« Un jour, nous avions fait chez Fauchon un grand buffet, sur trois niveaux, avec invitations sur cartons, adressées à la haute société parisienne. Une fois les portes ouvertes, un collègue a chronométré qu’en 5 ou 6 minutes, tous les buffets avaient été consommés ! 

Les gens s’étaient rués sur les pâtisseries comme sur des soldes, à un tel point que certains nous demandaient si les éléments de décoration en pastillage étaient mangeables…»

Gilles Gaffoglio ne possède pas l’exubérance que l’on prête volontiers à ce peuple et à cette terre d’Italie qui furent le berceau de sa famille paternelle…

L’expression du visage, et l’allure générale qui se dégage de ce quinquagénaire sont au sérieux, voire à la gravité; on le croirait même souvent «perdu dans ses pensées» tant il paraît s’abîmer dans la réflexion ou le dialogue intérieur…

Mais ce serait se méprendre, comme le montre ce franc sourire qui illumine soudain son visage, le regard qui s’anime d’un éclat vif, l’humour ou les exclamations qui jalonnent ses paroles.

La conversation le révèle convivial, ouvert, chaleureux… Mais toujours attentif à demeurer rigoureux dans la pensée et le propos. 

C’est que, cuisinier-pâtissier de métier – aujourd’hui « magasinier alimentaire» au lycée de Carhaix, après y avoir été chef de cuisine – Gilles n’en est pas moins philosophe par nature, et ne concède rien à la superficialité ou l’approximation dans le faire et l’être.

Voici donc un entretien qui mêle témoignage et réflexion, pédagogie et savoureuse anecdote, pour faire mieux connaître un métier dont les œuvres sont chères au «cœur» de bien des Français : la cuisine, la gastronomie, les arts de la table, au quotidien comme dans les grandes occasions…


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«J’ai cinquante ans et suis  marié à Priscille. Nous avons sept enfants. J’ai vécu mon enfance et ma jeunesse à Nice, jusqu’à mes 18 ans. Ma famille est originaire du Sud, d’Italie – du côté de Venise – mais des recherches généalogiques ont révélé des ascendances au pays basque, dans le pays lyonnais, et jusqu’en Roumanie…

Mon père était staffeur, un métier peu connu, qui concerne la décoration des plafonds: moulures, corniches, colonnes… Du travail «fait main», principalement chez des gens fortunés… Son métier l’a amené à travailler dans les palais des émirs d’Arabie Saoudite, de présidents africains, quand la crise économique a réduit ce genre de marchés particuliers dans la région de Nice…

Il m’avait proposé de m’apprendre le métier après ma classe de 3e, car je n’aimais pas l’école et me trouvais en échec scolaire, mais ce travail ne me plaisait pas beaucoup.

C’est vers le métier de cuisinier et pâtissier que je me suis orienté. Après l’obtention de mon CAP, j’ai travaillé pendant trois ans dans la pâtisserie, essentiellement chez Fauchon, à Paris. Puis comme cuisinier et ensuite chef de cuisine dans des lycées parisiens durant 8 ans, avant de venir à Carhaix en 2005, où je travaille au lycée comme magasinier alimentaire après y avoir été chef de cuisine.

Nous avions voulu quitter Paris, afin d’offrir à nos enfants un meilleur cadre de vie, et de nous rapprocher du Centre Missionnaire que nous connaissions et fréquentions depuis longtemps. Des tantes de ma femme étaient aussi venues habiter Carhaix.

Mes loisirs sont peu nombreux, mais j’aime et pratique la marche, le footing… et la pâtisserie !»

Comment «l’enfant du Sud» que vous étiez, aux racines familiales italiennes, s’est-il adapté au climat breton et à ses «grands frais» venus du large ?

«Cela n’a pas été facile! Avant de venir, j’avais cette appréhension du climat. Car quand l’on vit à Paris, on ne ressent pas les conditions météorologiques de la même manière. La grande ville forme un microcosme, et on y est presque toujours à l’abri.

Mais c’était un critère secondaire dans mon choix !

Puis, à notre arrivée, la Bretagne connaissait un magnifique «été indien», avec une douceur extraordinaire, jusqu’en fin octobre, début novembre, au point que je me suis dit : «on raconte n’importe quoi sur la Bretagne !»…

Mais je dis aussi à mes collègues, quand le vent souffle fort : «la Bretagne est le seul endroit où je vois la pluie tomber à l’horizontale!»…

Au début, j’étais stupéfait de voir les lycéens d’ici circuler à pied sous une pluie battante comme s’il faisait beau temps, comme si la pluie ne les gênait pas du tout !»

Votre parcours de formation pâtissière vous a amené à côtoyer de grands noms de la profession. Quel cheminement vous y a conduit ?

«Il y avait à Nice un lycée hôtelier très réputé, où l’on entrait par sélection, sur dossier scolaire. Le mien était mauvais ! Je l’ai quand même présenté, et à la grande surprise de tous – moi compris – j’ai été sélectionné !…

Et cela a été pour moi un bouleversement complet. C’était ce qu’il me fallait : un cadre d’une rigueur et d’une exigence extrêmes. Un règlement très strict. C’était comme entrer à l’armée. Cela m’a tout de suite plu. Avant la rentrée, j’ai travaillé pendant l’été dans une grande surface pour pouvoir m’acheter le trousseau nécessaire…

Je garde une grande reconnaissance envers ces professeurs très exigeants – dont l’un avait travaillé sur le paquebot France – car ils agissaient en sachant la rigueur et les exigences du métier que nous allions exercer ensuite. Cela a agi comme un catalyseur pour moi!

Pour la première fois de ma vie j’ai obtenu une très bonne note, des félicitations…

J’ai donc passé mon BEP/CAP d’hôtellerie. Puis j’ai appris la pâtisserie auprès d’un de nos professeurs, M. Franchin, Meilleur ouvrier de France, qui sélectionnait chaque année quatre élèves afin de les former lui-même pendant un an au métier de pâtissier-chocolatier-confiseur-glacier…

Il m’avait fait faire un stage de deux mois à Monaco, au Palace Louis XV, dont le chef de cuisine était Alain Ducasse : j’étais dans mes petits souliers !

Ce grand monsieur m’a ensuite introduit chez Fauchon, le célèbre pâtissier de Paris, où j’ai travaillé pendant 3 ans au total, mon service militaire, effectué dans la police à Paris, s’étant intercalé dans cette période…

J’ai travaillé là sous les ordres de M. Pierre Hermé, chef pâtissier talentueux, issu d’une lignée de grands pâtissiers alsaciens et lui-même élève de Lenôtre. Il dirigeait notre brigade de 20 à 30 ouvriers pâtissiers.

Cela a été une formidable école pour moi, car l’on travaillait en équipe, et on passait successivement,  par périodes de 6 mois, dans tous les postes du métier: ce qu’on appelle le «tour», puis le four, les tartes, les petits-fours, les entremets… Une formation très complète.

Entretemps, je me suis marié avec Priscille, qui était assistante dentaire.»

Les grands chefs-cuisiniers ont souvent, dit-on, un fort caractère, pour le moins… En avez-vous fait l’expérience ? Auriez-vous quelques anecdotes à nous raconter ?

«Pendant mon stage au Palace Louis XV de Monaco, j’ai connu un chef pâtissier d’une grande gentillesse… Mais j’ai vu un Ducasse à l’égo «surdimensionné», comme l’on dit, et capable d’être très dur –je dirais même méchant – et très méprisant envers ses subordonnés.

Quand c’est lui qui était «au passe» – on appelle le chef qui passe les commandes «l’aboyeur» – il criait pour appeler les serveurs en disant «les bœufs, les bœufs !…» et ceux-ci accouraient avec les grands plateaux dans les immenses couloirs, en répondant : «Oui, chef! Oui, chef…»

Il avait, face à la cuisine, une pièce entièrement vitrée, où il recevait les invités – des célébrités du monde entier – et avait une étagère entière pour ses press-books, remplis d’articles internationaux, des caméras pour surveiller les différents endroits de la cuisine… 

Le chef pâtissier et lui ne pouvaient pas se voir!…

Il faut savoir qu’il existe une grande rivalité entre cuisiniers et pâtissiers, car un repas se termine par le dessert, et ce dont se souviennent souvent le plus les convives, c’est ce qu’ils ont mangé en dernier: le dessert… Les cuisiniers n’aiment pas beaucoup cela : les pâtissiers leur font de l’ombre!

Un collègue, qui avait travaillé avec Bocuse, me disait que celui-ci était pire que Ducasse!

Mais au Louis XV, je n’étais que stagiaire, et donc plus spectateur que vraiment acteur…»

Vous êtes donc aujourd’hui magasinier alimentaire aux lycée et collège de Carhaix… Voudriez-vous nous en dire un peu plus sur ces choix et orientations professionnels ?

«Pour diverses raisons, dont celle de l’ambiance qui avait beaucoup changé chez Fauchon, j’ai quitté la maison…

J’avais aussi alors une famille, mes priorités avaient changé, et le métier chez Fauchon était très exigeant, très fatigant. L’on attendait de vous un total investissement, à 200%. Le samedi, nous commencions à 4 h du matin, pour finir «à pas d’heure», car il fallait tout simplement avoir achevé le travail du jour ! On savait toujours quand on commençait la journée, mais jamais quand on la finirait.

Et je m’interrogeais à l’époque sur le sens de tout cela…

Par des amis, j’ai pu postuler pour un travail de cuisinier dans le très réputé lycée Janson de Sailly, et j’ai été pris… Nous avons été logés par le lycée, au-dessus des cuisines, dans ces «beaux quartiers» du XVIe arrondissement, juste derrière le Trocadéro !…

Ce fut une belle expérience, même si les cuisines en étaient presque au Moyen âge : une incroyable vétusté, et un sous-équipement inimaginable ! L’on dit que même dans les grands palaces, il faut aller voir les arrière-salles et les cuisines, mais là alors !… Il a fallu tout nettoyer et tout reprendre.

Mais il y avait un laboratoire de pâtisserie, si bien qu’en réalité, je me suis retrouvé à faire beaucoup plus de pâtisserie que de cuisine, pendant 2 ans. Tout était «fait maison» pour les 200 à 300 internes, ceux d’Hypokhâgne et les autres…

J’ai passé et obtenu mon diplôme d’Ouvrier-Professionnel.

Après 3 années, j’ai voulu pouvoir «avoir la main», apporter des nouveautés, être responsable… d’autant qu’une restructuration allait conduire à fermer la pâtisserie. Je me suis donc porté candidat pour un poste de chef de cuisine au lycée Raspail, désormais situé avenue Maurice d’Ocagne, dont le chef partait… à Carhaix!

J’y suis resté 5 ans; un emploi très formateur mais très prenant dans ce grand lycée parisien…

Et ensuite, j’ai demandé ma mutation à Carhaix, où je suis arrivé en 2005.

Je me suis orienté vers le magasinage alimentaire dans un deuxième temps, parce que c’est une fonction que je remplissais déjà au lycée Raspail,  en plus d’être chef de cuisine, et que ce poste a été recréé au lycée de Carhaix, après avoir été retiré pendant une période…»

Avez-vous donc abandonné la pâtisserie, ou aimez-vous toujours vous mettre aux fourneaux vous-même ?

«J’en ai peu le temps, mais j’aime le faire, de façon un peu cyclique. Actuellement, je travaille sur les brioches. Je suis très curieux, et en feuilletant des magazines ou en consultant des blogs de pâtisserie, j’ai vu la véritable explosion de créativité que le métier a connue ces dernières années ! Et cela me donne l’envie de comprendre, de m’y essayer moi-même… Je le fais par plaisir.

Une difficulté est de trouver les matières premières. Pour les brioches, par exemple, il faut une excellente farine «de force», très riche en gluten – que l’on trouve très peu dans le commerce. J’en ai dernièrement trouvé une très bonne via Internet, ce qui m’a redonné l’envie d’essayer des recettes…»

Quelles spécialités ont votre faveur, en tant que confectionneur et en tant que consommateur ?

«J’aime les choses simples, comme le panettone. Ma recherche est de comprendre comment parvenir à faire une pâte aussi filante, cette structure de pâte filamenteuse très spéciale, ce goût particulier…

J’en avais discuté avec un pâtissier italien qui m’expliquait que les fabricants italiens de panettone forment presque une corporation à part, une confrérie, avec une très grande solidarité…

Cette pâte fermentée se fait au levain, pas à la levure, et une partie de la pâte est mise de côté pour que son levain puisse resservir à préparer la prochaine pâte… Et si le levain d’un «fabricant» de panettone meurt, il peut aller frapper à la porte de son collègue, qui va lui donner de sa pâte fermentée. C’est la règle de solidarité !

J’aime cette brioche à base de jaunes d’œufs, l’orange, les agrumes, les raisins (etc.), qui entrent dans la composition du panettone.

J’aime aussi beaucoup travailler les tartes… Moins le chocolat ; peut-être en ai-je trop mangé dans mon enfance !» 

Et quels plats le cuisinier que vous êtes également aime-t-il tout particulièrement préparer… et consommer ?

«Je cuisine assez peu à la maison, en fait! Mais un de mes plats préférés – et ce sont là mes racines qui parlent – c’est la pissaladière; un plat niçois très simple : une tarte à base de pâte à quiche et d’oignons rissolés à l’huile d’olive, avec des herbes de Provence, des anchois – que je ne mets pas car je n’aime pas l’anchois.

Ma femme sait que, pour mon anniversaire, une pissaladière est le plat à préparer comme entrée pour me faire plaisir !

J’aime aussi la ratatouille ; et les pâtes…

Les pâtes, c’est passionnant. C’est tout un monde. La recherche culinaire sur les pâtes est quelque chose de phénoménal en Italie : ils réfléchissent à des choses telles que la forme d’une pâte selon le temps de cuisson ; l’«àpoint» de cuisson de l’intégralité de la pâte selon sa forme ; la manière dont elle retient la sauce selon sa texture extérieure… 

Mais c’est cela qui est passionnant en cuisine : pour celui qui est curieux, c’est une source inépuisable et fantastique de recherche, d’inventivité, d’amélioration, de perfection…

Regardez les fromages : quel «monde» aussi ! Je m’y suis intéressé pendant plusieurs années…»

La diversité des plats régionaux, de la cuisine du terroir, familiale, est-elle en voie de disparition ?

«Non, parce que cela correspond à un état d’esprit bien français. La France, ce sont des régions, qui possèdent leurs particularités culinaires, des savoir-faire et une transmission.

Loin de s’éteindre, cela me semble devoir se renforcer, en réaction au centralisme, à l’uniformisation européenne… Un peu comme la mise en évidence des langues régionales, des produits locaux, le retour des marchés locaux, de la vente directe… tout cela me semble lié.»

L’on assiste à un retour de la cuisine «faite maison», comme le montrent les émissions et revues de plus en plus nombreuses qui lui sont consacrées. La pandémie actuelle et les «confinements» ont accru cette mode… Qu’en pensez-vous ?

«C’est un fait… Mais je suis un peu partagé sur ce phénomène, car je me demande quand même si ce n’est pas le fait d’une minorité ou d’une partie de la population, peut-être plus une classe d’âge, ou d’une frange assez aisée… Je ne sais.

Mais en tant que professionnel, et feuilletant les publicités «grand public», je vois surtout la multiplication des plats tout prêts… 

Il n’y a aucun jugement de ma part. Chacun fait ce qu’il veut avec son argent et son estomac. Mais le tout prêt coûte cher. Et qu’est-ce que se préparer un plat de pâtes… Et pourquoi se priver du plaisir de faire soi-même une petite sauce, quelques légumes d’accompagnement, en quelques minutes ?

Mais c’est lié à une orientation de la société vers toujours plus de loisirs. Et l’on voit que la part de l’alimentaire dans les foyers diminue et devient catastrophique.

Beaucoup de gens ne mangent plus que de la «cochonnerie». Regardez les étiquettes : c’est du gras, du sel, du sucre; en réalité des exhausteurs de goût – mais d’un goût qui n’existe pas – et des conservateurs…

A l’inverse, on voit des gens s’interroger vraiment sur ce qu’ils mangent, et qui veulent faire travailler les producteurs locaux.

C’est aussi mon interrogation et ma démarche en tant que magasinier alimentaire, face à l’envahissement de nos catalogues professionnels par le «tout prêt».

Les industriels sont incroyablement agiles et «malins» pour contourner les étiquetages de valeurs et de qualité alimentaires telles que les «nutriscores» et autres, et se faire même les chantres du «mieux manger», grâce à leurs capacités de communication !… »

Sans être un «ancien» dans le métier, vous en avez une expérience relativement longue maintenant: quelles en ont été les évolutions majeures ; celles que vous avez connues personnellement, et celles qui ont précédé votre entrée dans la profession ?

«La pâtisserie s’est métamorphosée en quelques années: les techniques, le matériel, le savoir-faire… ! Je pense que peu de métiers ont connu une telle révolution. Cela me fait presque regretter de ne plus y être !… 

Et j’ai l’impression d’avoir vécu à une époque charnière.

Au lycée hôtelier, le «vieux» chef qui avait travaillé sur le France, m’avait dit : «Gilles, le métier ne s’apprend pas, il se vole !» Et il m’a expliqué que chaque chef avait sa touche personnelle, ses tours de main et «petits secrets» jalousement gardés. Jamais il ne les transmettait, à personne ! Il me disait donc d’être à l’affût, de tout observer, guetter…

Aujourd’hui, l’état d’esprit est différent, l’on partage beaucoup plus. Chez Fauchon, toutes les recettes étaient écrites avec minutie, et les stagiaires, qui venaient du monde entier, avaient le droit de les photocopier…

M. Hermé disait : «Une recette, ce n’est rien. On la fait évoluer comme on veut. Elle n’est pas aujourd’hui ce qu’elle sera demain.»

Le «métier» est donc en constante évolution ! Et je ne parle pas là de choses comme la «cuisine moléculaire», sur laquelle je me suis un peu penché, qui a pu apporter quelques éléments intéressants, mais qui est une mode ; et cible une clientèle très aisée… Pour moi, ce n’est pas se nourrir, c’est une sorte de jeu… Or, la cuisine, c’est d’abord se nourrir.

Au-delà, ce sont les conditions de travail, le matériel qui ont énormément évolué. J’ai connu des anciens, qui avaient travaillé avec les fours à charbon, dans des conditions très éprouvantes…

Le matériel de cuisson a connu une révolution, et donc la façon de cuire: les fours à sonde et les fours à programmation électronique qui ont été introduits par les industriels ; les fours à 3 modes de cuisson: vapeur, mixte et classique; la cuisson à basse température, la cuisson sous vide… On pourrait citer des dizaines d’évolutions qui ont révolutionné la pratique du métier!

En cela, il faut souligner que l’industrie alimentaire a eu des apports très positifs. 

Autre exemple d’évolution: quand j’ai commencé en cuisine collective, l’on faisait tout «maison», même des frites pour 1300 couverts. Et il fallait mobiliser tout le monde en cuisine pour éplucher les pommes de terre… 

Puis les normes ont imposé de tout changer, et c’est alors que les industriels se sont mis à proposer de plus en plus de «tout fait»…»

Quel regard portez-vous sur la pâtisserie industrielle, et plus généralement sur le «tout préparé» industriel ?

«Il y a du mauvais et du bon. Il peut y avoir de mauvais artisans et de bons industriels ! 

Il existe également de très fructueuses collaborations entre l’industriel et l’artisanal. 

Un collègue qui a été responsable-pâtissier chez Fauchon, et travaille maintenant à Rennes en tant que responsable « Recherche et Développement » sur les viennoiseries, a eu l’occasion de collaborer avec LU pour développer des biscuits, afin que le savoir-faire artisanal puisse aussi se traduire en excellence industrielle. Et il existe ici et là une excellence industrielle, en pâtisserie comme ailleurs!…»

Cuisiniers, pâtissiers et autres artisans des «métiers de bouche» – tout comme les «ménagères» qui préparent de bons repas – travaillent durant des heures pour un résultat éphémère, vite consommé… N’est-ce pas frustrant ?

«Non, je ne pense pas que ce soit frustrant… Un jour, nous avions fait chez Fauchon un grand buffet, sur trois niveaux, avec invitations sur cartons, adressées à la haute société parisienne. Une fois les portes ouvertes, un collègue a chronométré qu’en 5 ou 6 minutes, tous les buffets avaient été consommés ! Les gens s’étaient rués sur les pâtisseries comme sur des soldes, à un tel point que certains nous demandaient si les éléments de décoration en pastillage (une pâte faite de sucre, gélatine et blanc d’œuf) étaient mangeables…

Mais quelqu’un a dit : «Cuisiner, c’est donner de l’amour»… C’est un peu la réponse à la question : cuisiner, c’est offrir, c’est partager quelque chose, et se dire que l’on a fait plaisir avec ce que l’on a préparé. A partir de là, tout le reste est secondaire…»

Le major Thompson (qui prêtait son concours à Pierre Daninos) affirmait que les Français dégustant un bon repas, faisaient toujours référence à d’autres moments où ils avaient goûté un mets succulent… et ce avec force détails… Que pensez-vous de la relation qu’entretiennent les Français avec la cuisine ?

« Cela fait partie de nos « gènes», de notre culture… Mais les générations à venir auront-elles cette tradition ? Je me le demande…

Bien que, discutant de cela récemment avec des collègues, nous nous disions que dans notre propre jeunesse, faire un bon repas n’était vraiment pas une préoccupation !

A chaque génération, c’est en prenant de l’âge que la nourriture, la gastronomie prend de l’importance. Les jeunes d’aujourd’hui rechercheront sans doute demain la bonne cuisine, de bons plats…»

En Suède, il est un proverbe qui assure que le cœur des hommes passe par l’estomac… n’est-ce pas un peu réducteur, et donner à des jeunes filles des espérances trompeuses ?

«Je ne sais pas si c’est vrai… Pour certains, peut-être ; sans doute pas pour tous, en tous cas!»

La gastronomie française est réputée à travers le monde, dit-on… Est-ce aussi vrai qu’on le dit en France ? Et quel est alors son «secret» ?

«Je pense que c’est vrai, de par toutes ces spécialités régionales dont nous avons parlé. 

Mais en cuisine aussi, chacun se nourrit de l’autre, des richesses de sa culture culinaire. Je l’ai vécu chez Fauchon!

Les échanges internationaux ont permis des métissages extraordinaires dans le domaine de la cuisine et de la pâtisserie. J’aime beaucoup, par exemple, la manière dont les Asiatiques se sont nourris de la pâtisserie française en l’incluant dans leurs réalisations très sobres, épurées dans les goûts, les structures…

L’on voit aussi cette «cuisine du monde» gagner les rayons de nos supermarchés.

Notre chef de cuisine, au lycée, est un ancien marin qui a une grande culture de cette diversité culinaire. J’aime beaucoup échanger avec lui sur le sujet !…

Alors, oui, les Français possèdent une excellence, mais autour d’eux, ce n’est pas le désert! Chaque tradition a ses richesses culinaires.»

Qu’est-ce, à vos yeux, qui fait un vrai «cordon bleu» ?

«Quand j’étais en formation, l’on disait qu’un bon cuisinier était celui qui savait apprêter les restes. Au-delà, c’est quelqu’un qui sait faire quelque chose de bon avec le produit qu’il a devant lui, quel qu’il soit.

Mon collègue, chef de cuisine au lycée, est très fort en la matière, sans doute par ce qu’il a vécu sur les bateaux, où il faut savoir faire bien et bon avec relativement peu, et avec les aléas du bord !

On voit d’ailleurs que de grands plats sont parfois nés de situations critiques, où il a fallu pallier un manque, faire preuve d’imagination soudainement à cause d’un problème quelconque survenu en cuisine : on le dit pour le veau Marengo, la tarte Tatin… 

Le cordon bleu sait faire quelque chose d’excellent avec le produit le plus simple… Et c’est ce qui m’impressionne parfois chez certaines maîtresses de maison qui cuisinent très bien : la simplicité dans ce qui est bon…»

Officier aux cuisines peut générer de grands «stress» ! Nombreux ont sûrement été dans l’histoire de l’humanité, les désespoirs, et même les drames qu’un banquet raté a occasionné. Le drame que connut Vatel, maître d’hôtel du grand Condé, illustre ces affres du «cuisinier» : il se suicida alors qu’il assurait la préparation du dîner offert en l’honneur de Louis XIV, «la marée», le poisson n’étant pas livré… Un drame que Mme de Sévigné a livré à la postérité. 
Vous est-il arrivé de trembler de la sorte, et comprenez-vous –non pas le suicide de Vatel qui se crut déshonoré – mais l’angoisse que peut ressentir à certains moments, l’homme ou la femme, chargé de ce service si prisé des Français ? 

«On est là dans le restaurant et son «coup de feu»… C’est un moment hyper-préparé, puisque l’on a auparavant toute la mise en place où chacun a son rôle et son travail précis, pour que tout soit prêt au moment où le service commence. Tout cela est très méticuleux et minutieusement ordonné. Et quand commence le service, tout est minuté. 

Je me rappelle avoir observé, à Monaco, de ces grands banquets où le service est comme une vraie chorégraphie: ce ballet des serveurs est très joli à voir !

Et tout tend vers un but, vers lequel chacun est tendu : l’excellence ! Faire que, dans l’assiette, ce soit l’àpoint de cuisson, pour la viande, pour les sauces – le poste du saucier est un poste-clé dans ces grands restaurants…

En pâtisserie, le stress vient de ce que vous devez repartir à zéro chaque jour. Tout ce que vous avez fait la veille a disparu, il faut à nouveau rebâtir en visant l’excellence. C’est une exigence qui peut être stressante.

Et pour bien des cuisiniers à ce niveau-là, l’exigence doit être au plus haut en tout, car tous les détails comptent : les meilleurs produits, la meilleure formation pour les intervenants… Le rôle du chef de cuisine est là de trouver le meilleur en tout.

Il peut aussi arriver que l’un, dans l’équipe, «craque», parce qu’il a «raté» quelque chose. Dans une grande cuisine, ou chez un grand pâtissier, on travaille en équipe: chacun compte sur l’autre, il y a à la fois de l’entraide et de la compétition, des rivalités… et parfois des «coups tordus» !

Mais quand le service est terminé et que tout s’est bien passé, il y a au contraire une immense satisfaction: on s’est donné à fond, et on a réussi !» 

Avez-vous eu à préparer un repas exceptionnel, c’est-à-dire destiné à des personnalités, ou dans des circonstances particulières ?

«Non, pas à ce niveau. J’ai juste eu l’occasion, lorsque j’étais au lycée hôtelier, d’être commis de cuisine pendant 3 jours à Cannes, où le Président François Mitterrand offrait une réception à des chefs d’Etats africains. Le premier ministre d’alors, Jacques Chirac, était aussi présent.

J’ai vu le  niveau d’exigence, la qualité des plats et des services… Mais aussi le mauvais côté: l’hypocrisie, le mépris de ceux qui étaient à table. C’était immense, et tout le timing était réglé sur M. Mitterrand : dès qu’il avait fini un plat, on servait le suivant, même si les autres convives le mangeaient encore. D’autres se sont vus quasiment enlever le plat sous le nez avant d’avoir été servis… 

Nous avions travaillé pendant 3 jours entiers sur ce repas, qui a été vite expédié car, comme souvent, François Mitterrand était arrivé en retard.

La moitié des desserts sont revenus sans avoir eu le temps d’être consommés, parce que le président avait fini et voulait passer à autre chose…»

Arrive-t-il que certains de ceux qui dégustent vos préparations viennent vous faire part de leurs constatations, voire vous remercier ? Vous avez beaucoup de jeunes parmi vos convives habituels, manifestent-ils, comme les adultes qui les accompagnent, leur approbation, leur contentement… ou sont-ils plus enclins à «récriminer» ?

«Je suis assez timide et je n’ai jamais aimé quand on nous appelait en salle pour que les convives nous remercient. C’était très gentil de leur part, mais c’est une gêne, pour moi !

Et on ne travaille pas non plus pour cela, même si cela fait plaisir à entendre… 

En restauration collective dans un lycée, il passe neuf élèves à la minute au self à midi. L’échange est donc difficile. Mais avec les internes, on a les deux cas de figure : certains qui viennent remercier pour un plat qu’ils ont apprécié, d’autres qui écrivent des commentaires désobligeants sur les serviettes-papier, avec le vocabulaire que vous imaginez…»

Après avoir été chef de cuisine  durant plusieurs années, vous êtes aujourd’hui magasinier alimentaire… Quelles sont, décrites à grands traits, les caractéristiques et les missions principales de ces métiers ou postes ?

«Le chef de cuisine, schématiquement, c’est le «chef d’orchestre»: il fait les menus et les met en œuvre avec son équipe…

Le magasinier alimentaire s’occupe de toutes les commandes nécessaires aux repas et au fonctionnement de la cuisine: gérer les achats dans le temps, réfléchir sur les produits en collaboration avec le chef de cuisine. C’est un poste-clé, car pour bien cuisiner, il faut d’abord avoir de bons produits…»

Combien de repas avez-vous à organiser chaque jour ?

«Nous avons 1100 couverts maximum à midi, et en temps normal.

Le soir, nous avons eu un internat à 200 élèves ; c’est moins aujourd’hui…»

Votre «public» est composé d’enfants et d’adolescents. Leurs goûts sont-ils ceux des adultes ? Sont-ils faciles à satisfaire ?

«C’est effectivement très intéressant à noter, car toutes les règles que nous avons à mettre en place sont des règles d’adultes. Un exemple : la loi EGALIM nous impose tel pourcentage de bio, un plat végétal parce que la tendance est au «sans viande»… Mais les jeunes ne suivent pas! Leur attente n’est pas du tout cela… D’autant plus qu’on observe vraiment en Centre-Bretagne une demande de repas «solides», comme des viandes en sauce ; du roboratif.

Le poisson, par exemple, n’est pas apprécié : Il ne faut pas en prévoir plus de 80 portions sur 1000 environ ! Pourtant, le chef le cuisine très bien… 

De même, sur 1000 élèves, environ 150 à 180 ne vont pas manger de viande, et les trois quarts des collégiens ne prendront pas d’entrées…

L’attente des collégiens n’est pas celle des lycéens, qui n’est pas celle des enseignants et de la direction ou de la Région… Il faut donc proposer des choix multiples pour s’en sortir sans avoir un gaspillage énorme !

On dit que pour introduire un nouveau plat, il faut le présenter au moins 30 fois avant qu’il ne commence à être goûté…

Le bio est aussi imposé. Mais le bio est-il nécessairement meilleur ? Non. Est-il forcément local ? Non… Je me souviens d’avoir lu ce sondage auprès des familles : 60% d’entre elles souhaitaient voir du bio à la cantine, mais seules 20% d’entre elles en prenaient à la maison !…

Mais il faut ajouter à tout ceci que la restauration commerciale et la restauration collective sont deux choses différentes: dans l’une, au restaurant, l’on va au-devant d’une clientèle qui vient chez vous par libre choix, par plaisir et en étant prête à mettre un certain prix… ; dans l’autre, l’on est face à une clientèle «captive», dont l’objectif est de se nourrir, avec un budget réduit. C’est donc au cuisinier  de bien connaître son public, de s’adapter, de proposer du nouveau…»

Quelles difficultés particulières la pandémie du Coronavirus/Covid 19, et les mesures sanitaires prises pour la freiner,  engendrent-elles pour vous ?

«La difficulté est de devoir gérer les situations changeantes quasiment au jour le jour, comme c’est le cas pour beaucoup de professions. On ne peut rien prévoir…

L’on croule sous des réglementations, qui évoluent sans cesse, se contredisent constamment ! C’est contradictoire, compliqué, et très difficile à tenir.

Vous pouvez être vous-même extrêmement vigilant, et voir des jeunes devant le lycée échanger leur vaporette, ne pas se laver les mains en arrivant au self, ne pas respecter les procédures…

Pour prendre une image, je dirais que l’on a le pied à la fois sur le frein et l’accélérateur en permanence. Et c’est particulièrement compliqué pour moi, qui n’ai aucune visibilité pour mes commandes.

Et en mars, cela a été un peu traumatisant de devoir appeler tous nos fournisseurs pour leur dire que toutes les commandes étaient annulées, ce qui allait être catastrophique pour certains d’entre eux!

Certains ont reçu le même appel de la part d’une centaine de lycées bretons…»

Quels sentiments ou réflexions sont vôtres quand vous songez à la situation de vos collègues restaurateurs, hôteliers, cuisiniers… au sein de ce «cataclysme» économique ?

«C’est terriblement triste! Je crois que les situations sont cependant très diverses, selon la trésorerie qu’ils avaient avant, par exemple. J’entends dire –est-ce vrai?– que certains ne s’en sortent pas mal grâce aux aides de l’Etat. Ils ont thésaurisé et se relanceront plus tard, car les gens sont attachés aux restaurants; ceux-là font «le dos rond» en quelque sorte…

Pour d’autres, ceux dont la situation était déjà difficile, c’est l’inverse ; et je crois qu’il va y avoir des hécatombes dans leurs rangs. Et c’est un écroulement en cascade : de gros fournisseurs sont au bord de la faillite. Des institutions que tout le monde croyait insubmersibles… Puis il y a encore en amont les producteurs qui les fournissent…

Un autre aspect à considérer, c’est la perte d’emplois que la restauration offrait à des personnes peu qualifiées, à des saisonniers, des étudiants… Que deviendront ces gens sans ce gisement d’emplois ?

Je craindrais que l’on se dirige vers une société où toute une part de la population ne vivra que sous «perfusion sociale»… Mais que sera une société où beaucoup de gens se lèveront le matin sans avoir d’objectif pour la journée, sans avoir de mission à remplir, sans se sentir utiles ?»