«On peut trouver beaucoup à redire sur l’époque coloniale, mais j’estime aussi qu’elle a eu ses bienfaits, par exemple en dotant ces pays d’infrastructures, dans le domaine matériel – des routes, des ponts, des hôpitaux… – mais aussi de capacités administratives, de services de santé, comme celui des grandes endémies. La lutte contre la fièvre jaune, l’onchocercose, le paludisme…

Je ne suis pas le seul à le dire. Des dirigeants africains tels que Léopold Sédar Senghor l’ont dit.

La francophonie en est aussi un héritage, et elle est aujourd’hui un atout pour tous les pays qui en font partie…», nous a confié M. Henri Poupon.

Qui pourrait donner à Henri Poupon son âge ?…

Le pas alerte, l’esprit vif et le souvenir précis… Pour un peu, ce solide Breton de 87 ans paraîtrait vivre d’une éternelle jeunesse; tant les années semblent ne pas avoir entamé chez lui une jeunesse de l’esprit, des projets, du dynamisme, de la saine curiosité, de l’entreprise…

Pourtant, évoquer sa vie c’est un peu ouvrir un livre d’Histoire… et d’histoires; Histoire et histoires africaines notamment, lui qui a vécu les dernières pages de l’Afrique coloniale, puis celles de la décolonisation, sillonnant l’ouest du continent noir plusieurs décennies durant…

H. Poupon est de ce fait un témoin. Témoin d’un autre siècle, d’un autre monde !

Mais ne le croyez pas homme à ressasser dans la nostalgie les riches aventures d’un passé révolu ! Si les souvenirs, savoureusement exotiques ou dramatiquement tristes, émaillent son propos, l’analyse née d’une longue expérience de terrain scrute autant le présent que le passé, compare les époques avec sobriété mais de façon incisive, sans rien concéder au «politiquement correct», ni à la «langue de bois»…

Passionné d’écriture et d’histoire, auteur de trois livres – ouvrages de mémoire et romans – Henri Poupon a bien voulu ouvrir à Regard d’Espérance quelques pages de son existence singulière, tout en portant avec recul un regard sur l’évolution et le présent du monde, de l’Europe, de la France… Et de la Bretagne où il a choisi de revenir vivre le reste de ses jours de grand voyageur.


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis né à Saint-Goazec en 1930. J’ai commencé ma scolarité à l’école laïque de Saint-Goazec, pendant une année, avant de la continuer à l’école des frères de Châteauneuf-du-Faou, pendant la Guerre, puis au collège du Kreisker à St-Pol-de-Léon, où je suis resté trois ans…

Je n’ai pas fait d’études supérieures. Je suis un autodidacte. L’époque n’était pas facile, et j’ai fait ce que l’on appelle des «petits boulots» en attendant le service militaire.

J’ai devancé l’appel et suis parti en Algérie. C’était en 1949, avant les «Événements»…

Après ce service militaire de 15 mois, j’ai eu l’opportunité d’un emploi dans une société d’import-export travaillant en Afrique – on appelait encore cela une société coloniale à l’époque – par l’intermédiaire d’un de mes beaux-frères qui se trouvait à Dakar: les Établissements Maurel et Prom, dont la direction était à Bordeaux…

En 1952, après un stage de quelques mois, je suis donc parti pour le Mali – qui était alors encore le Soudan français – à Ségou, où j’ai travaillé à l’import-export dans ce qu’on appelait un «comptoir colonial».

Cela a été le début d’une longue carrière africaine, avec beaucoup de mobilité dans plusieurs pays, et des métiers divers… J’ai assisté à la transformation des colonies françaises par ce qu’on a appelé «la loi cadre», instituée par Gaston Deferre, prélude des premiers pas vers l’Indépendance pour ces pays africains, que l’on a alors cessé d’appeler «colonies» pour les nommer «territoires», le «gouverneur» devenant «chef de territoire»…

Je me suis marié à une Française pendant mes années en Afrique. Nos trois filles sont nées à Abidjan, en Côte-d’Ivoire, où j’ai travaillé dans l’industrie pétrolière…

C’était l’époque de «l’africanisation»: les postes jusqu’alors tenus par des Français étaient progressivement donnés à des Africains, chose tout à fait normale.

Puis, j’ai fini ma carrière à Paris, où j’ai travaillé à la direction du personnel chez Total pendant deux ans, en 1985 et 1986… Un poste qui ne m’enthousiasmait guère. Après la vie en Afrique, me retrouver dans le métro, les bus…

Enfin, j’ai profité d’un plan de réduction du personnel pour prendre ma retraite et venir vivre en Bretagne, ici à Châteauneuf-du-Faou… Mais nous n’avons jamais cessé de voyager, notamment parce que nos deux fi lles aînées étaient mariées à des militaires.

Nous sommes allés leur rendre visite à la Réunion, à Djibouti, en Nouvelle-Calédonie, en Guyane…, selon les affectations de mes gendres, qui vont très prochainement prendre leur retraite de colonel.

L’une de mes passions étant l’histoire, j’aime lire sur ce sujet… Et écrire. J’ai écrit en particulier deux romans basés sur des faits historiques…»

 

Comme beaucoup de jeunes «Centre-Bretons» de votre génération, vous avez été amené à choisir l’exil pour trouver de l’emploi… Comment avez-vous alors vécu cette «expatriation»? A-t-elle été un déracinement?

«Non, parce que je m’y étais préparé. J’avais donc depuis l’enfance cette passion pour l’histoire, tout particulièrement pour l’histoire coloniale française, et pour la géographie.

A l’école, cela m’intéressait toujours beaucoup, et par la suite j’ai aussi beaucoup lu sur ce domaine, je me suis documenté sur la vie en Afrique…

Je vous dirais franchement que je croyais à la «mission civilisatrice» de la France, et que j’y crois encore! Je n’ai pas eu le «mal du pays». J’ai même prolongé de huit mois mon premier séjour. La durée normale était de 30 mois au début – 24 mois ensuite – mais «Maurel et Prom» m’ont demandé si j’acceptais de rester un peu plus.

J’étais célibataire. C’était l’hiver en France… J’ai accepté volontiers de prolonger le séjour, à Mopti, au Mali. J’ai fait 38 mois sans rentrer en France.»

Après bien des années, vous êtes revenu «au pays» et, comme beaucoup de «Bretons de la diaspora», avez voulu y vivre votre retraite. Pourquoi?

«Je n’avais jamais coupé les ponts avec la Bretagne… Nous y revenions pendant les congés. Au début, quand nous venions en vacances à Châteauneuf, nous logions chez ma mère, rue de la Mairie.

Puis, pendant notre long séjour à Abidjan, nous avons fait construire cette maison où nous vivons maintenant… Le retour définitif en France a été difficile pour nos filles ; elles avaient toujours vécu en Afrique.

Le contraste avec Paris était difficile à vivre pour elles… Je n’ai pas eu trop de mal à me réhabituer au climat breton, même s’il y a des jours où l’on peste un peu contre la grisaille ! Mais il faut s’y faire… Et on s’y fait !

Nous avions bien un peu envisagé une retraite au soleil: le Maroc, le Portugal, le sud de la France, ou plutôt le sud de la Bretagne… Mais non, le berceau familial était ici.»

 

Jeune homme de 22 ans, vous partez donc en 1952 vers une Afrique qui vit les dernières années de la période coloniale: quelles circonstances ou réflexions vous ont dicté ce choix?

«J’ai parlé de mon intérêt pour l’Afrique. L’autre motivation était le sentiment que je n’avais pas beaucoup d’avenir ici, que j’aurais du mal à y faire ma vie, à trouver un bon travail… Comme je l’ai dit, l’époque n’était pas facile. Et je n’avais personne pour me guider, ce que j’ai souvent regretté. Mon père était décédé en 1932. J’avais alors deux ans. Ma petite sœur avait quelques mois. Ma mère a élevé seule ses cinq enfants. Elle est venue habiter à Châteauneuf-du-Faou, quittant la ferme familiale de Saint-Goazec; une ferme qui appartenait au comte de St-Simon, de Kervoazec. Elle a dû «batailler» pour vivre.

Puis la Guerre est venue… La vie n’était pas facile, même si je ne garde pas un mauvais souvenir de mon enfance. Elle a été celle des petits camarades de mon âge à Châteauneuf.

Pendant mon service militaire, j’ai failli m’engager. Mais un lieutenant, qui m’avait un peu pris en charge, m’a honnêtement prévenu que cela signifi erait partir directement pour la Guerre d’Indochine. Déjà, le déclenchement de la Guerre de Corée nous avait valu de faire trois mois supplémentaires de service militaire…

J’ai donc renoncé à m’engager, et faute de trouver du travail au sortir du service militaire, j’ai suivi des cours par correspondance, en comptabilité-gestion.

C’est alors qu’a surgi cette offre des Établissements Maurel et Prom, qui cherchaient des jeunes pour partir en Afrique…»

 

Quelle Afrique avez-vous rencontrée là-bas ? Quels contrastes avec votre vie de jeune Breton et Français vous ont le plus frappé ?

«Avec le temps, et les dizaines d’années vécues là-bas, les impressions finissent par se confondre un peu! Mais, bien évidemment, malgré toutes les lectures que l’on peut faire, les différences dans les modes de vie vous surprennent toujours un peu. La misère également. Et il y en avait beaucoup !

Mais que faire à l’échelle individuelle ?… On aidait comme on le pouvait, localement…

Les contacts avec les Africains étaient généralement bons, mais il était plus difficile de se lier d’amitié.

A mon arrivée, à Ségou, j’ai trouvé un jeune de mon âge, et me suis dit que j’en ferais bien un ami. Nous avons eu de bonnes relations, des discussions sympathiques, mais je ne peux pas parler d’amitié. Il était toujours difficile de franchir un certain niveau d’échanges.

J’ai vu des Européens vouloir se faire « plus africains que les Africains » et connaître de cruelles désillusions. En Guinée, j’ai connu un monsieur qui était, avant l’Indépendance, secrétaire général de la Chambre de commerce. Il était aussi un des bras droits du Président Sekou Touré, rédacteur d’une partie de ses discours. Ce M.Célestine, originaire des Antilles, homme de grandes capacités, a été remplacé à l’Indépendance et a pris la gestion de l’Hôtel de France…

Au retour d’un congé familial en France, il a vu deux policiers l’attendre à l’aéroport de Conakry et lui demander poliment de reprendre immédiatement l’avion pour la France.

«Nous avons la consigne de ne pas vous laisser rentrer en Guinée.»

«Laissez-moi téléphoner au Président. Tout va s’arranger…»

«Non, non. Le Président est au courant.»

«Mais j’ai ici toutes mes affaires, mes biens personnels…»

«Tout est prêt à être expédié en France par bateau.»

Pourtant, il était lui-même persuadé d’être devenu africain, parfaitement intégré… Et à l’inverse, j’ai remarqué qu’il reste toujours quelque chose d’africain chez le plus européanisé des Africains. Il est tout à fait logique, et normal qu’il en soit ainsi.»

 

L’acclimatation vous a-t-elle posé quelques problèmes ?

«La chaleur dans certaines contrées et à certains moments de l’année est difficile à supporter, mais cela ne m’a jamais posé de gros problèmes.

On transpire sans arrêt. Les climatiseurs ont amélioré les choses pour l’intérieur, mais en revanche on est sans cesse enrhumé car il fait au moins 15 degrés de plus dehors, et on passe sans cesse du chaud au froid en sortant et rentrant…

J’ai la chance de ne jamais avoir été malade, hormis deux crises de paludisme assez sérieuses, alors que j’ai vu des amis être touchés par des dysenteries terribles, ou autres choses semblables.

Pourtant, j’ai parcouru la brousse en tous sens et en ai «vu de toutes les couleurs» !

En Guinée, «l’hivernage» – la saison des pluies – est pénible. Il fait chaud et très humide. On parle de plus en plus ici de la maladie de Lyme transmise par les tiques…

Je me souviens d’une chasse au phacochère en brousse, de nuit: nous tuons un «phaco» et arrivés au village, au bord du lac Débo, le suspendons à l’auvent sous lequel nous allons dormir sur des nattes, à même le sol, dans nos sacs de couchage…

La nuit, dans mon sommeil, j’entends de petits craquements et pense que la corde qui le tient suspendu est peut-être en train de craquer.

Je me lève et déplace un peu ma natte; nouveaux craquements, bruit de chute: le phacochère est effectivement tombé au sol… Je me dis qu’on verra cela le lendemain matin et me rendors.

Au matin, je me réveille couvert de tiques énormes, venues de la dépouille du «phaco» !

J’ai craint pendant plusieurs jours d’avoir été contaminé par une quelconque «cochonnerie». J’ai consulté un médecin qui m’a dit d’attendre pour voir…

Mais je n’ai rien eu. J’ai vécu un bon nombre «d’aventures» en brousse. J’y ai chassé le fauve, ce qui n’est pas la meilleure chose que j’ai faite dans ma vie !

Mais c’était une autre époque…

J’ai tué un lion, et un hippopotame, ce qui était idiot, j’en conviens et le réalise aujourd’hui.

Le lion faisait des dégâts dans les troupeaux des villageois… J’ai vu des serpents, mais sans être menacé.»

 

Voudriez-vous nous dire quelques mots sur les métiers que vous avez exercés ?

«A Ségou, j’ai donc commencé à travailler pendant un an dans l’import-export : la société importait de France des matériaux, bois, ciment (etc.), des conserves et toutes sortes de marchandises.

Et elle exportait des produits locaux: mil, arachides, riz… de tout.

Ensuite, on m’a envoyé à Mopti – toujours dans l’actuel Mali – où j’étais seul pour gérer le comptoir, avec une vingtaine d’employés africains. Je n’avais aucune formation.

A moi de me débrouiller !

Il y a eu des hauts et des bas, mais cela s’est plutôt bien passé…

J’y suis resté de 1953 à 1957. Après cela, je me suis retrouvé à Dakar, au Sénégal, où j’ai travaillé pour la glacière gérée par Maurel et Prom, ce qui ne m’intéressait pas beaucoup.

Observant que les comptoirs fermaient un peu partout, je me suis réorienté, trouvant un emploi dans une société américaine – l’African Petroleum Terminals – qui faisait du stockage pétrolier, sur toute la côte ouest de l’Afrique.

Je me suis retrouvé cette fois en Guinée, à Conakry. Il a fallu que je me forme entièrement à ce nouveau métier auquel je ne connaissais rien, et aux méthodes américaines, très différentes des françaises…

Etant alors encore célibataire, et disponible, on m’a «expédié» un peu partout…

Après mon mariage en 1963, les deux sociétés pétrolières qui avaient monté ensemble l’African Petroleum Terminals – Texaco et B.P. – ayant décidé de se séparer, j’ai trouvé un emploi à la raffinerie d’Abidjan, qui était alors en construction. Un travail très intéressant.

Après «l’Africanisation», je suis entré chez Total, à Abidjan, pour 4 ans, puis à Dakar pour 15 ans. Je m’y suis beaucoup plu. Enfin, ce fut donc le retour en France, et le travail à la direction du personnel de Total, à Paris.

J’ai donc travaillé au «Soudan français» de l’époque – au Mali – au Dahomey d’alors, au Sénégal, en Guinée, en Côte-d’Ivoire, en Sierra-Leone…

Sans compter les nombreux voyages et plus courts séjours effectués durant toutes ces années, en Mauritanie, au Niger, au Burkina Faso… Je me souviens d’un voyage en train – une expédition à l’époque – Abidjan-Ouagadougou, avec ma femme… ou encore de cette mission sur le coût de la vie en Afrique que m’avait confiée Total, pour le calcul des salaires de son personnel expatrié.

Elle m’a conduit à Ouagadougou, Niamey, Abidjan, Douala, Libreville, Port-Gentil…»

 

De tous les pays où vous avez travaillé et vécu, lesquels vous ont laissé les meilleurs souvenirs ?

«D’abord la Guinée. C’est un pays merveilleux. Les paysages – notamment ceux du Fouta-Djalon – sont magnifiques, vallonnés… On se croirait en Suisse. Ce pays aurait pu connaître un développement extraordinaire. Il possède tout: l’eau et le soleil pour une agriculture luxuriante. Tout y pousse… Un sous-sol gorgé de richesses: de la bauxite, du fer, des diamants, du manganèse… La mer y est très poissonneuse. La pêche peut y être florissante…

Au moment de l’Indépendance, tout était prêt pour construire un barrage électrique sur le fleuve Konkouré, qui aurait permis de transformer la bauxite en alumine, entre autres… Tout a été abandonné. Cela aurait donné à la Guinée un essor extraordinaire. J’ai aussi beaucoup aimé Dakar, au Sénégal; Abidjan, en Côte-d’Ivoire…

La Mauritanie était très dépaysante, attachante, très différente du Sénégal, par exemple. C’est le désert, un autre mode de vie, une autre culture. Ce sont des Maures…»

 

Vous avez publié en 2014 un roman – votre deuxième ouvrage – intitulé «Dans la tourmente du Konkouré». Que fut cette tourmente ?

«C’est le moment de l’Indépendance. Quand le Général de Gaulle est passé, en août 1958, on espérait que les événements allaient tourner favorablement.

Puis quand Sekou Touré a pris le pouvoir, l’on était dans une totale incertitude sur leur tournure…

Et la suite a été une terrible lutte ethnique, entre les Soussous, les Malinkés, les Peuls… une période vraiment tourmentée. Mon livre est un roman, qui s’appuie sur des faits vécus.

On y retrouve beaucoup d’anecdotes que j’ai publiées dans un recueil de souvenirs, intitulé «Mémoires d’outre-mer. 1952-1963. De la savane pelée du Sahel aux rivages verdoyants de l’océan»…»

 

L’histoire africaine de ces dernières décennies n’a-t-elle pas été faite de tourmentes récurrentes ?…

«Si, bien sûr, hélas !… C’est désespérant, car cela aurait pu être tout autre chose ! Où sont les responsabilités ?…

On peut reprocher certaines choses à la France, mais j’estime qu’elle a rempli son rôle, dans l’ensemble.

On peut trouver beaucoup à redire sur l’époque coloniale, mais j’estime aussi qu’elle a eu ses bienfaits, par exemple en dotant ces pays d’infrastructures, dans le domaine matériel – des routes, des ponts, des hôpitaux… – mais aussi de capacités administratives, de services de santé, comme celui des grandes endémies. La lutte contre la fièvre jaune, l’onchocercose, le paludisme…

Je ne suis pas le seul à le dire. Des dirigeants africains tels que Léopold Sédar Senghor l’ont dit. La francophonie en est aussi un héritage, et elle est aujourd’hui un atout pour tous les pays qui en font partie… Je ne suis pas un colonialiste invétéré, mais il faut savoir reconnaître ce qui est; être objectif.

En 2007, j’ai organisé avec ma femme et mes beaux-frères un voyage de Bamako à Ségou par la route, puis de Ségou à Mopti en pirogue sur le fleuve Niger; un voyage qu’on ne peut plus faire aujourd’hui à cause de la guerre au Mali… Au sortir de Ségou, on arrive à l’immense barrage de Markala construit avant la Guerre 39-45 sur le Niger.

Nous avons dû passer avec la pirogue par l’écluse, dont le sas fonctionne électriquement. L’Africain qui nous pilotait dans ce voyage s’est exclamé admiratif: «Vraiment, les Français ont fait du boulot ici !…»

 

Vous avez connu l’Afrique coloniale, puis postcoloniale… Quelles réflexions vous suggère la comparaison entre ces deux périodes, et l’évolution du continent depuis lors ?

«Vaste question! Comment y répondre?… Par une anecdote : à mon arrivée à Ségou, il n’y avait pas d’électricité dans la ville. A Mopti, on s’éclairait au pétrole. Le réfrigérateur fonctionnait au pétrole… Les routes n’étaient pas goudronnées. C’était des pistes de latérite.

Il y avait un dispensaire, que dirigeait un médecin-capitaine de l’armée française, secondé par un «médecin» africain, formé à l’école de médecine de Dakar, et une équipe d’infirmiers africains…

Cette école de médecine avait été créée par le médecin-général Le Dantec, un Breton, après la Guerre de 14-18. Il en avait demandé la construction en remerciement aux tirailleurs sénégalais qui avaient combattu en France. Plus tard, j’ai vu la construction de l’hôpital de Mopti, où travaillaient un médecin français et deux ou trois médecins africains.

Les gens qui sortaient de l’Ecole de Médecine de Dakar n’avaient pas le niveau des docteurs en médecine – ils avaient suivi trois années de formation – mais avaient de vraies compétences. Je peux le dire pour avoir été soigné par eux. Nous avions, à l’hôpital de Mopti, le docteur Dollo – un Dogon – premier médecin africain à remplacer le médecin français.

A l’Indépendance, on n’a trouvé rien de mieux que de le nommer ministre de la santé… Puis, à l’occasion d’un «complot» – inventé de toutes pièces – il a été arrêté, torturé, envoyé au bagne de Kidal – dans le nord – où il est mort…»

 

Rencontré à l’aéroport de Ouagadougou, au Burkina Faso, qui était alors la Haute-Volta, un «colonial» qui avait vécu en Afrique l’essentiel de son existence, nous avait donné ses conclusions sur l’Afrique postcoloniale: en résumé, il soulignait que c’était évidemment justice que les peuples africains accèdent à l’indépendance, mais qu’il eût fallu une transition de préparation d’une génération; tant politique qu’administrative, technique… Qu’en pensez-vous?

«C’est ce que l’on voyait bien à l’époque. Cela allait trop vite, comme le montre ce que je viens de vous raconter… Il aurait fallu pouvoir former davantage de personnes, et plus longtemps. Il y avait des gens bien formés. Je me souviens d’un garçon très brillant – Diallo Telli – qui était sorti premier de l’Ecole de la France d’Outre-mer, l’ancienne Ecole coloniale.

Il a ensuite été Secrétaire Général de l’Organisation de l’unité africaine, puis a voulu revenir en Guinée, à l’Indépendance, pour se mettre au service de son pays. Sékou Touré l’a accueilli avec plaisir, comme beaucoup de ces étudiants qui sont alors revenus dans le même but, et pour leur plus grand malheur, car beaucoup ont péri dans la tourmente… Diallo Telli a été nommé ministre de la justice.

Et lors d’un énième faux complot, il a été arrêté et il est mort dans des conditions horribles, de soif, de faim…»

 

Quelles sont, à vos yeux, les racines des maux de l’Afrique d’aujourd’hui ?

«La corruption, le clanisme et les rivalités ethniques, la mauvaise gouvernance…»

 

Ne voit-on pas se dessiner une Afrique «à deux vitesses», ou même à «plusieurs vitesses» ?

«Si. Des pays comme la Côte-d’Ivoire s’en sortent bien mieux que d’autres. Mais voyez ce qui s’y est passé il n’y a pas si longtemps… D’autres pays, comme la Guinée dont nous avons parlé, n’ont pas su prendre le même chemin.»

 

Quel avenir voyez-vous poindre pour ces pays du «continent noir» ?

«La situation présente n’incite guère à l’optimisme. Il faudrait que l’Afrique «s’assagisse» un peu ; que ses «hommes providentiels» – dont elle ne manque pas – laissent la place à
d’autres !… Dos Santos, en Angola, vient d’annoncer qu’il laissait sa place… après 30 ans de pouvoir ! Et on voit des «règnes» aussi longs dans les pays francophones comme le Tchad, ou au Cameroun… Et que dire du djihadisme !… Quand on a vécu comme moi en Afrique, on aimerait tant que ces pays se sortent de leur situation! Mais c’est aussi une autre culture, une autre civilisation… Et je crains que le chemin du développement ne soit encore long. Certaines choses font un peu illusion, comme la télévision, ou plus encore les téléphones portables, qui sont partout. Les Africains sont les champions de la réparation, du bricolage des portables… mais quel contraste avec d’autres réalités !…»

 

Vous avez écrit en 2009 un livre de récits dont les péripéties se déroulent de la Première Guerre mondiale à la Seconde, puis à la Guerre d’Indochine : «Destins croisés à travers les temps tourmentés». Quelles réflexions vous ont conduit à écrire cet ouvrage ? Quel message avez-vous souhaité y transmettre ?

«J’avais des souvenirs de la Guerre, de l’Occupation, de la Résistance. Un de mes cousins avait été l’organisateur de la Résistance dans le secteur de Châteauneuf. J’avais vu le château de Trévarez occupé par les Allemands… L’idée a germé de relater ces événements à travers la trame du destin croisé d’une famille française et d’une famille allemande hostile au nazisme, les deux chefs de famille s’étaient connus et battus durant la Guerre 14-18… J’ai voulu raconter l’histoire de deux familles qui se sont raccordées alors que l’environnement était totalement contraire à ce chemin-là. C’est un livre qui m’a demandé beaucoup de recherches historiques, afin d’écrire des choses solides. Mon regret est que l’éditeur n’ait pas fait le travail de correction qui était convenu – il contient donc des petites fautes et anomalies – et ne se soit pas impliqué dans sa diffusion…»

 

Vous qui avez été le témoin de tant de soubresauts de l’histoire récente, des transformations profondes survenues sur plusieurs continents, et qui en avez été un fi n observateur, quelle «lecture» faites-vous des évolutions majeures de ces dernières décennies en ce monde ? Et quels sentiments vous laissent les ébranlements ou les rapides bouleversements de ces toutes dernières années, la situation «géostratégique» mondiale actuelle ?

«Il faut reconnaître que la situation n’est pas réjouissante. Les événements qui se sont succédé depuis la guerre d’Irak, la crise des réfugiés, les tensions internationales… Tout cela ne prête pas à l’optimisme. J’ai vécu les crises et les tensions de l’Après-guerre, de la décolonisation, de la «guerre froide»… Mais c’était différent. Cette époque-ci me paraît plus incertaine et plus inquiétante, pas seulement pour le monde dans son ensemble, mais pour l’Europe, qui s’est mal construite…»

 

Vers quoi se dirige-t-on, à votre avis: «où va le monde ?»… et où vont l’Europe, la France ?…

«Difficile à dire… Qui peut le savoir ?»

 

Quelle Bretagne avez-vous trouvée à votre retour d’Afrique ? Etait-elle conforme à celle de vos souvenirs de jeunesse, ou à celle de votre imagination, de votre idée ?

«En revenant assez souvent ici, j’avais bien sûr remarqué la grande évolution que vivaient les campagnes. La modernisation de l’agriculture a été spectaculaire. Quand j’ai quitté la Bretagne en 1952, il n’y avait pas encore beaucoup de tracteurs dans les champs… Aujourd’hui, il n’y a plus beaucoup de paysans dans les campagnes!
C’est quand je suis rentré en Bretagne à la fi n de mon premier séjour de 38 mois en Afrique, que j’ai été le plus étonné: les mentalités me paraissaient avoir changé… Ou alors, c’est moi qui avais changé. Je ne «reconnaissais» plus mes camarades quittés seulement trois ans plus tôt! Il n’y avait plus de contacts, d’échanges… Ce que je pouvais leur dire ne les intéressait pas, et vice-versa. C’était une période un peu curieuse, fl oue… Par la suite, revenant régulièrement en Bretagne, je n’ai pas été surpris par les évolutions.»

 

Des Bretons ont souvent souligné l’assujettissement de la Bretagne à Paris… Une forme de «colonialisme», allant jusqu’au quasi «génocide culturel» et en particulier de la langue bretonne… Que leur diriez-vous ?

«Que ce n’est pas faux. J’ai toujours regretté de ne pas parler couramment le breton. Ma mère ne nous le parlait pas à la maison. Je comprenais le breton que j’entendais parler partout autour de moi à l’extérieur, mais sans le parler moi-même… Aujourd’hui, je comprends le breton de mon voisin, mais pas celui de la radio. Je trouve très positif que le breton soit maintenant enseigné à l’école.»

 

La Bretagne a été indépendante pendant des siècles… Aussi peuplée, ou presque, que le Danemark, la Norvège,
avec elle aussi ses façades maritimes, sa centralité au regard de l’Europe… Ne pouvait-elle pas connaître un autre développement, en étant non pas «excentrée» mais un carrefour maritime, riche de plus d’une agriculture très dynamique, d’une contrée très attirante pour le tourisme et d’une personnalité très affirmée… Quelle est votre analyse ?

«Certainement. La Bretagne aurait pu faire beaucoup mieux si la possibilité lui en avait été donnée! Il aurait fallu – il faudrait – avoir pour cela les coudées franches. Le cas de la façade maritime est particulièrement parlant : la Bretagne aurait dû avoir toute une industrie tournée vers la mer… Il est évident qu’elle a été bridée en ce domaine.»

 

Une solution aurait pu être un véritable régionalisme, ou comme en Suisse et ailleurs, une grande autonomie dans un ensemble fédératif… ? Est-ce trop tard ?

«La régionalisation a donné une petite mesure d’autonomie, mais on voit bien que les réticences sont grandes! Le centralisme parisien est là, toujours très fort. Il faudrait aller plus loin pour permettre aux régions de mieux s’administrer elles-mêmes, mais je me demande si l’on se dirige vraiment vers cela?…»

 

La Bretagne à cinq départements est-elle d’actualité ?

«Certainement! J’y suis totalement favorable. Il aurait fallu abroger cette décision de fracturation de la Bretagne prise par le maréchal Pétain pendant la Guerre. C’était la première chose à faire à la Libération ! Le dernier redécoupage territorial des régions était l’occasion de le faire… Mais on a vu s’exprimer des oppositions politiciennes, chacun voulant conserver son fief…»

 

Quel avenir lui entrevoyez-vous ?… Et à quelles conditions ?

«Je pense que l’on peut être optimiste. L’une des richesses de la Bretagne est la formation des enfants et des jeunes, le niveau de son enseignement. C’est une richesse qui s’exporte beaucoup. On pourrait espérer qu’il en soit laissé un peu plus à la Bretagne.»

 

Vous avez voulu écrire… Pourquoi ?

«Cela m’a toujours plu. A l’école, j’aimais les rédactions, comme on le disait à l’époque, et je réussissais plutôt bien. Écrire m’a occupé, m’a ouvert l’esprit. Et il me prend parfois soudain cette envie d’écrire, surtout ce qui se rattache à l’histoire.»