«Un jour, bien que mon handicap ne me permette pas vraiment de pratiquer le saut, nous avions voulu essayer de franchir une petite barre afin de voir si cela m’était possible, pour le cas où j’aurais à sauter de petits obstacles naturels en extérieur…

J’ai raté le premier essai, fait un «soleil» par-dessus l’encolure de la jument et ai atterri devant ses sabots… Elle qui finissait son saut s’est instantanément immobilisée sur trois jambes, l’antérieur levé, tremblante, pour ne pas le poser sur moi. Elle est restée dans cette position jusqu’à ce que je parvienne à me dégager d’entre ses pieds !

Il y avait une réelle connivence entre nous, et elle m’a protégée.

Des souvenirs comme celui-là, j’en aurais beaucoup à raconter…», nous a confié Anne-Céline Blouin.

Quelle énergie! Quelle force d’âme! Quel optimisme et quelle générosité!… Voilà bien la forte impression que vous laissent quelques instants de conversation avec Anne-Céline Blouin, et ce que l’on peut lire dans son regard lumineux et expressif, entendre dans ses mots; ceux qu’elle livre tantôt d’abondance, tantôt avec parcimonie, ou ceux qu’elle retient, laissant le silence et le non-dit inviter à la réflexion, voire à la méditation…

Car si «Anne-C», comme tout le monde l’appelle – depuis les bancs de l’école – est une «battante» au grand sourire, elle s’est forgé ce tempérament d’acier et cette profonde empathie dans un long combat contre le handicap, les mille difficultés et toutes les «injustices» dont il est la cause.

Une lutte permanente contre soi-même, contre les «impossibilités» – réelles, supposées ou imposées – et contre toutes les inerties… de ces combats sans fin qui peuvent amener à finalement baisser les bras et se résigner.

Mais Anne-Céline Blouin a su trouver en elle-même, auprès des siens comme dans des amitiés vraies, et auprès des chevaux – ses «meilleurs amis» ainsi qu’elle les nomme – la force d’aller de l’avant avec le sourire.

Ces chevaux, «qui ont souvent séché mes larmes» dit-elle, elle les éduque désormais au sein de son propre élevage, à Lescoat en Motreff, tout en poursuivant une carrière de championne d’équitation handisport.

Suivre un moment les propos et réflexions de cette jeune femme extraordinaire – selon le mot qu’elle préfère à tout autre pour définir et qualifier les personnes porteuses de handicaps – c’est non seulement se mettre à l’écoute d’un passionnant savoir sur le cheval et l’équitation, mais entendre des mots d’une très grande humanité ; de ceux qui élèvent la pensée et le cœur.

Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«J’ai 35 ans et je suis cavalière, meneuse et éleveuse de poneys de plaisir. Je préfère le mot de «meneuse» à celui de «dresseuse», et «poneys de plaisir» à «poneys de loisirs», parce que ce sont des poneys qui portent mon cœur et ont comme vocation de faire du bien aux personnes avec lesquelles ils iront, qu’ils aillent faire de la compétition, du loisir, du spectacle, ou faire «tondeuse» dans une propriété!

J’ai un handicap qui est catégorisé parmi les IMC –Infirme Moteur Cérébral– et le cheval est ma raison de vivre.

Je suis originaire de Motreff, où j’habite, dans la maison de la ferme de Lescoat, qui était la ferme de mes parents.

A ma naissance, comme il était compliqué, il y a 35 ans, de trouver ici des soins adaptés, mes parents se sont séparés de la ferme, tout en gardant la maison familiale, pour aller faire à Brest un métier qu’ils ne connaissaient absolument pas: la vente de vêtements. Ce fut un choix très courageux de leur part que de partir comme cela avec leurs deux enfants. Nous sommes très «terriens», et mon frère, qui a 3 ans de plus que moi, a eu le cœur brisé de quitter sa campagne, pour se retrouver en ville dans un appartement…

Nous rentrions pour le week-end à Lescoat, où nous n’arrivions que le samedi après-midi, et d’où nous repartions le dimanche soir, pour que nous puissions aller à l’école à Brest, et que je puisse avoir tous les soins requis…

A l’âge de 9 ans, j’ai été orientée vers un Centre spécialisé, à Kerpape, afin d’avoir une scolarité adaptée. Au début, je ne voulais pas y aller, mais j’ai eu la chance d’avoir là-bas un kiné qui était aussi directeur fédéral handisport d’équitation, et qui a compris que s’il voulait me faire faire de la kinésithérapie, il fallait me parler des chevaux, ce qui ne le dérangeait pas du tout, au contraire!

Il m’a fait découvrir l’équitation handisport…

Et la suite n’est qu’une longue histoire d’amour avec les chevaux!

Mais en dehors de l’équitation, j’aime beaucoup la photographie et la vidéo, la nature et les animaux: passer du temps à regarder les animaux et à apprendre d’eux…»

Vous avez été plusieurs fois championne de France de dressage de chevaux, en «para-dressage»… Où, et comment se sont déroulées ces compétitions ?

«Un peu partout, de Kerpape à Poitiers, à la Forêt-Molière… C’était des compétitions de dressage, le but étant d’évaluer l’entente entre le cavalier et le cheval, leur équilibre ensemble. Les deux sont notés ensemble, un peu comme l’on note un couple en patinage artistique… Au début, ces compétitions étaient très confidentielles. Les participants et le public étaient peu nombreux. Les gens regardaient cela d’un œil curieux et un peu gêné. Aujourd’hui, grâce à la médiatisation des jeux paralympiques, ce regard a changé. On a compris que les personnes atteintes d’un handicap étaient réellement des sportifs et non des pantins posés sur des chevaux de bois…»

Qu’ont représenté pour vous ces victoires et ces titres ?

«Les titres sont pour moi secondaires –j’en ai eu quatre ou cinq– c’est le chemin parcouru pour y parvenir avec le cheval qui a une réelle importance.

Il m’est arrivé de terminer première alors que j’estimais que le second avait été meilleur que moi, mais terminait après moi à cause d’une seule petite erreur de parcours. Et il m’est aussi arrivé de trouver injuste, à l’inverse, ma place de seconde, ayant été à mes yeux meilleure dans l’ensemble que le premier…

C’est vraiment le travail réalisé avec le cheval et l’entraîneur qui est le plus important. Le titre n’est que l’aboutissement d’un chemin parcouru ensemble, bien que l’on n’en ait jamais terminé à cheval; disons que c’est un pavé de plus sur le chemin…»

Au-delà, que représente pour vous le cheval, quelle «place» tient-il dans votre vie et votre «cœur» ?

«Il a souvent été mes jambes. Il a souvent séché mes larmes et le fait encore très souvent… C’est mon meilleur ami.
Et il me permet de regarder les gens avec un regard bien meilleur. Plus ouvert…

Quand vous avez face à vous un cheval de 800 kilos, et que vous êtes en colère après lui –une colère que vous auriez envie de laisser éclater contre lui– vous apprenez à vous contrôler, à réfréner cette colère, à réaliser qu’elle est inutile.

La colère n’est jamais utile. C’est la même chose face à des gens qui ne sont pas très sympathiques, c’est peu dire: auparavant, j’aurais foncé «bille en tête» pour leur dire leurs quatre vérités. Maintenant, je leur dis toujours leurs quatre vérités, mais avec le sourire!

Il faut oublier l’agressivité. être agressif, c’est perdre son temps. Et pourquoi être agressif avec les gens puisqu’on peut parler?… Les chevaux nous apprennent cela. Si vous les agressez, vous avez perdu.»

Quel fut votre tout premier contact avec les chevaux ?

«J’avais 3 ans et j’étais du côté de Pont ar Brost, pas loin de Lescoat. Mon grand-père et ma grand-mère m’avaient emmenée dans leur voiture rendre visite à un cousin…

Et je vois soudain ce cousin sortir d’un champ avec un cheval de trait harnaché, tirant encore la herse. J’ai ouvert de grands yeux et fait un tel tintamarre que mes grands-parents ont arrêté la voiture, m’ont approchée de cet énorme cheval –immense pour la fillette de 3 ans que j’étais. Je l’ai caressé. Puis, le cousin m’a proposé de monter sur le dos de ce cheval, qui s’appelait Mylène, pour rentrer à l’écurie…

A partir de ce jour-là, je n’ai pas arrêté de parler de chevaux, au grand dam de la famille!

L’autre grand «déclic», je l’ai donc vécu à Kerpape, auprès de ce kiné spécialiste d’équitation. Il m’a parlé des plus grands maîtres d’équitation, en m’expliquant tout le chemin à faire au niveau fédéral pour arriver à ce dont nous disposons actuellement: de beaux parcours, jusqu’aux Jeux Olympiques. C’était balbutiant à l’époque…

Cette passion des chevaux m’a fait supporter le séjour à Kerpape: le Centre avait des chevaux, et la nuit, calculant le temps entre les passages réguliers des aides-soignants, il m’arrivait de me glisser dehors, en passant par les baies vitrées pour aller «à quatre pattes» voir les chevaux!

En classe, quand un palefrenier passait avec un cheval devant la fenêtre de la salle, le cours n’existait plus pour moi pendant une minute. Je ne pouvais pas détourner la tête de la fenêtre…»

Ne vous a-t-on pas parfois dissuadée de pratiquer l’équitation ?

«Si, quelques directeurs m’ont refusé l’accès aux écoles ouvrant la porte aux formations, parce qu’ils considéraient que mon handicap représentait un danger face aux chevaux. Étaient-ce leurs propres peurs qui rejaillissaient? Peur du handicap… Peur en me voyant et en pensant que c’était impossible…?

A l’inverse, j’ai rencontré des personnes formidables qui m’ont encouragée, aidée, soutenue…»

Voudriez-vous retracer à grands traits votre parcours de cavalière et de dresseuse de chevaux ?

«Après mon séjour à Kerpape, j’ai intégré la Maison Familiale et Rurale de Questembert. J’y ai eu un directeur très ouvert sur la question du handicap et des professeurs qui se sont «battus» pour que je puisse pratiquer l’équitation au centre équestre qui venait de s’ouvrir à proximité.

Puis, je suis allée passer mon brevet «d’animateur poney» à Rennes, dans le centre Fenicat, le plus grand de Bretagne à l’époque. Il avait toutes les adaptations nécessaires, et de fabuleux cavaliers…

C’est là que j’ai découvert et appris l’attelage, avec Suzanne Mauguin, ma formatrice, une femme merveilleuse, qui prenait du temps après ses heures de travail pour me mettre avec elle dans l’attelage quand elle entraînait ses poneys…

Ensuite, je suis allée me former en Aquitaine au travail à pied et de Haute-école avec les chevaux, auprès d’un cavalier professionnel pendant deux ans. Il faisait de la compétition et j’avais la chance de pouvoir monter ses chevaux tous les jours!

Enfin, avant de revenir à Lescoat créer mon élevage de «poneys de plaisir», j’ai pu suivre plusieurs stages avec des proches de la famile Gruss, qui m’ont inculqué les bases du «travail en liberté» avec les chevaux.

Et maintenant, j’ai la chance de pouvoir travailler avec les agents de l’I.F.C.E. (Institut Français du Cheval et de l’Équitation) du Haras national d’Hennebont, qui sont de très grands professionnels et sont devenus un peu ma famille de cœur. Ils n’ont jamais regardé mon handicap, mais vu ce qui était possible!…

Avec Suzanne Mauguin auparavant, ce sont vraiment eux qui m’ont permis de m’accomplir en attelage. Je vais chaque semaine à Hennebont, où j’attelle à une vieille «voiture marathon» un postier breton, du nom de Cooper. Un cheval merveilleux que j’ai l’honneur de mener ainsi…»

Quels sont vos meilleurs souvenirs de toutes ces années de pratique intensive ?

«Des beaux souvenirs, il y en a beaucoup… des milliers sans doute! Mais les meilleurs sont ceux de moments vécus avec les chevaux. Ou ce sont des chevaux eux-mêmes.

Il y a Vanessa, la première, jument du centre équestre de Carhaix, championne de Bretagne du «complet»; monture préférée des meilleurs cavaliers du club. Elle avait un gros influx nerveux et se montrait un peu difficile avec les cavaliers moins émérites.

Mais comme elle était la jument la mieux dressée, la monitrice m’a proposé de voir comment elle réagirait par rapport à moi…

Cette jument était capable, quand elle m’apprenait à galoper, de donner un grand coup d’encolure pour me «remettre en selle» quand elle me sentait en déséquilibre!

Un jour, bien que mon handicap ne me permette pas vraiment de pratiquer le saut, nous avions voulu essayer de franchir une petite barre afin de voir si cela m’était possible, pour le cas où j’aurais à sauter de petits obstacles naturels en extérieur.

J’ai raté le premier essai, fait un «soleil» par-dessus l’encolure de la jument et ai atterri devant ses sabots… Elle qui finissait son saut s’est instantanément immobilisée sur trois jambes, l’antérieur levé, tremblante, pour ne pas le poser sur moi. Elle est restée dans cette position jusqu’à ce que je parvienne à me dégager d’entre ses pieds!

Il y avait une réelle connivence entre nous, et elle m’a protégée.

Des souvenirs comme celui-là, j’en aurais beaucoup à raconter…»

Que vous a apporté de plus la pratique de l’attelage ?

«Une vision plus globale du cheval. En tant que cavalier, on ressent le cheval sous soi. Quand on est meneur on le voit et on le «réceptionne» dans les mains, par l’intermédiaire des guides. C’est une sensation très particulière. Nos mains doivent être très douces parce que l’on communique avec la bouche du cheval.

Cela m’a donc apporté une finesse de relation, une connexion plus «intellectuelle» avec le cheval, différente du corps à corps ressenti quand on le monte. L’on n’a que deux lanières pour mener un cheval de 800 kilos lancé au galop!…

Les agents de l’IFCE d’Hennebont m’ont un jour permis d’atteler Cooper, et de le mener en ayant les yeux bandés, afin que je me concentre sur mes sensations uniquement. Un agent prenait mes mains, qui tenaient les guides de l’attelage, et me faisait faire le parcours en me disant de me focaliser sur ce que je ressentais au travers de la bouche du cheval, sans être perturbée par aucune autre perception extérieure. Il me fallait avoir une confiance totale en l’agent et dans le cheval, puisque je ne voyais plus rien!

En cinq minutes, on est arrivé à une vraie communion, une osmose…

L’attelage élimine aussi les problèmes d’équilibre liés à mon handicap.»

Vous avez créé votre propre élevage de poneys, à Motreff; quel en est l’objectif ?

«D’abord me faire plaisir en me permettant d’assumer mon travail à mon rythme. Car mon corps m’épuise réellement par moment. J’arrive à faire ce que je veux pendant deux-trois jours, puis vient ensuite «la rançon de la gloire» et les choses vont être difficiles pendant quelques jours…

Le fait d’avoir mon propre élevage, d’être chez moi, me permet d’aller souffler entre deux activités, d’attendre le lendemain pour travailler un cheval si nécessaire… Toutes choses qui me seraient impossibles dans un environnement de travail classique.»

Quelles satisfactions, joies… mais aussi peines ou regrets cette activité particulière vous procure-t-elle ?

«C’est valorisant de montrer ses «produits» aux autres, de prouver que l’on est capable d’éduquer des poneys en se déplaçant avec des béquilles…

On dresse un poney quand on ne sait pas faire, on l’éduque –comme un enfant– quand on sait avoir avec lui la bonne relation!

L’élevage m’a aussi beaucoup aidée physiquement: le fait de pousser une brouette, à deux roues, m’a permis de faire une rééducation différente de celle qui m’était proposée, d’avoir une musculation différente, bénéfique pour le maintien, l’assurance et la confiance en soi, même si je tombe quatre fois en une journée dans les champs en hiver, parce que le sol est boueux!… On se relève, et même si la difficulté est là, on va de l’avant.»

L’équitation de loisir connaît depuis plusieurs décennies un engouement considérable… Après avoir été durant des millénaires essentiellement «bête de somme», le cheval est devenu principalement «animal de compagnie»… Comment expliquez-vous ce retour soudain du cheval au sein de nos sociétés techniciennes et mécanisées ?

«Le cheval a toujours mis l’homme en valeur, et celui-ci a de tout temps été représenté à cheval… Cet animal a toujours eu une grande place auprès de l’être humain, et maintenant que l’être humain vit dans un univers de béton, il a besoin de retrouver des repères auprès d’un animal mythique. Les dragons étant difficiles à trouver, il lui reste le cheval! (Rires)

Monter sur le dos d’un animal aussi puissant et le maîtriser, le faire danser d’un simple geste ou de la voix, donne à la fois de l’émotion et un sentiment de fierté…

Aller à cheval dans la nature, c’est aussi se «déconnecter» complètement de tout le reste, car on ne peut être à cheval et ailleurs en même temps… sinon on risque de se retrouver par terre!»

Le cheval est l’une des plus nobles et anciennes conquêtes de l’homme… Outre le côté utilitaire de cette ancestrale collaboration: guerre, travail, loisirs… il existe une réelle complicité entre cet animal élégant et sensible et l’être humain. Comment expliquez-vous cette relation qui peut devenir une réelle communion ?

«Je pense que c’est finalement une question d’amour, d’échange… Nous en avons tous besoin. Et le cheval sait nous attirer, capter notre cœur, et nous apporter en retour… Car c’est lui qui nous capte, alors que nous pensons que c’est nous qui l’avons capté. C’est lui qui nous prend! Ce sont des animaux apaisants.

L’on constate aussi que quand vous êtes à cheval, le regard des gens sur vous change. Le handicap d’une personne handicapée s’efface aux yeux des gens quand elle est à cheval. A terre, elle est handicapée. A cheval, elle ne l’est plus.

Et l’approche devient alors plus facile.»

Cette relation privilégiée est-elle plus véritable et durable avec certains chevaux ?

«C’est comme toute relation avec tout être vivant. Certains sont plus enclins à l’empathie que d’autres. Certains chevaux sont plus épris de liberté, d’autres ont plus besoin de tendresse… C’est vrai pour les chiens aussi.

Et tel cheval va avoir cette relation de connivence particulière avec tel cavalier et pas –ou moins– avec tel autre.

Cooper, cheval des haras nationaux qui voit beaucoup de monde, ne réagit pas de la même manière quand c’est moi qui arrive. Il lève la tête différemment… Il sait que je vais passer du temps à le «gratouiller», le caresser, lui prêter attention… Cooper est un postier breton très imposant, mais avec un cœur délicat!»

Il existe de nombreux récits qui relatent d’étonnantes initiatives prises par des chevaux dans certaines circonstances, qui ont été décisives pour leurs maîtres. Peut-on parler d’instinct, de résultat de «dressage», ou de l’intelligence de l’animal ?

«Les deux, je pense, il est difficile de départager l’un de l’autre. Certains le font plus par instinct. Pour d’autres, c’est plus le résultat de l’éducation…

Il m’est arrivé, comme je l’ai raconté, de faire de mauvaises chutes et de voir des chevaux m’éviter au dernier moment, quitte à tomber eux-mêmes pour ne pas me toucher… ou de voir un cheval nerveux ne plus bouger et rester me regarder parce que j’avais le pied coincé dans l’étrier.

Le cheval réagit aussi envers vous en fonction de la confiance qu’il vous accorde, et qui peut varier selon les cavaliers qui le montent. C’est à vous de lui prouver qu’il peut vous faire confiance!»

Il est coutume de dire que le chien est «le meilleur ami de l’homme»… Vous qui côtoyez les chevaux depuis votre enfance, diriez-vous qu’ils possèdent l’intelligence du chien ?

«Leurs formes d’intelligence ne sont pas comparables. L’un est un prédateur, l’autre une proie… Leurs psychologies sont diamétralement opposées. On ne peut donc pas les aborder de la même manière. L’un n’est pas plus intelligent que l’autre, mais leurs intelligences ne sont pas les mêmes, ni leur adaptation à leur environnement, leur rapport à l’être humain…

Ici, chaque animal est considéré dans son entité et on essaie de le rendre heureux le plus possible. Les animaux ont des sentiments, souffrent ou sont heureux… Leur bonheur est important car ce sont vraiment nos amis. Si je les ai pris avec moi, j’en suis responsable!»

L’on entend aussi souvent dire que chaque cheval –ou poney– comme chaque chien, a son propre tempérament. Quelle est votre expérience en ce domaine ?

«C’est vrai. Beaucoup de gens diraient que c’est faire preuve d’anthropomorphisme que de l’affirmer, mais je constate que mes poneys n’ont pas le même caractère. Notre petit shetland Ferrari est très facétieux, aime jouer et faire des bêtises, alors que notre Fantasme est réservé, introverti, câlin et très «scolaire»: si on le sort de ce cadre «scolaire», il perd ses repères et son assurance! Et il est heureux et épanoui dès qu’on lui dit ce qu’il doit faire…»

Vous élevez des poneys de diverses races… Avez-vous des préférences pour les unes ou les autres ?

«Je n’ai pas de préférence. Chaque race a un modèle physique différent et un tempérament différent: le Connemara est froid, le Shetland plus encore, alors que le Dutch Riding poney est plus sanguin… Chaque spécificité permet d’évoluer davantage dans une discipline ou une autre.

J’ai actuellement onze poneys, de quatre races différentes, qui s’entendent tous entre eux. Nous leur inculquons cette «vie de famille», cette joie du troupeau. Nous avons même des étalons entiers qui vivent ensemble et s’entendent bien, ce qui n’est pas très commun. Une hiérarchie s’installe entre eux et rapidement ils vivent en communauté sans problème…»

La Bretagne est une très ancienne terre de chevaux… Avez-vous remarqué une attention, voire un «amour» qui se sont tissés au cours des siècles entre Bretons et chevaux? Cela perdure-t-il aujourd’hui ?

«Oui. Il y a ici un réel amour du cheval. Nous avons tous un grand-père ou un arrière-grand-père qui a été paysan et a travaillé avec les chevaux. Ce sont d’ailleurs les chevaux qui ont permis la rencontre de mes parents et leur idylle, quand le jeune homme qui allait devenir mon père allait emprunter un cheval de labour chez mon futur grand-père maternel, et y rencontrait parfois celle qui allait devenir ma mère…

Je voudrais d’ailleurs redire ici mon admiration pour les gens de l’IFCE, des anciens haras nationaux comme celui d’Hennebont. Ce sont des gens qui ont un savoir-faire extraordinaire avec les chevaux, mais l’État ayant mis fin à la mission des haras, celui-ci va disparaître, parce qu’ils ne peuvent plus le transmettre. Quel gâchis!

Dans 10 ou 20 ans, on pleurera peut-être cette perte de compétence et d’expériences immenses. La France a ce «don» pour détruire son passé.

J’ai la chance de côtoyer ces gens hyper-compétents et d’apprendre d’eux…»

L’animal, et plus particulièrement le cheval, perçoit-il le handicap de l’être humain qui l’approche ? Y est-il sensible et adapte-t-il alors son propre comportement ?

«Certains oui, d’autres non. Certains en profitent même!

Mais je vois des chevaux d’attelage être particulièrement calmes et attentifs quand je suis dans la voiture.

Il existe de vrais «chevaux-professeurs», qui savent vous enseigner, vous traiter en élève.»

Vous vous refusez souvent à employer le mot «handicapée» pour parler d’une personne, lui préférant une qualification pleine de sens : «extra-ordinaire»… Voudriez-vous nous l’expliquer ?

«Je n’aime pas les mots qui donnent à penser que certaines personnes auraient le droit de «fonctionner» normalement, ont leurs pleines capacités, et que d’autres devraient être au rebut, étant stigmatisées.

Un «handicap», c’est un boulet aux pieds. Quelque chose qui ne nous aide pas, mais qui nous «enterre» au contraire.

Notre pays met des normes partout. Il y a donc des gens normaux partout, et d’autres qui sortent des normes définies; ce sont donc des gens extra-ordinaires, ou hors du commun! Pas des gens handicapés. Pas des gens définis par leurs incapacités, mais par leurs capacités.

Si l’on s’employait dans ce monde à voir les capacités des gens, et à en favoriser l’épanouissement, il serait tellement plus joli!…

C’est vrai que nous ne pouvons pas faire certaines choses: 10, 20, 50, 80%… Mais si c’est 80%, il reste 20% que l’on peut faire. Voyons donc cela! Ce peut être beaucoup, des milliards de choses, et de belles choses… On n’avance pas et on ne vit pas de la même manière selon qu’on veut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein!»

Tous ceux qui vous ont un jour croisée, ou qui vous connaissent, soulignent votre remarquable énergie, votre tempérament de «battante», votre enthousiasme, et votre bonne humeur, dont témoigne le sourire qui éclaire souvent votre visage… Où puisez-vous cette force et cette joie de vivre ?

«J’ai la chance d’avoir des amis formidables. Ma famille, qui n’a jamais regardé mon handicap. Mon frère, qui a toujours été à mes côtés… Ou des gens comme Judicaël, ancien agent des haras nationaux, qui a passé énormément de temps pour me rendre les choses accessibles.

Des gens humains, qui sont dans l’empathie, mais qui savent aussi me «bousculer», me pousser pour aller de l’avant!»

Le handicap ne vous conduit-il pas parfois à des moments de découragement ou de «révolte» ?

«Si, mille fois par jour! Mais une fois qu’on s’est révolté, il faut savoir se calmer et avancer. Si on reste révolté on n’avance pas, on recule… C’est aussi ce qui permet de nous tenir debout!

C’est normal de se dire que c’est injuste de ne pas pouvoir courir, sauter… Mais une fois qu’on l’a crié, il faut aussi savoir se dire qu’on a de la chance de pouvoir faire ce que l’on fait, d’avoir des amitiés, celle des gens et celle des animaux… Que de bonheur!»

Les personnes porteuses de handicaps –divers– affirment souvent que le plus difficile à vivre est finalement «le regard des autres» sur elles…?

«Oui. Car il porte le jugement de gens qui ne nous connaissent pas, qui nous considèrent un peu comme des extraterrestres…

L’on perçoit parfois dans ce regard leur peur de devenir ce que nous sommes, et l’on se demande alors s’il est si pitoyable d’être comme l’on est… ou si c’est pitoyable d’être comme ils sont eux, à nous regarder ainsi.

Le regard n’est pas gênant quand il est bienveillant; et un sourire ne coûte rien…

Je ne suis pas gênée de voir un enfant venir me demander: «Eh! Pourquoi tu marches comme ça?» Il a raison de venir me poser la question. Et je lui réponds volontiers.

Mais la gêne de l’adulte, des parents parfois, me gêne. Qu’elle exprime une petite confusion face au petit «dérangement», soit; qu’elle exprime la gêne face au handicap, non…»

Ce regard a-t-il évolué ces dernières décennies ou années ? Et évolue-t-il toujours dans le bon sens ?

«Oui. Les enfants extraordinaires sont laissés de plus en plus dans les écoles ordinaires, et les autres enfants s’habituent à les côtoyer, à vivre avec eux, et apprennent que le handicap est quelque chose de banal…

Je me rappelle cette sortie de classe dans des marais pour observer les oiseaux. Arrive un moment où je ne pouvais plus marcher avec mes béquilles sur un sol trop mou… L’enseignant m’a dit:

«Tu nous attends là. On te reprend au retour.»

Tous les élèves de la classe se sont arrêtés et ont dit :

«Ah! Non Monsieur, si Anne-C n’y va pas, on n’y va pas non plus !»

Deux d’entre eux ont fait «la chaise» pour me porter… et j’ai fini la visite sur le dos de l’enseignant.

C’est la rencontre de l’autre et l’échange qui nourrissent l’être humain !

Et chacun a ses propres handicaps…»

Beaucoup de lois, de décrets, de textes ont été rédigés pour améliorer le sort fait aux personnes ayant des handicaps… Mais les réalités concrètes ont-elles changé ?

«Non, parce que les décrets et lois s’accumulent au lieu de se remplacer, et d’être écrits avec les personnes qu’ils concernent en premier lieu!

Demandons aux gens extraordinaires ce qu’ils vivent, et faisons des lois applicables. Des lois qui ne soient pas non plus trop contraignantes. Elles sont faites pour aider, pas pour contraindre ; comme il vaut mieux éduquer un peuple que le «dresser»…

Un exemple, qui va peut-être en choquer certains: je ne pense pas que vouloir rendre la totalité des lieux accessibles aux personnes handicapées soit une bonne chose. Qu’on l’exige des lieux publics, oui. Que les bâtiments en construction soient mis aux normes, oui…

Mais exiger qu’un petit commerce, comme celui que tenaient mes parents et qui avait deux marches, le soit, c’est trop.

Cela leur aurait coûté une somme énorme, pour voir un ou deux handicapés par an franchir le seuil du magasin… Des personnes que mon père serait venu aider avec plaisir à monter les marches.

Il ne me paraît pas sain de vouloir adapter la banalité du quotidien au handicap, ni d’imposer la normalité sans discernement.

Que l’on aide, oui. Mais que l’on ne force pas les gens, au risque de les dégoûter. Et que les aides, financières notamment, soient à la hauteur des besoins, en évitant les effets d’annonce trompeurs : je vais avoir 40 euros d’Allocation Adulte Handicapé en plus, mais dépassant de 10 euros un certain seuil, je vais perdre 150 euros de C.M.U…

L’on a instauré une journée du handicap. Mais on aimerait que les responsables politiques vivent une journée par an dans un fauteuil roulant standard, seuls, avant de proposer des lois…

Les aménagements faits pour les handicapés servent à tout le monde : des choses comme les trottoirs rabaissés sont utiles aux personnes âgées, aux mamans qui poussent une poussette…»

Qu’est-il de plus important et de plus urgent à faire ?

«Qu’apprendre aux enfants à s’ouvrir aux autres, et à regarder les beautés de la nature soit une discipline enseignée à l’école. Cela aiderait à «construire» des êtres humains et changerait la société…»

Quel message adresseriez-vous aux personnes «ordinaires» pour leurs attitudes, leur perception face aux personnes «extra-ordinaires», pour reprendre votre savoureuse expression ?

«D’avoir un regard bienveillant, d’être dans l’empathie et l’entraide.»

Et que diriez-vous à ces dernières ?

«Que tout devient possible si on y croit vraiment et qu’on s’en donne les moyens… qui ne sont pas forcément des moyens financiers, mais des moyens humains. Personne ne peut nous dire que «c’est impossible». Si on ne peut entrer par la porte, il faut essayer par la fenêtre. Et si on ne peut pas par la fenêtre, essayons par la cheminée… Le Père Noël n’y parvient-il pas ?»

Vous avez toujours des projets en tête, regardant l’avenir avec optimisme… Quels sont vos projets proches ou plus lointains ?

«Nous avons – avec la directrice des Haras de Lamballe et Hennebont, Mme Patrice Ecot, et avec M. Jean-Pierre Jourdain – un grand projet, qui est de promouvoir le «cheval médiateur» sur la Bretagne, en organisant un équi-meeting en fin septembre 2018, à Hennebont.

On y parlera du cheval médiateur et du handicap, de tout ce qu’il est possible de faire autour du cheval en rééducatif, en disciplines…

Ce meeting sera ouvert autant aux professionnels qu’aux familles qui veulent s’informer, aux «géotrouvetout» qui souhaitent partager leurs innovations pour aider leurs enfants à monter à cheval dans le poney-club de leur coin, ou pour faire de l’attelage avec le grand-père… et peut-être y intéresser des industriels.

Pour cette année, avec Bertrand Bauthamy, moniteur d’attelage à Hennebont, nous allons faire progresser l’attelage para-équestre en sortant en compétition les chevaux de l’IFCE, et en essayant d’adapter le plus possible l’attelage pour que les personnes «extra-ordinaires» soient le plus valide et autonome possible avec les voitures: harnacher, atteler, y monter sans aide… Nous cherchons les partenaires qui pourraient nous aider techniquement et financièrement à sponsoriser cette saison.

Le but du jeu n’est pas d’attirer les lumières sur moi, mais d’éclairer le chemin pour d’autres.»

 

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