«J’ai pu connaître de près la vie des Lapons du passé puisque mon grand-père, né en 1885, avait un troupeau de rennes et vivait cette vie ancestrale…

La très grande convivialité qui existe entre ces gens qui vivent dans ces régions arctiques m’a beaucoup marquée…

Les habitants de ces régions sont isolés par les grandes distances, l’immensité du pays par rapport à sa faible densité de population. Ils ont peu d’occasions de contacts entre eux…

Les passants s’arrêtent donc facilement pour discuter longtemps.

Mes grands-parents, par exemple, habitaient à 45 km du bourg, et à des kilomètres des voisins les plus proches. L’habitat est très dispersé…».

Christina Mattsson a vécu son enfance en Laponie, non loin du cercle polaire arctique. «Fille du Grand Nord», bien que devenue bretonne de cœur, elle a gardé plus que des souvenirs de cette vie au pays de la neige immaculée, des milliers de lacs, des forêts boréales, des montagnes et des rennes: un attachement profond à un peuple très minoritaire –70000 Lapons (ou Sámis) répartis sur 4 pays!– naguère méprisé et colonisé, mais aujourd’hui à nouveau fier de sa culture ancestrale, de son identité, de sa langue… à l’image de la plupart des Bretons.

Si la Laponie évoque pour les enfants les rennes du Père Noël, et pour les adultes des rêves d’évasion et une idéalisation souvent teintée de romantisme, c’est dans un pays et une culture aux réalités généralement méconnues que nous guide Christina: Laponie et Suède d’hier et d’aujourd’hui, Noël d’antan et de maintenant en Scandinavie… mais aussi les mythes et réalités du «modèle suédois» si souvent louangé en France, et le regard d’une Suédoise sur la Bretagne et les Bretons…

Un voyage dépaysant et particulièrement instructif au cœur d’une autre civilisation, d’un petit peuple dont le mode de vie immuable et mystérieux a traversé les millénaires, jusqu’à ce que la culture occidentale et les temps modernes viennent le heurter, et le bousculer, sans pouvoir l’anéantir.


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis originaire d’Arjeplog, en pleine Laponie suédoise.

Cette petite commune de 3000 habitants est située à 1000 kilomètres au nord de la capitale de la Suède, Stockholm, et à 100 kilomètres au sud du cercle polaire arctique.

Mon père était lapon, ma mère d’origine finlandaise. J’ai vécu mon enfance en Laponie.

Je vis en France depuis 44 ans, et y suis venue pour partager la vocation du Centre Missionnaire en tant que diaconesse protestante.

C’est à l’occasion d’un camp de jeunes chrétiens organisé au Centre Missionnaire, que j’avais découvert ce centre en 1968.

J’exerce une activité d’artisanat d’art, sur cuir, pour subvenir à mes besoins, mais suis très proche de la retraite.

Précisons que si j’emploie le mot «Lapon», je le fais parce que ce terme est courant en France et compris par tous. Mais pour les Lapons, il est très péjoratif. Ils se nomment eux-mêmes les Sámis (ou Samés) et la Laponie s’appelle le Sapmi, pays des Sámis.»

Vous avez vécu votre enfance dans l’extrême nord de l’Europe, en Laponie suédoise, contrée chargée d’un «imaginaire» très fort pour beaucoup de gens : celui qu’évoque le Grand Nord… Quels souvenirs particulièrement marquants gardez-vous de ces années ? 

«Celui de la neige tout d’abord, parce que le pays est très beau quand tout est enneigé; c’est-à-dire d’octobre à mai, généralement… Je me souviens qu’à l’âge de 6 ans, quand nous avons entendu annoncer qu’un astronaute russe était parti dans l’espace, je suis allée faire un trou dans la neige pour m’y installer afin de regarder le ciel magnifiquement étoilé et d’essayer de voir le spoutnik !

Les souvenirs liés à mes grands-parents et à la vie des Lapons du passé, que j’ai pu connaître de près puisque mon grand-père, né en 1885, avait un troupeau de rennes et vivait cette vie ancestrale…

La très grande convivialité qui existe entre ces gens vivant dans ces régions arctiques m’a particulièrement marquée.»

Quels aspects de cette vie, et de ce pays rude, susciteraient encore aujourd’hui en vous quelque nostalgie?

«Cette convivialité surtout, précisément, que je n’ai pas retrouvée aussi grande ailleurs. Les habitants de ces régions sont isolés par les grandes distances, l’immensité du pays par rapport à sa faible densité de population. Ils ont peu d’occasions de contacts entre eux…

Les passants s’arrêtent donc facilement pour discuter longtemps.

Mes grands-parents, par exemple, habitaient à 45 km du bourg, et à des kilomètres des voisins les plus proches. L’habitat est très dispersé…»

L’hiver nordique… Pour la plupart, il fait penser à la neige, au ski et aux «sports d’hiver »… Mais qu’est-ce encore que l’hiver arctique pour ceux qui le «vivent» année après année et au long des mois ?

«Le plus difficile à vivre, c’est peut-être l’obscurité. C’est aussi l’isolement, non seulement à cause de la solitude, mais également parce que tout est loin: les services publics, les hôpitaux… la civilisation.

Et ce sont également les conditions de circulation, qui peuvent devenir très difficiles. Les gens ont souvent une cinquantaine de kilomètres –ou plus– à faire pour aller travailler, sur des routes très enneigées ou verglacées.

Mais ils roulent là-dessus comme si de rien n’était !…

Les tempêtes de neige sont fréquentes, et sur la route, quand le vent se lève, ou tout simplement avec la circulation, il se forme comme une «fumée», une «poussière» de neige très pénible. Parfois la neige colle tellement au pare-brise qu’il faut s’arrêter souvent pour dégager les essuie-glaces…

En revanche, la neige est d’une qualité exceptionnelle pour pratiquer le ski de fond –le ski nordique– qui a été inventé dans ces régions: le froid intense lui donne une texture particulière.»

En Bretagne, novembre et décembre sont les «Miz du» –les «mois noirs». Que dire de cette réalité en Laponie, et quelles impressions cette longue nuit arctique crée-t-elle? Quelles sont ses conséquences psychologiques sur les habitants de ces contrées?

«Ce sont là-bas vraiment des mois noirs: le soleil disparaît totalement –il ne dépasse plus l’horizon– de novembre-décembre à fin janvier, si bien que le jour est très pâle, grisâtre, pendant quelques heures au milieu de la journée, avant que la nuit revienne…

A l’inverse, le retour du soleil provoque une grande joie, quand pour la première fois, fin janvier, il apparaît pour un instant à l’horizon !

Ensuite, de jour en jour, il se montre plus longtemps et la clarté du jour grandit très vite jusqu’à ce que règne le «soleil de minuit» –de mai à juillet– où il fait le tour de l’horizon sans jamais se coucher.

Dès le mois de mai on peut lire à la lumière du jour toute «la nuit»! Le printemps est d’ailleurs une véritable explosion de la végétation…

Curieusement, l’on attend l’hiver avec impatience et on l’aime, pour la neige et le froid, surtout si l’automne est gris et pluvieux, et on attend le printemps et la lumière avec la même impatience!

Ceci dit, on sait que la longue obscurité hivernale a des conséquences psychiques pour les gens –et les animaux– mais il est étonnant de voir comment ils s’y adaptent finalement et vivent tout à fait normalement, sinon qu’on ne voit plus personne dans les rues après la journée de travail… Les gens se calfeutrent chez eux.»

Qu’en est-il du froid ?

«Je me souviens de froids intenses dans mon enfance –plus fréquents alors qu’aujourd’hui, car le climat change– mais l’on s’y adaptait bien.

Nous jouions dehors, et la vie continuait comme d’habitude, sauf quand les températures descendaient au-dessous de moins quarante degrés. Alors, les écoles ferment. Les transports deviennent difficiles. Les pneus durcissent tant, par exemple, qu’ils peuvent éclater facilement…

Des froids à -30°C sont aujourd’hui encore assez fréquents, et les automobiles sont chauffées toute la nuit.

Elles sont branchées sur le secteur. Sinon, le moteur ne démarre pas… Mais même ainsi, si le froid est trop fort, il faut attendre la mi-journée pour se déplacer en voiture.»

La Laponie est-elle un beau pays? Voudriez-vous nous en décrire les principales caractéristiques, les paysages…?

«Oui, c’est un beau pays! Et une des principales caractéristiques, c’est le nombre de lacs; l’eau partout présente.

Dans la commune d’Arjeplog, d’où je suis originaire, il y a 8727 lacs, sur une superficie équivalente à deux départements français, car c’est la taille de la commune, où vivent 3000 habitants au total…

Le paysage est fait, à perte de vue, de lacs, de forêts, de montagnes, de glaciers, beaucoup de tourbières…

La végétation est chétive. Les arbres sont le bouleau, le saule, quelques rares autres espèces comme le sorbier… et les conifères, bien sûr. Mais en survolant le pays aujourd’hui, on voit comment les coupes forestières «à blanc» ont dévasté les paysages !

Par contre, un immense parc naturel –le plus grand d’Europe– a été créé en Laponie récemment, dans une contrée sauvage, très reculée, avec des forêts primitives… Il est inscrit au patrimoine mondial de l’humanité.»

Là-bas encore plus qu’ici «le monde a changé»: le mode de vie ancestral des Lapons, leur civilisation, leur culture… Quels étaient les traits principaux de ce mode de vie voici un siècle, et qu’en reste-t-il aujourd’hui?

«La sita a été et reste la structure de base de la société lapone: elle regroupe plusieurs familles sur un territoire qui leur a été accordé ancestralement et collectivement. Ces familles y ont des droits spéciaux, de chasse, de pêche, d’utilisation de la forêt… et, bien sûr, d’élevage des rennes.

Ces territoires représentent 50% de la superficie de la Suède !

Toute la vie des Lapons était dépendante du renne, dont ils tiraient toute leur subsistance, en totale autarcie, un peu comme le bison pour certaines tribus indiennes d’Amérique du Nord. L’élevage des rennes existe depuis le 16e siècle, époque où les rennes sauvages ont disparu. Mais encore aujourd’hui le renne demeure un animal à demi-sauvage. On ne peut pas parler d’animal domestiqué…

La vie était rythmée par les migrations des rennes, qui migrent d’instinct deux fois par an. Les hommes ne font que suivre le mouvement et le canaliser autant que possible, mais selon des itinéraires immuables!

La société lapone était donc semi-nomade, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Les Lapons des forêts, dans la partie sud du pays, migraient moins loin et plus lentement que ceux des montagnes, dans le nord, où les rennes disposent de pâturages moins riches… Les Lapons des forêts pouvaient aussi avoir une petite activité agricole, dont la femme s’occupait généralement.

Mais l’élevage du renne était plus qu’une activité, c’était un mode de vie, et un jeune éleveur me disait récemment qu’il voulait continuer cet élevage pour conserver ce mode de vie…»

Le célèbre alpiniste et écrivain Frison-Roche a écrit un remarquable livre sur la Laponie d’hier («Le rapt» et «La dernière migration»), les personnes qu’il présente, les paysages, le heurt des cultures… vous paraissent-ils proches de la réalité ?

«Oui, tout à fait, et même si certains aspects sont un peu enjolivés s’agissant d’un roman. Il évoque les Lapons de Norvège, qui migrent vers l’Océan Arctique, alors que les Lapons suédois migrent vers la Mer Baltique, à l’opposé…»

Qu’avez-vous personnellement connu de ce «monde» d’hier ?

«J’en ai connu l’essentiel puisque mon grand-père était éleveur de rennes.

Approcher les troupeaux, voir les rassemblements pour le marquage des rennes, leur sélection, leur capture au lasso, tout cela était naturel pour nous…

Ma grand-mère nous fabriquait elle-même les chaussures en peau de renne, qui sont encore portées aujourd’hui car leur confort et leur chaleur sont incomparables. Elle allait chercher dans les marécages la fameuse herbe isolante –le séné– qui fourrait ces chaussures…

Mes grands-parents parlaient le lapon, qui est une langue finno-ougrienne, totalement différente des langues scandinaves, aussi différente que le breton l’est du français! C’est d’ailleurs un des critères qui me permet de me revendiquer Lapone: le fait que mes grands-parents étaient locuteurs naturels du lapon…

Mon père a aussi vécu cette vie car, dans sa jeunesse, il a aidé son propre père dans l’élevage des rennes.

Mes oncles avaient aussi leurs petits troupeaux, et mon frère a repris une de leurs «marques» et possède quelques rennes gardés par des éleveurs de la sita à laquelle nous appartenions…»

La migration des rennes –sorte de grande transhumance– était donc l’un des faits marquants de cette vie… A-t-elle disparu ?

«Non, parce que le renne migre de toute manière. On ne peut pas l’en empêcher! Mais la migration a changé dans sa pratique: on ne suit plus les rennes à ski. Cela se fait en scooter des neiges, en camion, en quad, à moto… et en hélicoptère même, car certaines sitas possèdent des hélicoptères…

Chaque sita compte aujourd’hui un certain nombre d’élevages, en général familiaux. Et il faut environ 500 rennes au minimum pour vivre de cet élevage.

Mais il existe aussi des quotas de cheptel, à ne pas dépasser, en fonction de la taille et de la richesse en pâturage du territoire de la sita.

Les Lapons des montagnes suivent leurs rennes en été dans les montagnes où ils ont des maisons –cabanes très améliorées– afin d’y vivre durant tout l’été. C’est souvent loin des routes, et loin de tout!

Mais la migration rencontre d’autres obstacles aujourd’hui: la perte de pâturages, détruits par la «civilisation»: routes, voies ferrées, coupes forestières… Dans la sita où mon frère a ses rennes, les éleveurs suivent leurs rennes sur une centaine de kilomètres, puis doivent les charger dans des camions pour franchir des zones où les pâturages ont été détruits.

Le renne se nourrit de lichen en hiver, et de diverses herbes et plantes en été.»

Quel avenir les éleveurs de rennes s’imaginent-ils ?

«Ils sont aujourd’hui confrontés à deux grands problèmes, qui menacent la survie de l’élevage du renne: la multiplication des prédateurs et les changements du climat.

Les rennes mettent bas en pleine nature et jusqu’à 50% des faons sont victimes des prédateurs: le lynx, qui peut tuer une cinquantaine de bêtes avant que l’éleveur ait pu se rendre compte des pertes; le glouton; l’ours et le loup, dans une moindre mesure; l’aigle royal qui s’attaque aux tout jeunes faons… Et tous ces prédateurs sont rigoureusement protégés. Il est interdit d’en tuer, sauf quelques ours et lynx chaque année. Mon frère a perdu tous les faons de son troupeau cette année!

Dernièrement, trois Lapons accusés d’avoir tué un ours ont été condamnés à un an de prison pour l’un, un an et demi pour un autre, et à une peine d’utilité publique pour le troisième.

Les Lapons sont chargés de recenser le nombre de prédateurs présents sur leur sita et de les déclarer en préfecture, afin d’obtenir une indemnisation.

On dit qu’au-delà de 22% de pertes la survie du troupeau est en danger, et à 18 % le revenu de l’éleveur baisse de 50 % environ. Or, celui-ci ne peut connaître le revenu annuel qu’il tirera de son troupeau qu’au moment de l’abattage des bêtes: en août pour les mâles, un peu plus tard pour les femelles et les jeunes.

Comme en Bretagne parmi des agriculteurs, c’est parmi les éleveurs de rennes que l’on trouve le taux de suicides le plus élevé en Suède…

L’autre difficulté est donc le changement climatique: les automnes sont plus doux et pluvieux, ce qui retarde souvent l’arrivée de la neige et du gel jusqu’en novembre-décembre. De ce fait, la neige tombe sur un sol mouillé, et les tourbières restent gorgées d’eau au-dessous, faisant moisir la nourriture des rennes. Les animaux se mettent alors à migrer à la recherche de pâturages, et ont besoin de territoires beaucoup plus grands, alors que ceux-ci s’amenuisent au contraire, comme nous l’avons dit…

Il y a aussi maintenant des dégels hivernaux, avec ensuite des regels qui transforment la neige en croûte glacée, empêchant les rennes d’atteindre leur nourriture au-dessous. Il faut alors acheter du fourrage pour les nourrir…»

Comment les Lapons sont-ils perçus par les autres Suédois ?

«Quand les premiers Suédois sont venus s’établir en Laponie, à la fin du 17e siècle, ils ont décrit les Lapons comme des «êtres sales, remplis de vermine, incultes et idiots…»

Avant l’arrivée de ces colons, il avait existé des relations d’échanges, de troc, entre des Lapons et des Suédois…

Dernièrement, une Lapone –une Sámi !– me disait que cet opprobre n’avait pas entièrement disparu. Ils le ressentent encore.

Je l’ai aussi vécu dans mon enfance, où j’ai eu à subir des moqueries du fait de mes origines. Et ce n’est que tardivement que j’ai compris que cette identité pouvait aussi être intéressante…»

La Laponie a-t-elle été traitée par le Pouvoir central suédois comme une «colonie» ?

«Oui. Tout d’abord parce que les premiers Suédois à venir s’implanter en Laponie y venaient véritablement comme des colons, dans l’esprit des colons des 17e et 18e siècles aux États-Unis.

Ils venaient prendre une terre, des concessions, s’établir comme paysans, jusqu’à la limite des terres cultivables…

Et l’État suédois lui-même a agi comme un État colonisateur, à l’image de ce que d’autres pays d’Europe ont fait en Afrique et ailleurs, y compris pour exploiter les richesses minières du pays et la forêt…»

Y a-t-il eu une volonté de «normaliser» les Lapons ?

«Oui, absolument. Il y a une volonté de détruire toute la culture lapone, de transformer de force les Lapons en Suédois «normaux».

Entre 1920 et 1939, des déplacements de population ont même été opérés: des groupes de Lapons du Nord ont été forcés à venir s’installer plus au sud en Suède…»

Quels méthodes et moyens ont été utilisés? Pourrait-on parler de «génocide culturel» ?

«Jusqu’en 1930, les enfants étaient interdits de scolarité dans les écoles suédoises, par une politique de ségrégation. Ils étaient scolarisés dans des «écoles nomades». Il leur était interdit d’y parler leur langue, par exemple. Il y a des similitudes avec ce qui s’est passé en Bretagne pour le breton…

Avant la Deuxième Guerre mondiale, un institut ethnologique suédois avait lancé un programme d’étude de spécifications raciales, et avait envoyé ses agents réaliser des mesures –telles que les volumes crâniens, etc.– en Laponie. Beaucoup de Lapons ont été profondément marqués par ces agissements dégradants.

La volonté de normalisation a été très coercitive, brutale.»

L’État suédois a-t-il, à l’inverse, apporté aux Lapons et à la Laponie, des aides et possibilités de développement ? En quels domaines ?

«Oui, surtout dans un deuxième temps, plus récemment. Et l’on assiste plutôt aujourd’hui, comme en Bretagne, à une affirmation et à une renaissance de la culture lapone.

Je pense que ce qui a préservé cette culture lapone en dépit des tentatives d’éradication, c’est l’élevage du renne, qui induisait, précisément, plus qu’une activité d’éleveur: toute une culture, tout un mode de vie!

Après la Finlande en 1973 et la Norvège en 1985, la Suède a créé en 1986 un parlement lapon, qui a un rôle consultatif essentiellement, mais est aussi chargé de promouvoir la culture lapone et «l’économie du renne». Il octroie également les aides de l’État aux éleveurs, par exemple…

En 1977, les Lapons ont officiellement été reconnus comme population autochtone en Suède, et en 2011, la

Constitution leur a attribué le titre de peuple. En 1998, le gouvernement suédois a officiellement reconnu ses torts envers les Lapons…

Mais il faut aussi dire que des actions de protection ont été entreprises, paradoxalement, dans le passé: en 1868, une loi a interdit l’installation de fermes au-delà d’une certaine latitude, afin de protéger l’élevage du renne…

Et bien sûr, comme tous, les Lapons ont bénéficié des progrès de la médecine, de l’installation d’hôpitaux, de routes, de services…»

Qu’en pensent les Lapons ?

«Mon frère me disait récemment qu’ils ont le sentiment sinon d’un double langage –ou d’une double morale– du moins de politiques contradictoires: d’un côté l’affirmation que la Suède veut aider la culture lapone à survivre, mais d’un autre côté, que l’État suédois n’en prend pas les moyens, par exemple en autorisant des coupes forestières qui détruisent les pâturages des rennes ou en empêchant les éleveurs de défendre leurs troupeaux contre les prédateurs!»

La Laponie s’étend au-delà des frontières, en Norvège, en Finlande, et même un peu en Russie… Les Lapons de ces pays ont-ils été plus respectés dans leur identité et leurs coutumes ?

«Il est largement reconnu que la Norvège a mieux traité les Lapons que tous les autres pays. C’est aussi là qu’ils sont les plus nombreux: 40000. Ils sont 20000 en Suède, 6000 en Finlande.

Je ne peux pas parler de la Russie car je ne connais pas la situation des Lapons qui vivent dans la presqu’île de Kola. Ils ne sont que 2000 en tout.
Mais tous ces chiffres sont un peu aléatoires puisqu’il n’existe pas de recensements officiels…»

Quelles différences existent entre le caractère, le comportement, la manière d’envisager l’existence des Suédois et des Lapons ?

«Même si la culture et la mentalité suédoises se sont largement répandues et imposées, et si les populations se sont mêlées depuis longtemps, l’on perçoit encore quelques différences: la mentalité d’un «peuple premier», semi-nomade, proche de la nature… Un caractère plus primesautier ou impulsif, parfois, plus exubérant… A Arjeplog, pour une population globale de 3000 personnes, il y a environ 1000 Lapons, dont une centaine d’éleveurs de rennes.»

En Bretagne, avez-vous trouvé une résistance plus grande, une détermination plus forte pour conserver la culture, la langue, l’originalité et la spécificité bretonnes ?

«Il y a là-bas une volonté farouche de préserver le mode de vie, et une certaine agressivité vis-à-vis de l’État suédois dans ce domaine !

Le combat pour le maintien de la langue est aussi comparable, bien qu’une grande dispersion de la population ajoute une difficulté à son enseignement. Il existe 6 écoles primaires, un collège-lycée, et la possibilité de poursuivre l’étude de la langue lapone à l’université. La langue se maintient plutôt bien parmi les Lapons du Nord. Ils l’utilisent comme langue usuelle, quotidienne.

C’est moins le cas dans le Sud, même s’il existe parmi les jeunes une volonté de l’apprendre, dans des «cours du soir»… La radio et la télévision émettent en langue lapone. Il existe une littérature lapone, du théâtre en lapon…

La Suède a signé la Charte des langues minoritaires.»

Vous êtes-vous parfois un peu identifiée à ce combat ?

«Bien sûr ! La volonté de préserver sa culture est la même ici et là-bas.»

Chasse et pêche –et plus largement la vie en pleine nature– sont en Laponie plus que des activités de loisir… Voudriez-vous en dire quelques mots?

«Ces activités ont une place très importante! C’est une grande tradition ancestrale. L’ouverture de la chasse à l’élan –qui dure environ deux mois à partir du début septembre– est l’événement de l’année. On n’entend plus parler que de cela pendant des semaines, comme en été pour la récolte d’une baie spécifique à la Laponie –un genre de mûre polaire– qui n’a pas de nom en français. Une baie que l’on trouve dans les tourbières, au goût un peu amer, dont on fait des confitures, entre autres…

Mais en dehors de cette chasse, les Lapons conservent leur droit de pêche et de chasse sur le territoire de leur sita et sur leurs parcours de migration… Ils chassent et pêchent énormément. Certains Lapons n’ont d’ailleurs jamais été éleveurs de rennes, mais uniquement chasseurs et pêcheurs, comme un de mes arrière-grands-pères paternels. Les lacs sont très poissonneux… Et le petit gibier est abondant: lagopèdes, lièvres, tétras… Si la chasse touristique se développe beaucoup, les Lapons pratiquent une chasse qui n’est pas seulement de loisir, mais qui est destinée à la consommation de la viande.»

La Laponie a-t-elle un avenir en dehors du tourisme et de quelques rares activités économiques très spécifiques ?

«La population s’y maintient, et la plupart de ceux qui y vivent sont attachés à ce pays. Des étrangers –des Allemands notamment– viennent s’y installer.

L’État veille à maintenir l’activité économique en assurant une décentralisation administrative: l’enregistrement national des immatriculations automobiles s’est longtemps fait dans notre bourg d’Arjeplog, par exemple, créant donc de l’emploi sur place.

La commune a depuis créé un grand centre international de tests automobiles spécialisé dans les essais en conditions hivernales, qui a ensuite amené de grands constructeurs automobiles à installer sur place de grands complexes pour tester leurs équipements: Mercédès, Volkswagen, Fiat… mais aussi des équipementiers comme Bosch…

Ainsi, à Arjeplog, commune de 3000 habitants, on trouve 9 restaurants et 6 hôtels, dont un de luxe!
L’État octroie également des primes à l’installation en Laponie, et les salaires y sont meilleurs.»

Noël «frappe à nos portes»… N’est-il pas encore plus intensément attendu et vécu dans les pays nordiques qu’ici ?

«Ah! Oui. C’est la grande fête de l’année dans les pays scandinaves. Elle coïncide avec l’époque la plus noire de l’année, si bien qu’on illumine tout. Les gens ont besoin de lumière! Les maisons changent. On transforme les intérieurs: rideaux, tapis (etc.). Ils sont beaucoup plus colorés et illuminés qu’ici… Et à l’extérieur, la nuit est éclairée; la neige reflète toutes ces illuminations pour donner une grande impression de lumière.

Tout commence dès le 13 décembre, avec la «Sainte Lucie», qui correspond au jour de l’année où le soleil se couche le plus tôt, et se termine le 6 janvier. Toute cette période est vraiment particulière.

Les jours fériés sont plus nombreux qu’ici: les 24, 25 et 26 décembre sont chômés, le 31 décembre et le 6 janvier également. Beaucoup de gens prennent là de longues vacances.

C’est aussi une fête de famille. Et l’on se rend beaucoup plus qu’ici dans les églises, notamment pour écouter les chants traditionnels de Noël… Les Suédois sont très traditionalistes, et tous ces éléments font vraiment partie de Noël.

Le grand jour est le 24, et non le 25, qui se fête en famille, le repas étant plus simple qu’ici, et très traditionnel, d’origine paysanne: jambonneau braisé, un genre de fondue où l’on trempe des morceaux de pain épicé, un porridge de riz au lait, de la morue séchée, du hareng, des boulettes de viande…»

Comment fêtiez-vous Noël dans la Laponie de votre enfance ?

«Nous le fêtions à la suédoise, comme je viens de le décrire, car cette tradition s’est vraiment généralisée à tout le pays.

Quand nous habitions dans le sud de la Suède, nous faisions venir tout au long de l’année, de la viande de renne, d’élan… Et mon père faisait de la cuisine lapone.

Mais Noël, pour moi, cela a toujours été –et demeure– le véritable sens de cette fête chrétienne par excellence: la venue du Christ, le Fils de Dieu, Sauveur des hommes, au tout premier Noël, il y a plus de 2000 ans…»

La neige de Noël ne vous manque-t-elle pas en Bretagne ?
«Si. Elle m’a toujours manqué, depuis que j’ai quitté la Laponie !

Mais comme beaucoup de Scandinaves, je peux dire n’avoir jamais eu aussi froid de ma vie qu’ici, en Bretagne, à cause de l’humidité… Même si, bien sûr, le froid saisit, là-bas, quand il fait –25°C ou –30°C!»

Vivant en Bretagne depuis 44 ans, vous êtes régulièrement retournée en Suède tout au long des ans afin de revoir les vôtres, notamment… Quelles évolutions de la société suédoise vous paraissent les plus marquantes en un demi-siècle ?

«La Suède est devenue un pays d’immigration, beaucoup plus cosmopolite qu’auparavant…

J’ai aussi trouvé la jeunesse très apathique, un peu amorphe, ayant perdu son dynamisme d’autrefois, ramollie par des décennies de mauvaise éducation. En ce domaine, j’aurais plus d’espoir en la jeunesse française, globalement, qui n’a pas autant cette passivité inquiétante.

Un autre fait marquant est la grande déchristianisation. Mais cela, comme l’évolution générale de la société, est commun à l’ensemble des pays occidentaux…»

Les médias français – et souvent le monde politique – magnifient depuis des années le «modèle suédois» en tous domaines ou presque… Partagez-vous ce concert de louanges ?

«Non ! De manière générale, on vit mieux en France. Car quand on parle du «modèle suédois», on se réfère à des réalités qui datent! Les choses ont beaucoup changé en Suède depuis quelques années…»

Quels «bémols» y apporteriez-vous ?

«Il existe de très grandes déficiences dans le système éducatif, le système de soins… J’ai le sentiment que la politique –au sens le plus large du mot– s’y focalise sur des choses secondaires, symboliques, «sociétales», et délaisse des domaines fondamentaux…»

En quels domaines la France pourrait-elle véritablement prendre exemple sur les sociétés scandinaves ? Et quelles dérives vous semblent devoir être évitées à tout prix ?

«Je crains que les gouvernements des pays comme la France ne cherchent à importer de Suède des évolutions qui ne fonctionnent pas réellement, quand on connaît la réalité du terrain, et non seulement la théorie et les «belles idées»…

Je ne vois pas de réformes qui pourraient être empruntées bénéfiquement par la France à un «modèle suédois » qui n’existe pas, sinon une société moins fracturée, des relations plus apaisées entre les gens, davantage de confiance réciproque; et moins de rigidité, d’emprise bureaucratique dans la vie socio-économique…»

Depuis quelques mois, l’on entend tout particulièrement vanter le «modèle» du Système médical suédois. Quels échos ou connaissance en avez-vous, et quel regard portez-vous sur celui-ci ?

«J’ai pu voir comment fonctionne ce système; en suivant l’hospitalisation de membres de ma famille, ou par les échos que m’ont donnés ma nièce médecin et chirurgien, et ma plus proche amie, également médecin…

Si sur le plan technique, la médecine suédoise est parmi les meilleures, l’organisation du système de soins est déplorable. C’est en Suède que l’on a le temps d’attente le plus long de toute l’Union Européenne, en moyenne, pour obtenir une consultation ou une hospitalisation, et c’est la Suède qui a le moins grand nombre de lits d’hôpitaux, par exemple.»

Quelle politique générale la Suède a-t-elle adoptée pour son «système de soins» ?

«Une politique de réduction drastique des dépenses de santé et de restructurations massives. Ce sont les communes qui doivent maintenant financer les centres de soins, les maisons de retraite, les écoles, les salaires des infirmières, des assistantes sociales, au lieu des départements auparavant. Les Suédois paient 30% de leurs impôts aux communes… Mais celles-ci ont le plus grand mal à financer tout cela.

L’État a en outre transféré aux départements le financement des hôpitaux, du remboursement des médicaments et les salaires des médecins…

Il n’y a que 9% de médecins libéraux en Suède. Les contraintes sont trop nombreuses pour l’installation d’un cabinet privé.

Le personnel soignant a partout été énormément réduit: de 25% entre 1990 et 2000. Le nombre de «lits» et de postes de soins a été réduit de 45% dans la même période, et à nouveau de 30% depuis!

Il y a pénurie de médecins et d’infirmières en Suède. Le pays n’arrive plus à recruter tellement les conditions de travail sont difficiles.

Tous veulent se cantonner au travail intérimaire, ce qui désorganise tout le suivi médical des patients. Il n’y a pas de médecin référent, et le suivi des dossiers et des patients est déficient.

Mon amie médecin me disait qu’ils passent un temps considérable à essayer de trouver une place en hôpital pour un patient.

Il y a des accidents, faute d’admission en hôpital, ou des accouchements risqués par manque de place en salle d’accouchement…

Quand ma nièce, en Laponie, est de garde, elle est le seul médecin orthopédiste pour 268 000 habitants !»

Auriez-vous quelques exemples «vécus» à raconter des conséquences de cette politique restrictive ?

«Oui. Un membre de ma famille, opéré du cœur un lundi, a dû sortir de l’hôpital le lundi suivant, sans aucun suivi postérieur à cette hospitalisation. Et cela n’était pas dû à des prouesses médicales particulières, mais au principe d’économies maximales !

L’opération a été rendue nécessaire car après onze semaines à 40° de fièvre et plusieurs consultations, chacune avec un nouveau médecin intérimaire, une valve du cœur avait été détruite.

Les délais d’hospitalisation sont donc longs, mais le temps d’hospitalisation est de plus en plus court: on met littéralement les gens dehors.

Si les soins reçus sont bons en général, c’est l’accès aux soins qui est difficile; être admis aux urgences, par exemple: un ami qui consultait pour une forte douleur à la jambe s’est vu refuser deux fois l’admission, et la troisième fois, s’est entendu dire de revenir la semaine suivante, alors que sa jambe avait doublé de volume et était toute bleue! «Heureusement» pour lui, il a fait un état de choc sur place, et a enfin été pris en charge!…

Il faisait une hémorragie qui aurait été mortelle… Il a passé deux jours en soins intensifs et douze au total à l’hôpital.

Un autre a eu ensuite une mauvaise prescription de médicaments par téléphone, qui a failli lui coûter la vie.

Beaucoup d’ordonnances se font ainsi par téléphone, là encore sans suivi, et pour de très longues durées, si bien que la moitié des patients ne suivent plus leur prescription, comme l’ont montré les enquêtes!

La concentration des services fait aussi que certaines spécialités n’existent plus que dans un seul hôpital pour tout le pays: les greffes du cœur ne se font plus, par exemple, que dans un hôpital du sud du pays. Un Lapon du nord devra faire 2000 km pour recevoir une greffe!

En revanche, la qualité de vie dans les maisons de retraite est généralement meilleure qu’en France, pour un prix bien inférieur.»

Vous paraît-il encore préférable d’être soigné en France qu’en Suède aujourd’hui ?

«Oui, il vaut cent fois mieux être soigné en France qu’en Suède, où le système de soins est catastrophique! Il faut aussi savoir qu’en Suède l’optique n’est pas remboursée, et le dentaire ne l’est plus après la scolarité. Il n’existe pas de services de convalescence: on rentre directement chez soi, quelle qu’ait été la gravité des pathologies ou accidents !

Les Suédois sont eux-mêmes tellement fâchés de leur système de soins que la sœur de ma nièce par alliance, qui travaille à « la sécurité sociale », ne dit jamais quel métier elle fait. Elle dit « travailler dans le secteur administratif »…»

Française et Bretonne d’adoption, l’êtes-vous devenue de cœur et de «mentalité»?

«Oui, vraiment. J’ai vécu trop longtemps en France pour me sentir suédoise, et j’aime trop la Bretagne, de toute manière !»

Quels charmes trouvez-vous à la Bretagne ?

«Énormément de charmes ! Aussi bien la nature –que j’aime beaucoup– que la mentalité des Bretons. Ils sont très fiables, notamment.

Et j’aime cette volonté qu’ont les Bretons de préserver leur identité culturelle.»

 

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