«Ma pensée en Mai 68, quand je terminais mes études, était de donner un sens à ma vie : je ne voulais pas me contenter de vivre – comme nous le disions à l’époque entre nous – «une petite vie bourgeoise» ; avoir comme but de travailler pour gagner de l’argent… Je voulais mener ce que j’appelais une vraie vie !

Avec d’autres, j’ai donc pensé partir en Amérique Centrale pour y mener une action humanitaire, médicale mais aussi de développement…» 

46 années de service ! Discrète mais solide et fidèle présence que celle du Dr Emile Louédin, tant auprès de «ses» patients, de ses amis, que de ses pairs

S’il peut paraître banal de redire que le véritable médecin remplit plus une vocation qu’il n’exerce un métier, pour ce Breton taillé dans le granite d’une côte nord de l’Armor qu’il affectionne particulièrement, ce n’est pas là un vain mot, ni une formule éculée.

Si le militant soixante-huitard qui faillit partir soigner les plus déshérités des peuplades d’Amérique Centrale a finalement posé son sac de médecin dans le Poher, c’est avec le même esprit de dévouement et sans avoir déserté son idéal ; et moins encore sa foi.

Bien que connu de beaucoup de Carhaisiens après bientôt un demi-siècle à leur chevet, Emile Louédin est riche d’un parcours de vie que peu connaissent, et que «Regard d’Espérance» a choisi d’évoquer avec lui, aux racines – ou à la croisée – de ses engagements, divers mais toujours forts et entiers Sans oublier les échos de ses points de vue et analyses forgés dans une longue et riche expérience, sur l’actualité médicale de notre contrée, mais également sur les réalités sociales de notre pays Un entretien à cœur ouvert.


En quoi votre élan en Mai 68 a-t-il trouvé, tout au long de votre existence, un certain accomplissement ?

«Ma pensée en Mai 68, quand je terminais mes études, était de donner un sens à ma vie : je ne voulais pas me contenter de vivre – comme nous le disions à l’époque entre nous – «une petite vie bourgeoise» ; avoir comme but de travailler pour gagner de l’argent… Je voulais mener ce que j’appelais une vraie vie !

Avec d’autres, j’ai donc pensé partir en Amérique Centrale pour y mener une action humanitaire, médicale mais aussi de développement…

Dans ce même temps, avec ce petit groupe d’amis d’une paroisse catholique de Rennes, nous avions mis sur pied un petit dispensaire sur un terrain qui accueillait des nomades et quelques «clochards». Nous y allions régulièrement et étions très bien accueillis par ces gens que nous soignions gratuitement…

Nous voulions ainsi concrétiser notre pensée, ne pas rester des théoriciens. Je me souviens, avec une certaine émotion, que mon professeur de médecine, le Pr Bourel – grand scientifique, membre de l’Académie de médecine, mais homme de grande discrétion – nous donnait de temps en temps des médicaments pour les personnes que nous soignions sur ce terrain…

Mon chemin a ensuite bifurqué. Il aurait pu prendre diverses directions pour matérialiser cet idéal. J’ai failli, par exemple, m’engager dans une voie très politique, au P.S.U., parti à l’époque révolutionnaire…

Mais j’avais aussi une profonde recherche spirituelle, qui m’a finalement mené à Carhaix, au Centre Missionnaire, ce qui était pour moi une concrétisation. Sans établir de comparaison, bien évidemment, je pense cependant à un aspect de la vie du Dr Schweitzer, qui était parti soigner les habitants les plus défavorisés de la brousse au Gabon : la fin d’un très beau livre qui lui est consacré évoque cette pensée du Dr Schweitzer sur sa vie disant que «si c’était à refaire, il pourrait aussi bien consacrer sa vie à soigner les gens dans des bidonvilles, des banlieues de grandes villes, des gens tout autant défavorisés…» Je considère que cela exprime le but de ma vie.»

Vous étiez au cœur de la mêlée mais, avez-vous dit, votre contestation n’était pas violence mais volonté de bâtir un monde meilleur. Comment analysez-vous cette épopée maintenant ?

«J’avais choisi la médecine parce que j’aimais vraiment cela. Je voulais faire ce métier et, venant d’un milieu très modeste, où le mot travail signifiait beaucoup, j’avais été dans la perspective de ce que l’on appelle en anglais le «struggle for life» : se battre pour réussir, avoir de l’ambition… Une pensée qui s’était trouvée renforcée par les concours que nous devions passer. Nous étions constamment en compétition : il fallait être le meilleur, passer devant les autres… 

Et «Mai 68» a d’abord été pour moi une ouverture aux autres, la réalisation de ce qu’il y avait une autre dimension dans la vie, et que ma vie n’aurait un sens que si je m’ouvrais aux autres…

C’est ce qui a été ma motivation première dans ces engagements. Et cela l’a été totalement, ce qui fait que j’ai été un soixante-huitard acharné – non pas dans la veine de ce que l’on appelait «les bourgeois» (et qui en étaient) qui se sont «défoulés», ont amené une déliquescence morale épouvantable – mais dans une veine sociale, de recherche de justice…

C’est pourquoi, j’ai été de ceux qui ont continué le combat quand d’autres, l’été venu, après les événements de Mai 68, sont partis en vacances ici et là… Nous voulions essayer de relancer ce que nous appelions «l’esprit de Mai 68», qui n’était finalement pas l’esprit de Mai 68, mais un esprit de justice, sociale et autre.»

Vous aviez donc, avec d’autres «soixante-huitards», envisagé de vous rendre en Amérique Centrale pour œuvrer parmi les déshérités… Cela ne s’est pas réalisé ?

«Nous étions donc dans un esprit tiers-mondiste, et avions entendu parler de la situation au Honduras par l’un d’entre nous, qui avait contact avec quelqu’un là-bas…

Notre petit groupe comprenait médecin, sage-femme, enseignant, agronome… Et nous voulions mettre sur pied une action de développement, en créant une sorte de petite «communauté» pour aider le plus possible les gens de la région, et dans notre esprit, en symbiose avec ceux qui menaient là-bas le combat le plus radical, révolutionnaire…

L’un d’entre nous s’est rendu au Honduras, et cela aurait pu se concrétiser… même s’il y avait une part d’utopie. Un membre de notre groupe a ensuite travaillé au Honduras dans le cadre de la coopération, mais ce projet commun n’a pas abouti bien qu’ayant été l’aspiration forte de plusieurs d’entre nous.»

Quand, avec d’autres condisciples, vous vous êtes rendus chez le cardinal de Rennes, quelles étaient vos motivations ? Comment s’est déroulé l’entretien ?

«Nous avons effectivement eu des contacts avec le cardinal Gouyon, puisque dans notre paroisse St-Martin, à Rennes, où nous étions chargés d’animer les cérémonies, nous avons voulu faire changer les choses…

Nous voulions créer une sorte de «conseil presbytéral», en organisant des élections, mais nous nous heurtions à un système monolithique. Le cardinal s’est déplacé dans la paroisse pour discuter avec les quatre ou cinq que nous étions.

Les élections ont eu lieu. J’ai expliqué les motivations, mais étant très engagé dans Mai 68, j’ai été minoritaire dans le scrutin, et le projet n’a pas eu de suite… Comme c’était prévisible.

Mais j’ai dit ce soir-là au cardinal que le système catholique romain me paraissait tout à fait comparable à celui du parti communiste… Il m’a répondu :

«Ce n’est pas un compliment que vous nous faites !»

«Je le pense vraiment.» ai-je ajouté alors.

Une autre rencontre a eu lieu, mais cette fois en rapport avec mon cheminement personnel. Bien que très engagé dans les équipes liturgiques de ma paroisse, je me posais des questions sur des points de la vie religieuse catholique que je voyais clairement, en désaccord avec l’enseignement de la Bible.

J’ai posé ces questions au cardinal, qui m’a reçu très gentiment un soir, mais n’a répondu en rien à ces interrogations, me proposant plutôt un arrangement qui ne correspondait pas à ma sincérité, à ma recherche. 

J’ai donc fini par quitter le catholicisme. Il faut comprendre que tout cela se plaçait pour moi, pour nous, dans une recherche de vérité, avec des questions fondamentales par rapport à la foi.

Réunis un soir pour discuter, partager, nous nous étions par exemple posé cette question :

«Quelle différence y a-t-il entre nous, catholiques «soixante-huitards» engagés, et d’autres, engagés comme nous, mais marxistes ou autres… ?

Avons-nous, dans notre foi, quelque chose de différent ? Qui est le Christ pour chacun de nous… ?»

La plupart n’avaient pas de réponse. Mais je me trouvais à la fois dans la mouvance de Mai 68 et dans cette recherche spirituelle personnelle…»

Et tout cela vous a mené à Carhaix ! Comment et pourquoi ?

«J’avais eu l’occasion d’entendre parler – par celle qui deviendrait plus tard mon épouse, Simone – d’une autre dimension de la foi, pas seulement d’une religion, mais d’une vie changée par la rencontre avec Dieu…

Par la suite, faisant mon stage de fin d’études à Lannion, où nous avions de la famille, nous avons recherché un lieu de culte. C’est à Morlaix que nous l’avons trouvé : le Centre Missionnaire tenait là-bas des cultes, que présidait à l’époque un ancien prêtre, M. Gatoux.

Il a compris mon cheminement, n’a pas cherché à m’influencer, m’a respecté, laissé cheminer… Et après un court temps, j’ai moi-même vécu cette «rencontre avec Dieu» qui a transformé ma vie.

Ensuite, cette petite église de Morlaix dépendant alors du Centre Missionnaire de Carhaix, nous avons rencontré le pasteur Yvon Charles, et son épouse, et avons découvert au Centre Missionnaire, avec une joie immense, ce à quoi j’aspirais depuis toujours, ce dont nous avions rêvé en échangeant dans notre petit groupe à Rennes: trouver des gens qui vivent vraiment l’évangile.

Je me souviens que je disais alors à mes amis être prêt à faire mille kilomètres pour rencontrer de tels gens, une telle vie… Je l’ai découvert là, à Carhaix.»

Voici 46 ans vous vous installiez, jeune médecin, à Carhaix… ce qui fait aujourd’hui de vous le «doyen» des médecins en activité dans la contrée… Si, de ce fait, bien des habitants du Poher vous connaissent, peu nombreux sont ceux qui savent votre «parcours de jeunesse». Quels aspects de vos jeunes années ont plus particulièrement marqué votre vie, déterminé vos choix et engagements ?

«Je viens d’un milieu très modeste. A une époque de sa jeunesse, mon père –qui était orphelin de père– a travaillé dans une ferme en tant qu’ouvrier agricole. Nous étions six frères et sœurs, et avons tous commencé notre vie «en bas de l’échelle» comme nous le disions alors: un de mes frères travaillait dans une briqueterie ; un autre, cheminot, faisait manœuvre en gare de Rennes… A force de travail, les uns et les autres ont pu arriver à de meilleures situations.

Jeune, la pensée même de faire des études de médecine me paraissait quelque chose d’exorbitant : était-ce seulement possible, venant d’un milieu comme le nôtre… ?

Mais de cette époque de notre vie, nous avons tous conservé la pensée de la valeur du travail. Elle est ancrée en moi. J’ai voulu la faire partager à mes enfants…

Aussi, je n’arrive pas à comprendre quand je vois des gens ne plus vouloir travailler – je dis bien ne pas vouloir, et non ne plus pouvoir. Je songe aux générations de nos parents qui ont construit notre pays, à ceux qui ont travaillé dur à leur suite, et à tous ceux qui le font aujourd’hui…

Mai 68, l’engagement social ce n’était pas du tout pour moi l’idée de vivre à ne rien faire, dans une société qui nous devrait tout !

Je citerais l’exemple d’un de mes oncles maternels, qui avait vécu une enfance très pauvre, sur une ferme de cinq hectares. élève doué, il aurait pu poursuivre des études, et l’instituteur était venu voir ses parents pour cela. Mais ils ne pouvaient pas lui payer de telles études. Il est donc allé très jeune travailler chez Citroën à Paris, dans l’un des ateliers les plus durs… Membre du parti communiste, cégétiste acharné, il était un syndicaliste capable de se battre à fond pour un ouvrier, de même que mon frère Georges, à la C.F.D.T…. Mais ils étaient aussi capables de se fâcher, à leurs risques et périls, face à celui qui ne voulait pas travailler.

C’est aussi cela qui a marqué ma vie.»

Devenir médecin, était-ce pour vous choisir un métier comme un autre ou répondre à une vocation, un idéal… ?

«Tout a commencé par l’intérêt pour les cours de «sciences naturelles» – comme on les nommait alors – dans une classe de secondaire. Puis ce fut l’admiration pour le travail de gens comme Pasteur ou d’autres grands médecins…

Je me suis senti attiré vers cela, et c’est devenu ma pensée absolue. J’ai préparé cela pendant des années…

J’ai eu la chance d’être le dernier de la fratrie. J’ai été boursier, et j’ai travaillé pendant deux ans à Paris pour financer l’achat des livres… 

Et j’exerce donc depuis dans ce métier qui me paraissait tellement inaccessible dans mon enfance. Il m’avait fallu sortir psychologiquement de cette condition ouvrière où j’avais vécu, et à laquelle je me sentais appartenir, même si mon père avait pu obtenir par la suite un emploi dans la police municipale… Ce n’était pas évident.»

Médecin, vous pouvez observer l’évolution de notre société sous un jour un peu particulier… Les idéaux de votre jeunesse militante, en matière de justice sociale, de «progrès» sociaux, de fraternité, ont-ils trouvé quelque accomplissement: y a-t-il eu progression ou régression en ce domaine ?

« Je serais tenté de dire qu’il y a eu des progrès de réalisés. Il est évident que beaucoup de choses ont été mises en place sur le plan social. Il le fallait, et il le faut car la pauvreté existe dans notre pays, et une pauvreté parfois quasi-totale…

Mais l’on peut aussi se demander si nous n’avons pas «mangé notre pain blanc» en ce domaine. Notre contestation de Mai 68 se plaçait à la fin des «Trente Glorieuses», cette période faste de la vie économique en France…

Aujourd’hui, même s’il y a un acquis, l’avenir me paraît très incertain. Beaucoup de gens se trouvent dans des situations précaires, incertaines, difficiles… On le voit chaque jour !» 

Et au-delà de ces réalités sociales, quel sentiment vous laisse l’évolution et l’état actuel de notre pays, du monde occidental… ?

«Mon sentiment est un peu le même : grande incertitude, instabilité, y compris sur le plan mondial. Une société en bouleversement accéléré en tous domaines, avec de multiples fragilisations; évidentes dans les explosions des familles, des couples…

J’ai assuré des gardes aux Urgences de l’hôpital à Carhaix pendant six ans, et je puis vous dire que dans une garde sur trois, j’avais à prendre en charge une jeune personne qui avait fait une tentative de suicide, et presque toujours à cause d’une rupture affective…

On voit beaucoup de gens en grande détresse morale.

L’on est confronté quotidiennement aux conséquences des désintégrations familiales – qui sont un autre aspect des conséquences de Mai 68 ! –, des gens qui ont perdu leurs points de repère, déboussolés, fragilisés; des gens en grande solitude. Une personne sur deux, dans les grandes villes, est seule… On peut y ajouter le fléau de la drogue, de l’alcoolisme…»

Quels sont vos sources d’inquiétude… et à l’inverse, vos motifs d’espoir ?

«Fondamentalement j’espère ! Peut-être en arrive-t-on si loin dans un sens qu’un nombre grandissant de gens réalisent que l’on a été trop loin et qu’il faut reconstruire.

Il y a aussi des motifs d’encouragement et de joie tous les jours, mais de ceux-là, on ne parle pas assez. Bien des gens font pour les autres des choses magnifiques, dont on n’entend jamais parler dans les médias. L’impression laissée est décourageante alors que l’on pourrait être encourageant, montrer ce qui peut se faire de bien, donner un idéal…

Et il est encourageant, pour moi, de côtoyer des jeunes qui vivent, à l’opposé de ce que je viens de décrire, une vie bien bâtie, s’engageant pour les autres, des foyers et des familles solides…

Je vois aussi des personnes qui se dévouent de manière extraordinaire, pour des proches gravement atteints, par exemple.

De telles personnes existent; il y en a même beaucoup, mais elles ne font pas parler d’elles !»

En presque un demi-siècle depuis l’ouverture de votre cabinet à Carhaix, le «paysage» médical local a beaucoup changé… Quelles en ont été à vos yeux les transformations les plus profondes ?

«En réalité, si je considère les relations avec les patients, très personnellement, rien n’a fondamentalement changé. Le contact que je pouvais avoir avec eux – et eux avec moi – en 1973 est le même aujourd’hui : nous avons les mêmes relations humaines. Ils sont malades. J’essaie de les soigner. L’on est heureux quand on réussit, triste quand on n’y parvient pas bien… En cela, rien n’a changé.

C’est l’environnement, le «décor» qui a changé. Il faut bien évoquer la raréfaction des médecins, qui change les modalités du travail. Mais on se déplaçait autrefois davantage dans les campagnes…

Au tout début, il n’y avait pas de cardiologue à Carhaix. Pour un infarctus, il fallait appeler l’ambulance, qui envoyait la victime à Morlaix…

Je me réjouis de la présence des spécialistes, d’autant que nous n’avons pas ici la même situation que dans les grandes villes, où des gens utilisent une médecine «en miettes», allant voir spécialiste sur spécialiste sans que jamais une synthèse ne soit faite.

Or, que l’on travaille en cabinet privé ou à l’hôpital, il faut toujours que le médecin prenne la peine d’avoir la connaissance la plus globale et la plus précise de la personne, par exemple de consulter en détail tout son dossier… Sans quoi le technicien et le médecin les plus diplômés risquent de commettre des fautes graves.»

Chacun sait désormais le problème aigu que pose, ici comme ailleurs en zone rurale principalement, la «démographie médicale» ! Que peut-on vraiment envisager et espérer en la matière ?

«Beaucoup d’efforts sont faits actuellement, ici à Carhaix, et je m’en réjouis car la situation que nous avons connue ces dernières années et que nous connaissons encore, est catastrophique. Des personnes d’un certain âge ne trouvent plus de médecins du tout… C’est profondément anormal. Mais les médecins en activité ne peuvent pas «boucher tous les trous»…

J’espère que ce qui se met en place va permettre de rétablir la situation. Le dynamisme de notre région, en cela comme dans beaucoup d’autres domaines, me donne beaucoup d’espoir. L’on se retrouve un peu ici comme dans la problématique du combat pour le maintien de l’hôpital.»

Tout en exerçant la médecine libérale, vous avez également travaillé pendant plusieurs années à l’hôpital de Carhaix, et avez suivi de près tous les événements et évolutions qu’il a connus ces dernières décennies… Avec le recul, que dites-vous des choix effectués ?

«Je pense que le choix de la fusion a été excellent. Avec le recul, on peut voir que c’était ce qu’il fallait faire.

C’était bon pour le C.H.U. de Brest qui, adossé à la mer, avait un bassin de population trop étroit pour obtenir des subventions, par exemple… C’était bon pour Carhaix, le risque étant alors que l’hôpital de Carhaix ne disparaisse purement et simplement.

L’on est passé tout près de la catastrophe, par effet domino : si la chirurgie avait disparu, nous n’aurions plus eu d’anesthésistes ; et sans anesthésistes, les urgences n’auraient pas pu être maintenues. Nous aurions pu tout perdre, le SMUR et le reste…

Et je pense que c’était la volonté de certains au sein de certaines administrations. Il a fallu ce grand combat en faveur de l’hôpital pour contrecarrer ce que d’aucuns orchestraient et menaient de manière subtile…»

Qu’en est-il à vos yeux des difficultés, interrogations, perspectives d’avenir ?

«L’une des grandes difficultés est de parvenir à faire en sorte que viennent s’installer et que restent à Carhaix des médecins hospitaliers. Il faut réussir à trouver des mesures d’incitation qui attirent à Carhaix des médecins qui ne seraient pas forcément intéressés à y venir…

Je me souviens d’une époque où un anesthésiste envisageait de venir à Carhaix, à condition qu’un emploi puisse être trouvé pour sa femme à l’hôpital. Rien n’a été fait. Il est parti à Vannes…

Il faut savoir rendre attractifs l’exercice du métier, et le cadre de vie, pour le médecin que l’on souhaite avoir sur place.

Pour le reste, il faudrait aussi que Brest impose à des spécialistes une participation de quelques jours au fonctionnement des services à Carhaix. On comprend que de jeunes spécialistes craignent de se trouver coupés des techniques pratiquées au C.H.R.U. s’ils s’installent ici… Mais une telle participation, par rotation, permettrait d’atteindre les deux objectifs. C’est une question de volonté.

On sait que si certains ont cette volonté, comme le montre remarquablement le Dr Irène Frachon, par exemple, d’autres ont la volonté contraire…

Pour être totalement juste, il convient de rappeler que l’hôpital de Brest manque lui-même de médecins dans certaines spécialités. Et l’on en revient là à la fameuse «démographie médicale», à cette catastrophique réduction du numerus clausus qui a prévalu pendant des années : à l’époque où je faisais mes études de médecine, il y avait environ 250 admis au concours par promotion à Rennes. Au «creux de la vague», l’on était descendu à 91, pour une population qui avait pourtant augmenté, et vieilli !

La grande féminisation de la profession a aussi joué: on comprend que des jeunes femmes médecins ne veuillent pas mener la vie que nous avons menée…

Enfin, il y a déjà plusieurs années, 20% de jeunes médecins ne s’installaient pas, préférant travailler une partie de l’année comme intérimaires –généralement très bien rémunérés – puis cesser de travailler le reste de l’année…»

Il faut aussi en venir à l’exercice quotidien du «médecin de ville» ou du «médecin de campagne» : est-il encore le «médecin de famille» d’hier ?

«En ce qui me concerne, oui, très clairement !»

Quels aspects de la profession ont le plus changé ?

«Nous sommes très occupés, et très gênés – dans cette société où règne le chiffre et où tout doit être chiffré – par les statistiques à établir sur de soi-disant «indicateurs de bonne pratique médicale», selon des algorithmes qui nous sont imposés, mais qui sont très discutables, les normes d’aujourd’hui pouvant être différentes de celles d’hier, et de celles de demain !

Un grand problème, en médecine comme en d’autres domaines, est que l’activité doit être encadrée, numérotée, étiquetée par des administratifs déconnectés des réalités du terrain.

Il est bien sûr normal que notre travail soit surveillé et contingenté, dans la mesure où nos ordonnances entraînent une dépense publique, mais il ne s’agit plus seulement de cela désormais… Et l’on nous promet une révolution informatique dont je crains qu’elle ne change totalement la pratique, avec l’avènement d’une médecine formatée, basculant d’une médecine à visage humain à une médecine mécanique – ou informatique – où on répond aux gens comme un ordinateur.

Il se dit que ce carcan très pesant qui nous est imposé risque de s’appesantir encore… Il est à craindre que cela ne décourage des médecins proches de la retraite, et que la désertification médicale n’en soit accentuée !

Un des grands problèmes du médecin est l’exercice de la responsabilité. Souvent, ce que nous faisons engage, et les choix sont parfois difficiles à faire. On ne peut fonctionner selon un modèle mathématique. Il y a les facteurs humains…

Le poids de cette responsabilité peut être un fardeau pesant, ce qui expose les médecins à ce «burn out» dont on parle beaucoup aujourd’hui…»

Qu’est-ce qui est le plus difficile aujourd’hui ? Et en quoi, au contraire, le «métier» est-il plus facile qu’hier ?

«Il est rendu plus facile par tous les moyens et outils de diagnostic que les progrès techniques ont mis à notre disposition, c’est évident…

Plus difficile, par la pesanteur administrative dont nous avons parlé, et aussi parfois par l’évolution des mentalités chez un certain public, vers ce qui existe aux états-Unis, par exemple: une judiciarisation de la relation. On sent certaines personnes prêtes à «se retourner» contre le médecin, comme contre le maire ou autre, en cas de problème, réel ou supposé. Cela gêne et fausse une partie de l’exercice de la médecine.»

Quelles sources de joie le «vieux médecin» que vous êtes a-t-il ?

«Pouvoir aider reste toujours une joie. Essayer de le faire du mieux que je le puisse, pour ceux qu’il m’est possible de soigner, car je ne peux pas augmenter sans cesse le nombre de mes patients…

C’est aussi une joie quand se tissent des liens de profonde confiance avec une famille ou une personne, quand l’on est alors, précisément, devenu le «médecin de famille»… 

Je voudrais aussi dire que travailler avec le docteur Roudaut, en particulier, a été pour moi un plaisir : disponible, toujours prêt à nous aider quand on fait appel à lui, toujours méticuleux, consciencieux dans son travail, mais également toujours très humain…»

Vous avez 73 ans et exercez toujours ! C’est votre désir profond. L’expérience du «vieux» médecin est-elle une grande aide… ? Vos patients vous manifestent-ils un attachement particulier ?

«Quand peuvent se nouer les relations de confiance dont nous venons de parler, oui, ce sont des liens qui vont au-delà de la dimension médicale pour devenir une relation humaine profonde.»

Après toutes ces années «sous le harnais», vous poursuivez donc dans le chemin de la vocation et allez continuer à exercer ?

«Oui. Je veux continuer à essayer d’aider, dans un environnement où ce besoin d’être aidé est loin de diminuer, pour beaucoup de gens.

Je partageais cette pensée avec ma femme depuis longtemps, et après son décès, je suis resté dans cette pensée de continuer à travailler, à soigner aussi longtemps que j’en aurai la force; et je me sens en bonne santé!»

Votre épouse Simone a été pour vous une compagne proche et aimante. Son départ pour le royaume de Dieu a été souffrance… et reconnaissance envers Dieu pour l’espérance qui l’a portée. Vous poursuivez seul votre chemin ici-bas, avec courage et foi… Quelle parole donneriez-vous à celui ou celle qui connaît une telle épreuve ?

«Ma femme m’a secondé pendant plus de quarante ans dans l’exercice de ce métier. Elle qui n’avait, au départ, aucune formation pour cela, était parvenue à un excellent niveau, pour les rendez-vous à prendre, pour savoir discerner les cas urgents…

Les trois années de combat contre la maladie, et de souffrance, où j’ai constamment été à ses côtés – et qui nous ont menés dans de grands hôpitaux tels que Villejuif, à Paris, comme de multiples fois à Brest…– font que je comprends ceux qui traversent ces moments-là. Ils n’ont pas besoin de me les expliquer. Je sais ce que c’est que d’attendre un résultat d’examen, par exemple… Et certains patients me le disent : «Docteur, vous savez ce que c’est. Vous êtes passé par là…»

Et il y a ces moments extrêmement difficiles, quand tout ce que l’on a pu faire médicalement est dépassé… Je me souviens de l’une de mes patientes, qui mourait d’un cancer. J’ai été lui rendre visite à l’hôpital de Brest et j’ai pu lui apporter quelques paroles de réconfort et d’espérance. Elle ne pouvait plus parler, mais m’a pris la main pour la serrer en me faisant un grand sourire de gratitude…

Je me suis souvent dit que vivre de tels moments avec des gens qui sont dans le drame – pouvoir être avec eux vraiment, pouvoir leur apporter quelque chose, un regard d’espérance, s’ils le veulent, quand l’on ne peut plus rien sur le plan médical…– compense tout le reste, tous les efforts, toutes les difficultés de ce métier.

Pour une seule personne dans cette situation, cela en vaut la peine…»

Vous vous dévouez dans plusieurs domaines… en particulier le scoutisme ! Qu’est-ce que le scoutisme pour vous ? Qu’apportez-vous aux enfants ? Et… que vous apportent-ils ?

«J’encadre des activités de scoutisme depuis 1975. Depuis 44 ans donc, le scoutisme, c’est tout d’abord pour moi la joie d’aider les enfants et les jeunes ; ils ont besoin d’être accompagnés, et le vrai scoutisme leur apporte beaucoup, les aide à s’épanouir, à poser des bases et à avoir des repères qui leur serviront durant toute leur vie. J’ai pu le voir pour mes propres enfants et petits-enfants… C’est un bien considérable, surtout dans le monde actuel. 

Je m’occupe plus particulièrement des plus jeunes, et c’est pour moi toujours une joie que d’être là, parmi eux… de partager leur propre joie.»

Un autre de vos engagements est celui qui vous a conduit à quitter la «Côte de Granite Rose» où vous alliez vous installer, pour venir à Carhaix…Voudriez-vous en dire quelques mots ?

«Vivre sur la Côte de Granite Rose était pour moi un rêve !

Ces lieux sont magnifiques. J’aime la mer. Je pratiquais un peu de plongée… J’aurais pu m’installer là-bas, c’est certain. Un médecin installé à Trégastel, qui travaillait aussi avec moi à l’hôpital de Lannion me l’avait proposé…

Mais si l’on regarde l’envers du décor – certes la Côte de Granite Rose est belle – on y trouve aussi toutes les misères du monde, là comme ailleurs.

Il est vrai qu’arrivant avec ma femme à Carhaix, dans notre petite 2 CV, nous nous étions un peu demandé où nous arrivions en comparaison du cadre de vie que représentait la Côte de Granite Rose ! Mais c’était dans la joie, parce que notre idéal, notre vie étaient ailleurs, comme nous l’avons déjà dit.»

Vous faites partie, depuis de longues années, de la Communauté missionnaire et du Conseil du Centre Missionnaire. Pourquoi ? Avec le recul, comment analysez-vous cette présence ?

«C’est la vie à laquelle j’aspirais quand j’étais plus jeune, et particulièrement après Mai 68, même si je la cherchais un peu confusément, sans savoir si je pourrais la trouver, si cela existait…

De mes parents, qui étaient des gens très sincères et très vrais dans leur foi, j’avais reçu des choses profondes, qui m’avaient marqué et ont fait que je ne me suis pas engagé dans des excès de violence ou d’autres débordements de Mai 68…

J’aspirais, finalement, à trouver ce que l’évangile nous dit des premiers chrétiens, qui partageaient, s’entraidaient, aidaient les autres…

Et c’est au Centre Missionnaire que ma femme et moi l’avons trouvé, et c’est là que nous avons voulu le vivre.

Cette entraide, ce partage, ce soutien fraternels, nous les avons tout particulièrement ressentis, moi, ma femme, nos enfants, dans ces trois années de combat contre la maladie, que nous avons évoquées. Nous avons toujours bénéficié de ce lien qui nous unit dans la foi en Christ et dans la communion fraternelle… Mais nous avons ressenti et vécu là, au-delà de ce que nous avions pensé, la présence et l’aide des membres de notre communauté et notamment du pasteur Yvon Charles et de son épouse.»