous les jours. Il faut vous confesser au percepteur, à l’administration, aux promoteurs de vente, aux sondeurs d’opinion publique, aux enquêteurs de toutes sortes, anthropologues, sociologues, psychologues, ethnologues et tous les autres logues qui sont aussi des graphes. On vous mesure le crâne, vous inspecte les orteils, vous calcule le rapport entre le poids et le tour de taille, vous pèse votre nourriture, vous met vos habitudes sous forme de graphiques savants, vous demande si vous couchez avec la barbe sur le drap ou dessous, si les poils qui ornent vos oreilles sont favorables à la réception des bruits musicaux. On vous met tout nu de la tête aux pieds en passant par le cœur et le reste. Quel bilan! Des questionnaires de six pages vous font un devoir de répondre par oui ou non à des problèmes que n’importe qui (sauf vous-même) se pose à votre propos. Tout cela est reporté sur des fiches cartonnées que l’on range dans des boîtes en attendant de les faire avaler à un ordinateur électronique qui décidera pour vous de ce que vous êtes et de ce que vous devez faire pour vous accomplir. Hors de cela, point de salut, Qu’on se le dise !

…Le monde est plein de caméras invisibles qui vous guettent

…Il y en a encore une poignée qui voudrait se garder un coin d’eux-mêmes…

Encore un peu de temps et il n’y aura plus que le roi des menteurs pour conserver quelques débris de sa vie privée…»

Plusieurs dizaines d’années sont passées depuis que P.J. Hélias livrait ses réflexions pertinentes et acérées avec la bonhomie, ou la fausse bonhomie, qui parfois caractérisait ses analyses et ses propos.

Qu’aurait-il dit aujourd’hui !

En ce XXIe siècle, où «l’œil et l’oreille» du «big brother» sont partout…, où statistiques et enquêtes, espionnage même, semblent envahir tout l’espace de vie, sous toutes sortes de prétextes, voire d’alibis, et dont les utilisations réelles ou secondes ne seront que rarement connues : il se peut même que, dans certains cas, il ne s’agisse que de curiosité plus que déplacée, et d’indiscrétion !

Combien de «renseignements» dits «strictement confidentiels», que vous livrez en espérant naïvement qu’ils le resteront, ne garderont aucune confidentialité !

De tous temps, il est vrai, la curiosité, le voyeurisme ont prospéré et sévi.

Que de conversations se sont nourries de commérages… et s’en nourrissent quotidiennement.

N’a-t-on pas parlé pendant longtemps de «radio-lavoir» pour typifier cette propension à bavarder, à «partager» des «nouvelles», à révéler des «choses que l’on dit sur tel ou telle» ?

Que de personnes en ont été les victimes, que de vies en ont souffert,

car le faux, le malveillant, le vrai, le peut-être vrai, la volonté de nuire, la jalousie ou la simple bêtise, se trouvaient habilement ou minablement mélangés !

Le commérage, la médisance, dit la Bible, sont comme des friandises, mais ils laissent une trace au plus profond des cœurs. 

Qu’en est-il aujourd’hui alors que les médias, Internet… propagent en continu nouvelles et fausses nouvelles,

où l’intoxication et la manipulation sont devenues des armes très répandues ? et, où les fraudes et escroqueries en tous genres augmentent sans cesse faisant de plus en plus de victimes !

«Fake news» : l’alerte retentit de plus en plus souvent… mais comment discerner le vrai du faux ?

Quant à la vie privée, elle se réduit comme une peau de chagrin !

Les multiples données qu’il faut fournir en de multiples occasions, qui sont stockées, recoupées… font de nos contemporains des «personnes fichées», et bien plus que beaucoup ne le pensent.

Les «Facebook, Twitter, Instagram»… qui accumulent une masse d’informations inimaginables, prêtent complaisamment leur concours plus qu’intéressé aux personnes voulant paraître, et la tentation est grande pour nombre de jeunes notamment, et de très jeunes, qui s’imaginent naïvement qu’ils atteindront la notoriété, en livrant, en diffusant des pans de leur existence, voire de leur intimité. De plus, d’aucuns fabulent, phantasment… 

Il en est qui ingénument racontent «leur vie», font part de leurs pensées et de leurs projets, ne se doutant pas du mal présent et futur qu’ils font à eux-mêmes, aux leurs, et plus grave encore, de l’utilisation que certains en feront, et en particulier des prédateurs… de toutes origines!

Et que dire des individus qui déversent leur méchanceté et leur frustration, en attaquant et calomniant les uns et les autres! Méprisables !

S’il est des réseaux sociaux professionnels qui peuvent, avec prudence, être utilisés pour faire connaître sobrement un CV, il est évident que les «recruteurs» et autres enrôleurs jetteront plus qu’un coup d’œil sur tout ce qui est présenté ou exhibé, par ailleurs…

Pour beaucoup, «aller sur Internet» est devenu un réflexe – même  si peu de personnes, aujourd’hui, ignorent que ce que l’on y trouve est loin d’être toujours crédible.

Par contre le mensonge y prospère sous toutes ses formes, jusqu’aux plus viles.

L’exhibitionnisme a toujours existé peu ou prou, mais dans certains cas il peut être très hypothéquant.

La vie privée demeure un bien précieux… qu’il faut d’autant plus préserver qu’elle est attaquée de toutes parts.

L’inquiétude de Pierre-Jakez Hélias était légitime… et sans se réfugier sur une île déserte ou au cœur des montagnes… il est possible d’instaurer une distance salvatrice…

User de prudence, voire de circonspection face à toutes les sollicitations diverses et multiples,

s’assurer du bien-fondé des demandes, des exigences…, et lire attentivement «jusqu’aux plus petites lignes» tout écrit avant de le signer…

Sans tomber dans la psychose, écho du: «Père, gardez-vous à droite ! Père, gardez-vous à gauche !» de «Philippe le Hardi», fils du roi Jean le Bon, au combat de Poitiers en 1356,              

ni sacrifier au «Pour vivre heureux vivons caché», 

nous pouvons nous protéger et protéger les nôtres…

Ce conseil que donnait le prophète Amos aux personnes de son temps peut être judicieux en d’autres circonstances:

«En des temps comme ceux-ci, écrivait-il, l’homme sage se tait».

Ou tout au moins pourrait-on conclure: «Évite de trop parler !»