«Le monde qui m’entourait était effrayant. Personne ne voulait le traverser, encore moins y passer sa vie. Mais pour moi, il n’y en avait pas d’autre…»

C’est en ces termes qu’Abdoul Sattar Edhi, dans son livre «A mirror to the Blind» (Un miroir pour les aveugles) décrit la situation au Pakistan en 1947, après la division de l’ancienne colonie britannique en deux états indépendants, l’Inde et le Pakistan : des multitudes d’hommes, de femmes et d’enfants sur les routes, déracinés, contraints de tout quitter. Et c’est tout particulièrement la description du chaos qui régne à Karachi, la ville où la famille du jeune Abdoul a choisi de s’établir, fuyant la région indienne de Bantva, Gujarat.

Bouleversé par la misère qu’il découvre dans cette ville qui manque de tout, et où le peu qui est fait pour aider les nécessiteux est le plus souvent réservé à l’ethnie principale ou alors conditionné par l’appartenance à la religion dominante – l’islam – Abdoul, alors âgé de 20 ans, décide d’agir.

L’exemple de sa mère : la fondation de sa vie future !

Ce jeune homme, né dans une famille de classe moyenne, a appris, depuis son enfance, à partager avec les pauvres, à s’ouvrir aux malheureux, à ne mépriser personne. Sa mère, une femme très généreuse qui s’occupe toujours de ceux qui souffrent autour d’elle, enseigne à son fils ces mêmes valeurs.

Chaque jour, elle lui donne deux pièces de monnaie : une pour acheter de quoi se nourrir lui-même et une pour donner à quelqu’un qui se trouve dans le besoin. Chaque soir, il doit rendre compte de l’utilisation de cet argent.

Abdoul dit de sa mère : «La priorité qu’elle donnait au travail social est devenue la fondation de ma vie future». 

Et c’est surtout lorsque sa mère tombe malade – il n’a alors que 9 ans – et devient par la suite entièrement paralysée et dépendante des autres qu’il réalise l’importance d’avoir des amis ou de la famille sur qui se reposer lorsque l’épreuve surgit. C’est là qu’il découvre aussi combien l’État pakistanais, avec, à sa tête, des hommes souvent corrompus, n’a aucune aide à proposer à ceux qui souffrent. Abdoul n’a que 19 ans lorsque sa mère décède, c’est pour lui une immense épreuve, mais c’est à ce moment-là qu’il décide définitivement de consacrer toute sa vie à aider son prochain.

Face à une grande misère…

Il a peu de ressources, et il commence en travaillant comme marchand ambulant, vendant des crayons et des boîtes d’allumettes. Dans ce travail humble, il côtoie la pauvreté de près, mais faute de moyens financiers, ses actions se limitent dans un premier temps à partager le peu qu’il possède avec ceux qu’il rencontre sur son chemin. Et des malheureux, il en rencontre par milliers : des malades allongés dans la rue, des enfants abandonnés, livrés à eux-mêmes, mendiant leur pain, des jeunes, esclaves de la drogue… La misère est telle que beaucoup n’arrivent même pas à enterrer leurs morts. 

Petit à petit, par son rayonnement, son sérieux, son dévouement, Abdoul se fait des amis qui l’admirent pour son travail et commencent à le soutenir financièrement. Il ne demande jamais de l’aide de l’État, car il veut rester libre. 

Dans les tout premiers débuts, il s’associe à un projet de dispensaire gratuit, mais lorsqu’il s’aperçoit que pratiquement seuls des musulmans y sont admis, il se retire, soulignant, comme il continue à le faire pendant toute sa vie, que «musulmans, hindous, chrétiens, juifs ou autres… tous doivent être secourus de la même manière».

«Le travail humanitaire, souligne-t-il, perd sa signification lorsque tu fais des différences entre ceux qui se trouvent dans le besoin.»

En 1951, il crée lui-même un premier dispensaire rudimentaire en transformant une petite chambre en un lieu d’accueil médical. Il achète aussi un vieux fourgon qu’il transforme en ambulance qu’il conduit lui-même.

C’est le début d’une œuvre humanitaire qui va se développer d’année en année, de décennie en décennie dans tout le pays pour devenir «La Fondation Edhi» avec un réseau impressionnant de dispensaires, d’orphelinats, de maisons d’accueil pour des femmes et des enfants abandonnés, des cliniques pour handicapés mentaux, et bien d’autres structures pour réinsérer dans la société des gens qui se trouvent démunis et sans secours, et tout cela financé par des dons. 

«Nous avons perdu un grand serviteur de l’humanité»

Le réseau d’ambulances est devenu un des plus grands du monde avec plus de 1500 ambulances, conduites par des ambulanciers dévoués, toujours prêts à porter secours, aussi bien lors des accidents de la route que lors des épidémies ou catastrophes naturelles ou même lorsque des attentats menacent la société pakistanaise. Ainsi, lors de la prise d’otages à l’aéroport de Karachi d’un vol Pan Am en 1986 qui a fait plus de 23 morts et entre 100 et 150 blessés graves, c’est aux ambulances Edhi que l’État pakistanais fait appel, et 54 ambulanciers de l’association sont présents, n’hésitant pas à s’exposer aux balles des terroristes pour aller chercher les morts et les blessés, Abdoul lui-même en première ligne.

D’ailleurs, même lorsque la fondation qui porte son nom est devenue une des plus grandes œuvres humanitaires du monde, le fondateur reste le même, vivant simplement, toujours prêt à s’occuper personnellement de chaque individu qui a besoin de lui, n’hésitant pas à sacrifier des nuits entières à veiller un mourant, à soigner un blessé, à apporter aide et consolation à des familles frappées par un drame…

Son épouse Bilquis Edhi est elle-même profondément engagée dans cette œuvre et ne se plaint pas de voir son mari souvent absent. Elle sait que c’est sa vie, et elle est de tout cœur avec lui dans toutes les actions entreprises. 

On considère que la fondation Edhi a sauvé plus de 20 000 enfants abandonnés, accueilli plus de 50000 orphelins, formé plus de 40000 infirmiers ou infirmières…

A l’occasion de ses 70 ans, un journaliste décrit en quelques mots l’importance de son action: «Au Pakistan, l’homme de la rue vous le dira : Edhi, c’est beaucoup mieux que le ministère de la Santé.» 

A la mort d’Abdoul, le 8 juillet 2016, à l’âge de 88 ans, il reçut des plus hautes autorités de son pays de nombreux éloges exprimant une reconnaissance officielle d’un travail remarquable. Le premier ministre du Pakistan souligna notamment : « Edhi était la manifestation d’amour pour ceux qui sont socialement vulnérables, appauvris et sans secours… Nous avons perdu un grand serviteur de l’humanité.»