Personnellement, c’est la fonction de juge d’Instruction, que j’ai longtemps exercée, à Morlaix puis à Bordeaux, qui m’a paru la plus intéressante. C’est un travail d’équipe, de collaboration entre le juge, la police et la gendarmerie, les experts, le greffier…

Mais c’est aussi une fonction très exigeante, le juge d’instruction devant «instruire à charge et à décharge», avec objectivité, tout rechercher, ne rien négliger, ne rien laisser de côté, ne rien oublier…», nous a confié Mlle Daverat.

Qui imaginerait, en échangeant quelques mots avec Mlle Daverat sans la connaître, se trouver devant un juge?…

L’image que l’on se fait souvent de la sévérité de la Justice ne cadre guère avec la bienveillance, la douceur naturelle et la sympathie spontanée qui caractérisent cette femme à l’allure, et aux manières calmes, pondérées, aux propos mesurés et choisis avec un manifeste souci de la précision et de l’exactitude, mais tout autant empreints d’une profonde attention à l’autre et d’une grande humanité… Des traits sans nul doute hérités d’une propension naturelle renforcée par des années de pratique d’un métier devenu comme une seconde nature?

Car c’est bien à un magistrat que l’on fait face, et à un juge d’expérience, qui a exercé presque toutes les fonctions de la profession au long d’une carrière qui, 45 ans après ses premières audiences de jeune juge d’instruction au tribunal de Morlaix, se poursuit en tant que magistrat honoraire au tribunal de Quimper.

Une expérience et un recul qui lui donnent un regard particulièrement éclairé sur l’évolution de la Justice, et sur celle de la société…

C’est ce regard privilégié que le présent numéro de Regard d’Espérance a voulu solliciter auprès de Mlle Daverat, en l’interviewant à nouveau, plusieurs années après, afin de poursuivre et de compléter un premier entretien ;

mais aussi évoquer à grands traits un autre engagement majeur de sa vie, sans doute moins connu, en faisant appel à ce même regard cette fois sur la vie de l’œuvre protestante qu’est le Centre Missionnaire, dont elle partage la vocation et les activités bénévolement, depuis 35 ans, en tant que diaconesse protestante, et dont elle a de ce fait une intime connaissance.


Voudriez-vous vous présenter brièvement?

«Je suis née dans les Landes, où mes parents étaient agriculteurs, sur une exploitation de 15 hectares, petite à l’échelle de ce qui existe aujourd’hui, mais qui à l’époque faisait partie des plus grandes dans la région. Nous ne manquions de rien, mais n’étions ni riches, ni pauvres…

Ma sœur aînée et moi avons vécu une enfance paisible, et heureuse, même si c’était pendant ces temps d’Après-guerre où tout était plus difficile qu’aujourd’hui.

Mais c’était une époque de stabilité dans la vie familiale, de solidarité dans le voisinage entre les familles.

Mes parents étaient croyants, ont toujours vécu une vie droite et nous ont transmis cette foi en Dieu.

Ma sœur aînée, qui était très dynamique, a voulu rester travailler à la ferme familiale, tandis que sur les conseils d’une institutrice, la cadette que j’étais a été dirigée vers les études, et le concours d’entrée en

Sixième, puisque c’était alors la filière habituelle…

Après mes études secondaires au lycée de Dax, je me suis orientée vers le droit sur les conseils de mon professeur de français-latin, dans la perspective de devenir magistrat, ce qui était le métier de son mari, qui m’avait expliqué en quoi il consistait…

Une fois achevées ces études de droit, j’ai passé le concours d’entrée à l’école de la Magistrature, qui portait à l’époque un autre nom, et suis donc devenue élève-magistrat en 1969.

A la sortie de l’École, ma première nomination a été pour le Tribunal de Grande Instance de Morlaix, en juillet 1971. En 1974, j’ai été nommée au Tribunal de Bordeaux, toujours en tant que juge d’Instruction. Et je suis revenue en Bretagne, au Tribunal de Quimper, en 1982 à ma demande. J’étais alors Premier juge, un grade qui n’existe plus, ayant été remplacé par le titre de vice-président du tribunal…

Je suis également membre de l’église protestante du Centre Missionnaire Évangélique de Bretagne, à Carhaix, où je vis, et diaconesse au sein de l’équipe missionnaire.»

Vous êtes aujourd’hui magistrat honoraire, et continuez donc à travailler au Tribunal de Grande Instance de Quimper… En quoi consiste ce travail?

«Le magistrat honoraire peut continuer, à sa demande, à exercer certaines des fonctions qu’il avait auparavant.

Quand j’ai demandé à prendre ma retraite, il s’agissait de la présidence du Tribunal des pensions, du Tribunal des affaires de Sécurité sociale, et du bureau d’aide juridictionnelle.

J’ai donc exercé ces fonctions durant plusieurs années, et réserve depuis quelques mois mon activité de magistrat honoraire au service de l’aide juridictionnelle, qui se trouvait au bord de l’asphyxie après la mutation dans un autre service de la greffière, ancienne et très expérimentée…

L’aide juridictionnelle est consentie par l’État à des personnes ayant des ressources relativement faibles, qui ont besoin de saisir la Justice ou de se défendre contre une action en justice entreprise contre elles.»

Pourquoi avez-vous souhaité poursuivre ainsi votre mission de juge?

«Tout d’abord parce que j’ai beaucoup aimé mon métier, et que je l’aime toujours! D’autre part, ayant travaillé pendant presque 22 ans au tribunal de Quimper, j’y ai noué beaucoup de liens de sympathie et d’amitié, avec beaucoup de collègues, de greffiers, de fonctionnaires… si bien que je n’envisageais pas, le moment de la retraite venu, de quitter travail et collègues du jour au lendemain.

Notre profession le permettant, j’ai donc demandé à rester au sein du tribunal comme magistrat honoraire, si bien que j’ai poursuivi mon activité sans interruption.

Cela m’a permis de décharger quelque peu des collègues dont l’emploi du temps était particulièrement lourd, et plusieurs m’en ont manifesté leur reconnaissance au cours des années…

Le nombre de magistrats restant insuffisant, une loi d’août 2016 permet d’ailleurs maintenant aux magistrats honoraires d’exercer en plus comme assesseurs dans les formations collégiales des tribunaux et cours d’appel.»

Le «grand public» a souvent de la fonction du juge une image monolithique, alors que celle-ci peut être très variée selon les postes occupés…?

«Il y a effectivement une très grande diversité de fonctions au sein de la magistrature, et celle-ci ne cesse de s’accroître, de nouvelles fonctions venant s’ajouter aux anciennes… C’est aussi ce qui fait l’un des intérêts et une des richesses du métier, puisque l’on peut passer d’une fonction à une autre au fil de la carrière, ou en exercer plusieurs à la fois.

Le magistrat doit tout d’abord choisir entre ce que l’on appelle le Parquet et le Siège: le Parquet propose des poursuites et sanctions pénales essentiellement, et donne son avis dans certaines affaires civiles. Ce sont les procureurs et leurs substituts.

Le Siège est sous la responsabilité du Président du Tribunal, et ses magistrats rendent les décisions de justice.

Je suis toujours restée juge au Siège, où j’ai exercé la plupart des fonctions, tour à tour, ou en même temps, sauf les plus récentes. On peut y être juge dans une «chambre» civile ou pénale, juge des Référés, juge d’Instruction, juge des Enfants, juge aux Affaires familiales, juge d’Application des peines, juge des tutelles, juge de l’Exécution… et le dernier en date: juge des Libertés et de la Détention – si je n’en ai pas oublié en passant…!

Il serait trop long de décrire ici le rôle et le travail spécifique de chacun, mais les noms donnent une idée des spécialisations.»

Quels aspects de la profession avez-vous le plus aimés?… Et lesquels vous ont paru les plus difficiles ou ingrats à assurer ou vivre?

«Chaque fonction a son intérêt, et au-delà, surtout, son utilité pour le justiciable! Et par conséquent, même les plus «ingrates» et répétitives nous imposent un examen très attentif et objectif de chaque situation.

Les audiences où comparaissaient des personnes poursuivies pour conduite en état d’ébriété étaient pour moi parmi les plus répétitives. Il pouvait y avoir à la suite 30 à 40 dossiers semblables! C’était lassant, mais il fallait savoir se mobiliser pour chacun d’entre eux… Aujourd’hui d’autres modes de jugement existent pour ces infractions.

Personnellement, c’est la fonction de juge d’Instruction, que j’ai longtemps exercée, à Morlaix puis à Bordeaux, qui m’a paru la plus intéressante. C’est un travail d’équipe, de collaboration entre le juge, la police et la gendarmerie, les experts, le greffier…

Mais c’est aussi une fonction très exigeante, le juge d’instruction devant «instruire à charge et à décharge», avec objectivité, tout rechercher, ne rien négliger, ne rien laisser de côté, ne rien oublier…

C’est un travail d’enquête qui fait suite à celui réalisé sous le contrôle du procureur, en général après plainte déposée auprès de la police ou de la gendarmerie, ou du procureur lui-même, ou suite au surgissement de faits graves, crimes ou délits.

Le procureur «ouvre une information», auprès d’un juge d’Instruction désigné par le Président du tribunal, quand les faits sont trop complexes ou graves pour qu’il poursuive lui-même l’enquête…

On imagine bien les dossiers extrêmement douloureux auxquels l’on a affaire, hélas! Les plus difficiles sont les dossiers de mœurs, de meurtres, d’atteintes à la vie des personnes, qui vont ensuite être jugés devant la Cour d’Assises…»

Vous avez travaillé dans de grands tribunaux, tel celui de Bordeaux, et dans de bien plus petits, comme à Morlaix. Le «métier» est-il différent selon qu’on l’exerce dans les uns ou les autres?

«La mission et les fonctions du magistrat sont les mêmes dans tous les tribunaux, mais l’exercice peut être très différent, dans la façon de travailler.

Dans les grands tribunaux, compte tenu du nombre d’affaires à traiter et du nombre de magistrats, une spécialisation s’impose: chambre correctionnelle, chambre civile, affaires familiales, plusieurs juges d’instruction… A Bordeaux, nous étions 10 juges d’instruction, qui ne faisions que de l’instruction tant il y avait d’affaires à instruire.

A chaque permanence, qui revenait donc toutes les 8 à 10 semaines puisque nous étions 10, nous faisions «le plein» de dossiers, qu’il fallait ensuite instruire sur des périodes plus ou moins longues selon la nature de l’affaire : criminelle, correctionnelle…

Dans les petits tribunaux, le juge cumule les fonctions. A Morlaix, je les ai toutes cumulées, puisque nous étions cinq magistrats en tout et pour tout, soit le tribunal minimal à l’époque: un président, un juge, un juge d’instance, un juge d’instruction et un procureur, sans aucun substitut, ce qui veut dire qu’il était de permanence 24 H sur 24, tous les jours, hormis pendant ses congés où un remplaçant venait sur place depuis un tribunal voisin. Le juge d’instruction était aussi de service toute l’année, week-ends compris, sauf pendant ses vacances.

J’étais juge d’instruction, mais je siégeais aussi chaque semaine à l’audience correctionnelle, à l’audience civile, parfois aux référés, aux affaires familiales, et ai même été juge d’application des peines quand la fonction y a été créée…

J’ai beaucoup aimé cette diversité et cette collégialité au sein d’une petite équipe. Le travail était très intéressant, bien que très prenant, même si nous n’avions pas alors à traiter le nombre d’affaires que l’on voit aujourd’hui. Nous parvenions à en assumer la charge.»

En quelque 45 ans de métier, vous l’avez vu évoluer considérablement… être juge aujourd’hui, est-ce faire le même métier qu’à vos débuts?

«C’est le même métier, fondamentalement, mais la tâche s’est considérablement alourdie et complexifiée ces dernières décennies. Les contraintes procédurales se sont multipliées, de même que les domaines d’intervention, qui se sont étendus en fonction de l’évolution de la société, de la nécessité de remédier à de nouvelles situations, et de la réglementation littéralement «galopante» que ces évolutions ont engendrée…

Par exemple, quand j’ai débuté ma carrière, les atteintes aux biens –escroqueries et autres délits «financiers»– étaient des infractions connues et assez faciles à «démonter». Aujourd’hui, ces atteintes sont devenues d’une grande complexité. De nouvelles infractions ont été créées, concernant aussi bien les atteintes aux personnes qu’aux biens.

Le magistrat doit aujourd’hui réapprendre souvent le Droit à appliquer, intégrer sans cesse de nouveaux textes, de nouvelles procédures. Cela exige beaucoup de réunions communes, une bonne circulation de l’information pour actualiser les connaissances.

J’ai bien conscience d’avoir eu la chance de pouvoir travailler, pour l’essentiel de ma carrière, dans des conditions bien plus favorables que celles que connaissent mes collègues plus jeunes…
Ils manquent du temps nécessaire pour assurer des fonctions qui demeurent par nature délicates, pour prendre des décisions difficiles avec le recul nécessaire…»

Les médias font régulièrement écho des difficultés que rencontre la Justice: le manque de moyens, l’engorgement des tribunaux, le secret de l’instruction parfois malmené… Vous qui vivez les réalités de l’intérieur, que diriez-vous des transformations, adaptations, améliorations qui devraient être mises en œuvre?

«Il est évident que la Justice fait face à un manque de moyens humains récurrent. Il a toujours existé. L’on manque de magistrats, de greffiers (etc.) pour que les services fonctionnent normalement, c’est-à-dire dans des délais corrects, et en accordant à chaque situation l’attention qu’elle mérite. Les magistrats sont beaucoup plus nombreux dans les pays voisins.

Nous n’étions guère plus de 4200 magistrats en France au début de ma carrière.

Il y a eu une longue imprévoyance des instances dirigeantes: de 1958, quand a été créée l’École de la Magistrature – alors appelée Centre National d’Études Judiciaires – jusqu’en 1967, il était recruté moins de 40 magistrats par an…

Depuis, les promotions ont heureusement augmenté, et d’autres professions –comme les avocats– ont été incitées à la reconversion, avec des recrutements sur titres ou par le biais de concours parallèles, mais la pénurie demeure cependant.

L’on a essayé de remédier aux engorgements, aux retards et lourdeurs de la Justice en créant de nouvelles procédures pour accélérer la réponse judiciaire, civile et pénale, et en modifiant les règles de fonctionnement.

Par exemple, les audiences civiles tenues par trois magistrats ont été remplacées par le « juge rapporteur » tout d’abord, puis par le « juge unique », sauf exceptions… De même pour les audiences correctionnelles, pour de nombreuses infractions.

Des procédures « alternatives » se sont développées et permettent, à Quimper, de porter à 90% le taux de la réponse pénale.

Bien sûr, la modernisation de la Justice passe aussi par l’informatisation des Tribunaux, elle s’est développée très rapidement au cours des dernières années.

Quant au secret de l’instruction, je peux affirmer qu’il était scrupuleusement gardé quand j’exerçais ces fonctions… ce qui n’empêchait pas certains journalistes de gloser sur ce qu’ils ignoraient!

Le secret de l’instruction est essentiel pour préserver la présomption d’innocence et permettre au juge d’instruire le dossier avec objectivité, efficacité et sans pression médiatique.»

La conception de la Justice, et de son rôle au sein de la société, a-t-elle changé en quelques décennies?

«Le rôle de la Justice me semble être demeuré le même, et il est essentiel dans une société démocratique, si l’on ne veut pas que la loi du plus fort règne ! Ce rôle est toujours de dire le Droit et de faire appliquer les lois du pays, de ramener un apaisement dans des situations de conflits, entre des personnes ou dans la société, de réparer au mieux les préjudices subis…

La Justice est assez souvent décriée et critiquée en raison de ses lourdeurs et retards… et parce qu’elle ne peut toujours contenter tout le monde. Pourtant, les recours à la Justice sont très fréquents maintenant. L’aide juridictionnelle, notamment, les a facilités et favorisés. Il y a environ 3000 demandes par an au tribunal de Quimper. Même si les gens doutent de leur Justice, ils semblent en avoir besoin, puisque le nombre des affaires, aussi bien civiles que pénales, ne diminue pas…»

Avez-vous noté ce que l’on appelle une «judiciarisation» des rapports au sein de la société?

«Oui, c’est certain. Nous sommes dans une société où chacun est plus au fait de ses droits – sans doute plus que de ses devoirs – et le moindre événement dommageable donne lieu à la recherche quasi immédiate de responsabilités: qui est coupable? Qui va payer? Qui va prendre en charge? Qui va me dédommager?

Autrefois, un événement, même pénible ou douloureux, était souvent resitué dans son contexte, et l’on comprenait mieux que certaines circonstances ne pouvaient raisonnablement être imputables à des personnes…
Je pense, par exemple, que l’on entre dans une société où beaucoup de gens ne supportent plus l’idée de mourir: il va bientôt falloir trouver un responsable à tout décès, même le plus «naturel»! Je me souviens de la famille d’un monsieur très cardiaque qui a poursuivi le médecin parce que celui-ci n’était pas arrivé assez vite, à son avis, quand ce monsieur a fait un grave infarctus. L’expertise a révélé que le malade serait mort de toute façon…

On pourrait aussi mentionner l’épée de Damoclès qui est suspendue au-dessus de la tête des maires (etc.) au moindre accident – non seulement sur des équipements municipaux, mais maintenant dans les espaces naturels! – même quand il est dû à l’imprudence des victimes…

Il y a sûrement des choses à faire, voir s’il n’y a pas de négligences graves, mais il semble que l’on ait basculé dans un excès de plus en plus grand.»

La société a, elle aussi, beaucoup changé… Quels impacts ces évolutions et bouleversements ont-ils eus sur le fonctionnement de la Justice?

«Je pense pouvoir dire que, parmi les changements sociétaux qui ont le plus impacté le fonctionnement de la Justice, ceux qui concernent la famille, sa vie et sa conception, ont été les principaux. Ceux-ci sont devenus totalement différents de ce qu’ils ont été en France et en Europe pendant des siècles, où ils étaient marqués par le judéo-christianisme…

Les juges aux affaires familiales sont confrontés à une flambée des contentieux familiaux : divorces, après-divorces, garde des enfants, droits de visite et d’hébergement, pensions alimentaires, partage des biens, séparation de concubins, de personnes «pacsées», mesures pour les enfants naturels… Les services sont submergés!

En nombre d’affaires, le contentieux familial dépasse à lui seul tout le reste du contentieux civil… Il représente plus de 50% des affaires.

Les juges des enfants voient arriver beaucoup de dossiers transmis par les services sociaux – et les assistances éducatives, suivis éducatifs, décisions sur la délinquance des mineurs sont très nombreux…

Les affaires de mœurs sont aussi plus nombreuses en Correctionnelle et aux Assises ; et pas seulement parce que les victimes les dénoncent aujourd’hui plus facilement. Ce n’est, à mon avis, qu’une explication partielle…»

Quelles évolutions de nos sociétés occidentales vous paraissent les plus lourdes de conséquences pour demain, voire d’inquiétudes?

«Tout le monde peut observer une montée globale de la violence: violences physiques et ce même chez les enfants; violence verbale, qui atteint des paroxysmes sur Internet…

Un substitut du procureur me faisait observer l’augmentation impressionnante de la violence parmi les filles…

Alors qu’autrefois la plupart des affaires de violences physiques concernaient des garçons, des hommes. Ce substitut de grande expérience constatait clairement cette violence féminine, dans le cadre de son travail, et en était atterré!

L’individualisme et l’égoïsme actuels engendrent aussi des comportements asociaux. Le repli sur soi, l’isolement devant ses écrans, les contacts virtuels, déconnectent les gens de la vie réelle, des contacts humains normaux… Et font perdre le sens du respect de l’autre, de la vie en société, avec ses règles et ses conventions… On ignore l’autre. On ne sait plus vivre avec lui; d’où des comportements agressifs, violents…

C’est inquiétant. C’est la société qui se délite. Et on observe le même délitement dans la famille: perte des valeurs familiales, de la transmission, de l’éducation, du rapport à l’autre…»

En dehors de votre métier de magistrat, vous êtes engagée bénévolement dans des activités d’une œuvre protestante, le Centre Missionnaire, à Carhaix… Quand avez-vous entendu parler du Centre Missionnaire pour la première fois? Qu’est-ce qui vous y a intéressée, jusqu’à vouloir le visiter?

«Au moment de choisir ma première affectation dans un tribunal – un choix qui se fait sur une liste de postes à pourvoir, selon le rang que l’élève magistrat (le terme officiel est «auditeur de justice») a obtenu à l’examen de sortie de l’École – j’avais personnellement sélectionné trois tribunaux, dont celui de Morlaix.
Étant chrétienne, membre d’une église protestante évangélique à Bordeaux, l’un de mes critères de choix avait été de me trouver dans une ville où existaient des églises protestantes évangéliques.

Nommée à Morlaix en 1971, j’ai découvert le Centre Missionnaire de Carhaix – que je ne connaissais pas – qui y assurait des offices réguliers, le dimanche et en semaine.

J’ai tout de suite été attirée par cette œuvre protestante, qui était encore relativement jeune à l’époque. J’ai senti que j’avais trouvé l’église que je cherchais.»

Quand vous vous êtes trouvée au cœur de cette œuvre protestante bretonne, quelles furent vos premières impressions? Se sont-elles confirmées par la suite?

«En réalité, n’ayant pas de voiture personnelle au début, je ne suis venue au Centre Missionnaire même que de temps à autre, accompagnant un couple d’amis qui venait à Carhaix rendre visite à leur fille, le dimanche. Nous assistions alors à l’office au Centre Missionnaire et y passions l’après-midi…

Ces premiers contacts et impressions ont été bons. L’annonce de l’Évangile m’y a plu. J’y retrouvais la prédication biblique que j’avais connue dans mon église de Bordeaux…

Venant du Midi, la seule chose qui m’a un peu frappée, fut une certaine réserve naturelle des Bretons, alors que j’étais habituée à une plus grande facilité d’échanges méridionale. Rien de bien négatif, sinon que c’était nouveau pour moi, si bien que je tirais à nouveau de ces contacts de bonnes impressions.

Puis le temps passant, j’ai découvert davantage le Centre Missionnaire, et mieux connu les chrétiens qui vivaient ici à Carhaix, partagé avec eux, et les ai appréciés de plus en plus, parvenant finalement à la constatation que je souhaitais vraiment rester proche de cette œuvre protestante. Elle correspondait à ce que j’attendais de la vie chrétienne, spirituelle… Je sentais qu’il y avait là quelque chose d’important pour moi en ce domaine.

Je souhaitais donc rester en Bretagne, d’autant que je m’y étais aussi plu d’emblée au plan professionnel, et bien que ma famille ait espéré me voir revenir dans le sud-ouest, où elle demeurait, et demeure encore aujourd’hui.

Mais les circonstances et les complexités, parfois, des affectations et mutations par la Chancellerie, à cette époque, ont fait, qu’au bout de trois ans, j’ai été nommée au Tribunal de Bordeaux. Je suis donc retournée là-bas, pour 8 ans…»

Vous avez voulu revenir à plusieurs reprises au Centre Missionnaire malgré la distance à parcourir, puis dans une autre étape de votre cheminement, vous avez donc voulu vous rapprocher de cette œuvre… Votre intérêt, votre recherche justifiaient-ils ces longs déplacements?

«Oui. Je suis revenue chaque année, afin de participer aux grandes retraites spirituelles de Pâques et de l’été, qui rassemblent plusieurs centaines de chrétiens, mais aussi pour d’autres temps de retraite personnelle…

Ce lieu de foi était essentiel pour moi. J’y avais vécu l’expérience d’un profond ressourcement de ma foi, et je souhaitais vivre un engagement chrétien plus grand, au service de Dieu et des autres, tel que je le voyais vécu au Centre Missionnaire.

J’avais le sentiment que ces années à Bordeaux étaient pour moi un temps d’attente. Et ces séjours réguliers au Centre Missionnaire étaient des jalons essentiels pour ma vie, vitaux pour ma vie spirituelle, des temps de ressourcement dans la piété, la méditation de la Bible, la prière, le message d’un évangile vécu dans sa pleine dimension… auprès des chrétiens avec qui je me sentais en profonde communion fraternelle.»

Quels domaines de la vie du Centre Missionnaire vous attiraient plus particulièrement ? D’autres vous plaisaient-ils moins?

«L’ensemble de la vie et des actions m’attirait. C’était un tout: la fidélité au message de la Bible, la volonté absolue des chrétiens de vivre au mieux l’Évangile, le partage, l’entraide et l’aide au prochain…

J’y ai retrouvé une vie qui correspondait au plus près à ce que la Bible nous dit de celle vécue par les chrétiens et l’Église des tout premiers temps. Une vie chrétienne qui ne se limite pas à quelques offices par semaine, mais qui est un partage et un service réels.

Tout m’y attirait et rien ne me rebutait!»

Enfin, les ans passant, vous avez accompli les derniers pas, demandant à devenir membre du Centre Missionnaire et à participer à sa vocation, pourquoi?

«En 1981, j’ai ressenti le besoin de concrétiser un engagement plus grand, qu’une étape nouvelle de ma vie s’annonçait. Venir, même régulièrement, au Centre Missionnaire ne correspondait pas à ce à quoi j’aspirais, mais il me fallait maintenant venir y vivre, m’y engager pleinement, dans ce service auquel je m’étais sentie appelée, partager totalement la vie et la vocation de cette œuvre. C’était pour moi l’aboutissement clair et évident d’un cheminement de plusieurs années.

Après avoir pris des temps de réflexion, j’ai donc décidé de revenir en Bretagne. J’ai obtenu un poste à égalité à Quimper, en tant que Premier Juge. Et j’y ai poursuivi tout le reste de ma carrière.»

Vous avez toujours mené en parallèle avec soin votre mission de juge… Avec le regard exercé du magistrat, éclairé par de longues études et par de nombreuses expériences professionnelles, comment situez-vous le Centre Missionnaire dans la société de notre temps?

«Il m’est toujours apparu à la fois comme un «haut lieu» de la foi chrétienne, un lieu signe de l’Évangile dans une société actuelle largement déchristianisée, un lieu – comme bien d’autres «hauts lieux» semblables dans l’histoire – où viennent des personnes qui ont besoin d’une aide, spirituelle ou autre, et d’où aussi partent des actions en faveur des autres, du prochain…

Son insertion, ses actions dans la vie sociale, humaine de notre époque sont nombreuses, connues et appréciées.

Par ailleurs, ce n’est pas un monastère: tous ses membres ont un emploi en dehors de l’œuvre, les familles ont leur propre maison, partagent la vie sociale, socio-économique (etc.) comme n’importe qui. Tout en étant diaconesse au Centre Missionnaire, j’ai pleinement exercé ma profession de magistrat, pour ne prendre que mon cas personnel… Il y a une grande diversité de professions, de métiers exercés, ce qui est d’ailleurs une source de grande richesse humaine dans le partage fraternel.

D’autre part, des activités du Centre Missionnaire –comme par exemple notre petite exploitation agricole non commerciale, ou le journal «Regard d’Espérance», très lu depuis plus de 30 ans– sont en prise directe avec des réalités très diverses de la vie contemporaine, l’insèrent très concrètement dans le tissu social de la région, dans la vie associative…»

Les relations nationales et internationales multiples et anciennes établies avec de nombreuses œuvres et courants du christianisme, et au-delà… vous ont-elles étonnée?

«Non! Elles m’ont toujours réjouie ! Cette ouverture est très importante. L’on a toujours quelque chose à apprendre des autres. Autres cultures, autres traditions, autres courants du christianisme avec lesquels nous avons des racines communes…

C’est un aspect majeur de la vie du Centre Missionnaire; et c’est aussi un enrichissement spirituel, humain, que d’aller ainsi à la rencontre des autres! On peut être ouvert, partager tout en restant profondément soi-même, et pour nous, en demeurant solidement fondés sur nos bases chrétiennes, bibliques, sur l’Évangile…»

Tout particulièrement les relations œcuméniques qui ont marqué la vie du Centre Missionnaire depuis les commencements, tant dans l’accueil en ce lieu, que dans les multiples voyages, au sein du protestantisme, du judaïsme… du Vatican à l’Athos et au Sinaï, hauts lieux des églises orthodoxes… des Amish aux Juifs pieux à Jérusalem, etc… ne vous ont-elles jamais causé quelques problèmes ou pour le moins d’interrogations?

«Non, au contraire! Ce fut même l’une des choses qui m’ont très positivement marquée dès ma première visite en 1971!

Je me souviens de voir, lors de cette première visite, des amis protestants évangéliques qui faisaient visiter le Centre Missionnaire à une de leurs amies, religieuse catholique, et des échanges très profonds, enrichissants qui avaient eu lieu.

C’était très différent de ce que j’avais pu connaître auparavant dans les églises protestantes évangéliques que j’avais fréquentées…

Je découvrais une autre «vision», une approche de ce que l’on appelle «l’Église universelle», un refus du sectarisme, qui m’ont réjouie.»

Comment jugez-vous la vie des enfants au Centre Missionnaire – sachant que tous habitent à l’extérieur avec leur famille, mais aiment se retrouver souvent au Centre – vous qui en avez connu plusieurs générations? Et les jeunes?

«Effectivement, ce sont plusieurs générations que j’ai vues grandir…

Et je me dis – moi qui ai suivi tant et tant de contentieux familiaux durant ma carrière de juge – qu’ils sont heureux de connaître une vie très équilibrée, dans des foyers et des familles stables, un environnement où on les voit s’épanouir.

Je constate que l’éducation qu’ils reçoivent dans des foyers aimants, sécurisants, la réussite scolaire de la plupart d’entre eux leur permettent de trouver des emplois, dans un Centre-Bretagne qui n’est pourtant pas favorisé en ce domaine. Ils s’insèrent sans difficulté dans le monde du travail, la vie de la société…

Et les loisirs qui leur sont offerts – activités sportives, scoutisme… – contribuent à cet équilibre de vie, que l’on voit aussi chez eux quand ils arrivent à l’âge adulte.

On les voit fonder à leur tour des foyers stables, construire des existences harmonieuses…»

Le scoutisme vous a-t-il intéressée?

«Je n’ai pas fait de scoutisme moi-même, mais j’ai pu constater ce qu’il apporte aux enfants et aux jeunes.

C’est une formidable «école de la vie», du respect de l’autre, de l’entraide, du «vivre ensemble», de la vie sociale… Et un aspect moins connu: il tisse de solides liens d’amitié entre eux, mais aussi entre les générations.
J’aurais aimé pouvoir faire du scoutisme dans ma jeunesse, vu les bénéfices qu’en retirent les enfants, tels que je peux les voir, sur le plan du caractère, de l’épanouissement personnel, de leurs facultés en tous domaines…»

La gestion matérielle et financière de l’œuvre, que vous connaissez bien, vous paraît-elle appropriée?

«Je crois que le demi-siècle d’existence et de croissance de l’œuvre le démontre!

Tout d’abord, chacun ayant son emploi en dehors du Centre Missionnaire, et chaque famille – comme n’importe qui – ayant son propre domicile (etc.), chacun gère sa vie, ses ressources et ses biens personnels comme il l’entend.

Tout le travail qui se fait au Centre Missionnaire est donc bénévole, volontaire, à la mesure des possibilités de chacun.

Mais il existe un partage et une entraide bien réels. Et l’engagement commun fait un peu de nous une «grande famille», où se réalise cette parole de l’Évangile: «Le superflu des uns pourvoit au nécessaire des autres».

Quant à la gestion des activités de l’œuvre, elle suit avec une grande simplicité, une grande clarté et une extrême rigueur, les règles de la gestion associative culturelle et cultuelle les plus classiques. Les comptes sont assurés par plusieurs trésoriers, et suivis par une commission financière chaque semaine, par exemple…

Tout est financé grâce à l’apport personnel des fidèles, sans aucune subvention ni aide extérieure.

Aucune dépense n’est engagée qui ne soit strictement nécessaire, et ne puisse être directement financée. «Une gestion de bon père de famille» constatait récemment un inspecteur, ce qui permet au Centre Missionnaire d’entreprendre des actions d’aide humanitaire et de solidarité diverses aussi bien localement qu’en Afrique ou ailleurs…»

Comme partout, en plus de 50 ans d’existence, le Centre Missionnaire a connu quelques personnages difficiles ou même malveillants… jalousie, ambitions déçues, etc., bien que ce soit un tout petit nombre, certains ou certaines ont voulu se venger et calomnier… Cela vous a-t-il attristée ou ébranlée?

«Ébranlée, certainement pas! On ne peut être ébranlé par des manipulations qui n’ont aucun fondement, des propos mensongers, quand on connaît de l’intérieur les réalités. Attristée, oui, et particulièrement pour ceux qui en souffrent directement. Et plus, horrifiée de voir les mensonges, calomnies, infamies qui peuvent être répandus par quelques –rares– personnes qui savent très bien ce qu’elles font, et que ce qu’elles disent est totalement faux. C’est de la malveillance pure, une volonté de nuire que l’on ne s’explique pas sinon par une pure méchanceté, de la jalousie, et des ambitions inavouables de la part de gens qui sont partis librement du milieu de nous!

Cependant, quand la diffamation «passe les bornes», la Justice peut être saisie…
Loin de nous ébranler dans notre détermination à vivre l’Evangile, ces diffamations nous renforcent dans cette résolution et resserrent davantage les liens qui nous unissent!

Mais ce genre de diffamation, d’insultes publiques… connaît dans notre société une sorte de paroxysme avec le nouveau support qu’est Internet. Les diffamateurs s’y croient à l’abri de l’anonymat et en profitent. Et cela génère une incroyable multiplication des violences verbales, et écrites : on s’injurie, se calomnie sans limites…
La législation va d’ailleurs devoir évoluer, s’adapter pour y faire face plus efficacement.»

Que représente pour vous le Centre Missionnaire?

«Pour reprendre une expression courante, je dirais que «c’est ma vie», dans le sens où je ne l’envisage nulle part ailleurs. Cela n’exclut, bien évidemment, ni ma famille, mes proches, amis et voisins d’autrefois et d’aujourd’hui, au contraire! Mais le Centre Missionnaire est le lieu de ma vocation.

J’ai choisi –après tout un cheminement d’observation, de réflexion, de participation…– de venir y vivre ma foi et de partager la vocation de cette œuvre chrétienne protestante, dans la fidélité à l’Évangile et dans une communion fraternelle simple et authentique…

Être là pour accueillir, dans notre époque en perte de repères, ceux qui s’interrogent, cherchent le sens de la vie… Depuis 45 ans que je connais le Centre Missionnaire, et 35 ans que je m’y suis engagée et y vis quotidiennement, il répond à toutes mes attentes.

Je suis heureuse et reconnaissante d’avoir eu cette possibilité de vivre la vie chrétienne à laquelle j’aspirais, au sein de cette œuvre, d’y avoir été accueillie… reconnaissante envers celles et ceux qui m’y ont accueillie, envers le pasteur Yvon Charles qui l’a fondée, et y a maintenu une annonce fidèle de l’Évangile, maintenant avec l’aide des pasteurs et prédicateurs de deuxième et troisième générations.

Pour conclure, je reviendrais à cette notion historique de «haut lieu» dans laquelle s’inscrit cette œuvre, à la fois solidement ancrée dans les valeurs de l’Évangile, et ouverte sur le monde.

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