«Nous ne sommes plus dans une société de confiance, mais dans une société de méfiance!

Mais c’est aussi l’éducation qui fait souvent défaut.

Pour nous, gamins, il y avait la «double peine automatique»: on ne venait pas pleurer à la maison pour avoir pris «une paire de baffes» à l’école, parce qu’on était sûr d’en recevoir une autre de la part des parents!…

Mais si on agissait ainsi aujourd’hui, enseignants et parents passeraient en Cour d’Assises!…»

Interviewer Jean Failler est toujours un plaisir! Car c’est en réalité échanger avec un homme d’action et de pensée, accueillant et ouvert, mais aux convictions solides, qui les exprime avec autant de bienveillance que de franchise et de fermeté…

Les années n’ont entamé ni la force de caractère ni l’énergie concentrée et maîtrisée de ce Breton de granit, qui a su faire des aléas et revers de sa vie les socles de réussites plus grandes, à l’image des Editions du Palémon, créées à l’âge de 75 ans, et aujourd’hui en plein essor!

Voici plusieurs années, Regard d’Espérance interviewait le chef de file du roman policier breton sur les «enquêtes de Mary Lester», dont les aventures autant que le personnage ont acquis une remarquable célébrité, et une «réalité» qui dépasse la fiction dans l’imaginaire de nombreux lecteurs.

Cette fois, c’est plus vers l’observateur attentif de notre société et de ses évolutions que nous avons souhaité revenir –tel qu’on le perçoit au détour des réflexions dont sont semés ses livres– afin de solliciter son regard sur un fait qui pèse de plus en plus lourdement sur la vie du pays et de ses habitants: la montée de la violence sous toutes ses formes…

Voici, comme toujours avec Jean Failler, des propos sans détours ni «langue de bois», où l’humour et l’anecdote significative invitent souvent à prolonger la pensée et à lire entre les lignes; car il est ici dit beaucoup… en peu de mots!


Homme de réflexion et observateur attentif de notre époque, auteur de romans policiers et bon connaisseur du monde de la justice et des forces de l’ordre, la question de la violence dans la société humaine vous interroge-t-elle?

«Oui, et parce que quand j’étais gamin nous étions violents, tout autant… On se battait dans la cour d’école, à coups de poings, et même à coups de lance-pierre!

La différence est que l’on voit des jeunes se battre aujourd’hui à la kalachnikov… Ce qui est infiniment plus meurtrier qu’un lance-pierre !

La violence, je pense, est inhérente à la nature humaine, au «jeune mâle» qui veut s’affirmer, en particulier, et qui le fait par la bagarre.

Mais j’ai observé que, bien souvent, ce qui génère le plus de violence, c’est l’incapacité à exprimer sa pensée, à argumenter…

Mes grands-parents, paysans du pays bigouden, étaient totalement illettrés et ne parlaient que le breton. Leurs dix enfants n’avaient pas reçu d’éducation, d’instruction, hormis mon père, qui était parti travailler à Paris, et un oncle, qui était sous-officier dans la Marine…

Les repas de famille donnaient parfois lieu à des discussions houleuses. Mon père argumentait, point par point, mais il y avait toujours l’un ou l’autre de mes oncles qui finissait par menacer de lui envoyer son poing dans la figure, de lui «en coller une» !

Faute d’instruction, ils ne parvenaient pas à s’exprimer verbalement, par défaut de vocabulaire, à argumenter, à faire de la rhétorique, comme on le disait autrefois. C’est un peu dramatique.

On est à bout d’arguments, alors on menace physiquement, on est prêt à frapper…»

Observez-vous ou percevez-vous aujourd’hui une «montée de la violence» dans notre société, telle que les faits divers mais aussi les statistiques des services de la police et de la justice la révèlent?

«Hélas, oui. Il suffit de suivre l’actualité. L’on est un peu terrifié de voir des gens se faire tuer dans la rue aujourd’hui pour un rien: un «regard de travers» ou n’importe quelle banalité.

C’est la violence pure, gratuite… Et c’est monstrueux, indigne d’une société civilisée!»

J’explique parfois, à mes enfants et petits-enfants, qu’enfant moi-même je pouvais laisser mon vélo le soir dans la rue de notre petite ville du Centre-Bretagne et le retrouver au matin à la même place… 

Le recul des années vous laisse-t-il le même sentiment d’une dégradation des mœurs difficilement concevable pour les plus jeunes… l’impression de vivre dans «un autre monde»?

«C’est exactement cela. Un de mes oncles racontait qu’ayant dû se rendre dans la Nièvre pour un deuil dans sa famille, il était allé à la gare de Quimper à vélo afin d’y prendre le train pour Nevers. Il avait laissé son vélo contre le mur de la gare –sans le moindre antivol, bien sûr, à l’époque– et l’a retrouvé là, au même endroit, à son retour, six jours après…

Or, à l’époque, un vélo était quelque chose de précieux.

Jusque dans les années 1970, la porte du magasin que ma femme tient à Quimper restait ouverte, jour et nuit, sans qu’il y ait eu le moindre souci…»

Le climat, l’ambiance de violence qui sévit et ne cesse de grandir, vous ont-ils consciemment ou inconsciemment amené à modifier votre mode de vie en tel ou tel domaine, à adopter de nouvelles mesures…?

«Dans mon « île » –j’habite l’Île-Tudy– l’on est peu touché par cette violence. Et cela me surprend encore de voir des amis venus visiter l’Île verrouiller leur voiture, ramasser tout ce qui s’y trouve…

Mais ils me disent qu’à Paris, Nantes ou Bordeaux, ou ailleurs, on se fait casser le pare-brise pour un euro qui est resté visible du dehors! Un pare-brise cassé pour voler un euro!…

Oui, c’est un autre monde que le nôtre, qui est encore très préservé.»

La «violence du quotidien», «de la rue», la dite «petite délinquance» ont décuplé ces dernières années… Quel diagnostic en faites-vous?

«Il n’y a plus de sanction!

Dans la campagne de mon pays bigouden, quand j’étais gamin, il y avait le «garde-champêtre»… On s’en moque aujourd’hui, mais nous n’en rigolions pas à l’époque, quand nous étions pris à faire des bêtises, à nous bagarrer… Nous en avions peur! Et quand c’étaient les gendarmes qui débarquaient, alors là…!

C’est aussi simple que cela. Il y avait la peur du gendarme, qui est, dit-on, le commencement de la sagesse.

Aujourd’hui c’est le gendarme qui doit avoir peur du voleur, et qui doit reculer devant lui!…»

Une délinquance encore plus dangereuse progresse dans ce que l’on appelle «les quartiers difficiles» des grandes villes, mais gagne aussi désormais de plus en plus largement des villes moyennes et petites, et même des zones rurales du pays… Quelles racines voyez-vous à cet inquiétant phénomène de société?

«C’est le résultat de l’oisiveté –qui est «le premier des vices», comme nous le disait ma grand-mère–, de la concentration des populations et des problèmes, et des trafics de drogue…

Comment voulez-vous qu’un gamin qui gagne plusieurs centaines d’euros par jour pour «faire le chouf» –le guet– pour les dealers ait envie d’aller travailler pour un salaire ordinaire?…»

L’école – avec le «harcèlement scolaire», notamment –, la route – avec une «délinquance routière» croissante –, les stades et les rassemblements festifs, la rue «ordinaire» de plus en plus, sont également le théâtre d’agressions et d’une agressivité qui explosent… D’où vous semble venir cette explosion de violence?

«Je ne comprends pas cette agressivité. Pour un rien, pour une place de parking, par exemple, des automobilistes en viennent aux mains, sont prêts à sortir un couteau ou autre chose… Nous ne sommes plus dans une société de confiance, mais dans une société de méfiance!

Mais pour en revenir aux enfants, c’est aussi l’éducation qui fait souvent défaut.

Pour nous, gamins, il y avait la «double peine automatique»: on ne venait pas pleurer à la maison pour avoir pris «une paire de baffes» à l’école, parce qu’on était sûr d’en recevoir une autre de la part des parents!

Le maître avait raison. Il était respecté. C’était «le maître»…

Mais si on agissait ainsi aujourd’hui, enseignants et parents passeraient en Cour d’Assises!…»

Que pensez-vous de l’image que renvoient aux enfants et aux jeunes ces sportifs qui brandissent le poing à chaque point ou but marqué, ou dont on loue «l’instinct de tueur» (killer’s instinct)…?

«J’ai fait du sport en compétition, j’étais footballeur au Stade Quimpérois; et on me disait parfois: «Tu n’es pas un gagneur!»…

Je fais du sport parce que j’aime cela, mais je veux applaudir le gars qui fait un beau geste, une belle action même si c’est un adversaire… L’adversaire n’est pas un ennemi! J’admire tous les artistes.

La plupart des faits de violence relatés aujourd’hui ont lieu dans le football. Au rugby, où pourtant les joueurs se «rentrent dedans» sur le terrain, les spectateurs n’envahissent pas la pelouse des stades, ne se bagarrent pas dans les tribunes…

Au foot, maintenant même en dernière division, on voit des bagarres; les arbitres se font agresser…

Bon, quand nous allions à Carhaix jouer contre l’équipe des «Dernières Cartouches», il n’était pas toujours facile de sortir du terrain, mais c’était quand même sans commune mesure avec ce qu’on voit aujourd’hui dans les stades!»

La plupart des mesures prises jusqu’à présent paraissent faire l’effet d’un «cautère sur une jambe de bois», et ont surtout prouvé leur inefficacité!… N’est-ce pas fondamentalement parce que les remèdes inadéquats ou insuffisants apportés au mal proviennent d’une erreur de diagnostic sur celui-ci?

«Oui, mais on en revient à la sanction. Quand des copains faisaient un mauvais coup, étaient arrêtés par la police et mis en cellule, c’était aux parents de venir les chercher le lendemain… Et là, cela se passait mal pour eux à la maison, car les parents se sentaient déshonorés d’avoir dû aller récupérer leur gamin au commissariat ou à la gendarmerie!

Aujourd’hui, on voit –comme dernièrement– un multirécidiviste pris à voler dans le camion des pompiers en intervention, qui poste en toute impunité sur les réseaux sociaux le film de son «exploit»!…

Il a été arrêté, tout de suite relâché, et aura un «rappel à la loi»! Mais où en est-on arrivé!  Et où va-t-on?…

Il aurait fallu qu’il prenne tout de suite six mois de prison, ferme, comme cela aurait été le cas dans le passé. Ça donnait à réfléchir!

Il n’y a pas d’éducation sans sanction!

Voilà pourquoi je suis bien élevé: j’en ai eu mon compte!…»

Les pouvoirs régaliens sont-ils toujours réellement assurés?

«Non! Tout marche à l’envers: il manque des places de prison, donc on laisse les délinquants dans la rue… Et ils se croient tout permis, invincibles, recommencent une fois, deux fois, dix fois…

Il n’y a pas de réponse immédiate et proportionnée au délit commis.»

Quel discours, et surtout quelles actions attendez-vous des responsables de notre pays? Que peut-on –que doit-on– faire pour sortir de cette spirale mortifère pour notre société? Où faut-il agir?

«Il faut tout simplement que l’Etat reprenne son autorité. Que les forces de l’ordre soient respectées; que les pompiers et tous ceux qui assurent une mission de service public soient respectés; qu’on les fasse respecter.

Que tout le monde respecte tout le monde. C’est aussi simple que cela.»

Une parole de vérité, fondée sur les faits, peut-elle encore être entendue, et redonner confiance aux Français devenus circonspects?

«Le temps n’est plus au ministère de la parole; ce qu’il faut maintenant faire, c’est taper du poing sur la table! «On siffle la fin de la récréation» et on se donne les moyens…

L’autre volet fondamental, c’est l’éducation dans la famille.

Le drame, dans les banlieues notamment, ce sont toutes ces femmes qui sont laissées seules avec leurs gamins, et qui ne parviennent pas à en venir à bout. Quoi qu’on en dise, l’autorité paternelle manque…

Gamins, nous avions aussi de bons principes: quand, à l’âge de six ans, nous allions chez ma grand-mère, à Douarnenez, chacun avait sa petite tâche à faire: mes cousines, un peu plus âgées, faisaient la vaisselle; et moi, j’étais chargé d’approvisionner en eau la lessiveuse de ma grand-mère.

J’allais la chercher à la fontaine, de l’autre côté de la place, à l’aide de mon broc de 5 litres…

Son principe était: «qui ne travaille pas ne mange pas!». Cela aussi donne à réfléchir sur la vie…»

Quelles peuvent être, à terme, les conséquences de cet état de craintes grandissantes sur la vie et le devenir de notre société?

«On voit grandir une détresse psychique, psychiatrique. De plus en plus de gens vont mal.

Les confinements ont décuplé cela, surtout pour les habitants des «cités» où les gens sont entassés dans de petits appartements, et dans des barres d’immeubles…

A l’Île-Tudy, on n’a pas beaucoup vu la différence entre confinement et non-confinement!…

Les mégalopoles et leurs entassements humains sont un cancer de nos sociétés!

D’ailleurs, c’est dans les poulaillers industriels que se répandent les épizooties, pas chez le « petit fermier du coin »…»

«L’auto-défense» ne risque-t-elle pas de s’imposer en certains lieux?

«C’est le risque, et le drame. On l’a vu récemment à Paris, avec ces gens en butte aux agressions des consommateurs de crack… Si l’Etat ne fait rien, les gens se chargent de leur propre sécurité. Quand le plombier ne vient pas réparer la fuite, vous vous retroussez les manches et vous vous y mettez vous-même…

Mais dans le domaine de la sécurité, c’est catastrophique, car cela peut dégénérer tout de suite! Et c’est le délitement de la société…»

Etes-vous pessimiste quant à l’avenir en nos pays d’Europe?

«Je suis quand même et toujours optimiste. Je le suis par nature. Je préfère voir le verre à moitié plein qu’à moitié vide!

Or, les médias montrent toujours les exemples négatifs. La délinquance existe, mais aussi les jeunes qui veulent construire, travailler, s’engager… Hélas, le sensationnel fait davantage recette.»

Et la Bretagne, sa position géographique excentrée, la forte identité de la plupart de ceux qui y vivent, l’ont quelque peu protégée? Qu’en sera-t-il demain?

«Nous ne sommes pas trop touchés pour le moment. Mais on voit monter la violence dans nos villes. Et deux des villes maintenant les plus touchées sont Rennes et Nantes…

Ça gagne du terrain, et personne n’est à l’abri.

Je disais cet été à notre maire de l’Île-Tudy, où nous profitions en terrasse de la tranquillité et de la douceur de l’été, que rien aujourd’hui n’empêchait deux fanatiques de surgir à moto et de mitrailler la foule des estivants… Cela s’est déjà vu ailleurs!

«On a vraiment de la chance d’être ici!» venait-il de me dire. Oui, mais…

«Tu n’es pas optimiste!» a-t-il remarqué.

«Si, mais je suis aussi réaliste!»

A l’heure où beaucoup entrevoient une possible sortie de la «crise sanitaire» que nous traversons depuis bientôt deux ans, comment considérez-vous, avec le recul de l’histoire, la façon dont nos sociétés et nos contemporains ont vécu cet ébranlement? Quels réflexions ou sentiments cet événement majeur fait-il naître en vous?

«Les réalités ont été très différentes selon qu’on habitait dans une grande ville, avec la concentration urbaine des populations, qui favorise la contamination, ou qu’on vivait à la campagne, où l’épidémie a finalement peu sévi…

Je crois aussi qu’il aurait fallu s’inspirer de bonnes vieilles méthodes qui ont fait leurs preuves. Autrefois, quand un navire venant d’Orient ou d’ailleurs voulait débarquer à Brest, l’équipage était mis en quarantaine sur Tréberon, «l’île des morts». Et après ces quarante jours, s’il n’y avait pas eu de problèmes, ils étaient autorisés à débarquer…

Quand on a vu l’épidémie frapper en Chine, puis en Italie (etc.), il aurait fallu fermer tout de suite les aéroports, les gares… contrôler les allées et venues. On a cru pouvoir se passer de cela, et l’épidémie s’est répandue…

Quant aux réactions psychologiques que cette épidémie a générées, elles confinent presque à la violence de celles crées par l’Affaire Dreyfus! Les débats, ou les affrontements entre les «pro» et les «anti» ceci ou cela, entre vaccinés et non vaccinés, sont assez stupéfiants!

J’ai aussi été un peu sidéré par l’acharnement que l’on a mis à prolonger de quelques mois la vie de très vieilles personnes, très fragiles…

On voyait des gens de 95 ans intubés de partout, dans les services de réanimation, entièrement coupés de leur famille… N’aurait-il pas mieux valu les laisser partir en paix, arrivés au bout de leur vie? Fallait-il vraiment la rallonger de deux ou trois mois dans de telles conditions?…

 Et le phénoménal endettement que nos petits-enfants auront à payer?… J’ai du mal à comprendre…»

Pour en venir à votre activité, quelles conséquences cette crise a-t-elle eues sur les «Editions du Palémon»?

«Nous l’avons plutôt bien surmontée. Dans les mois qui l’ont précédée, nous avions un problème dans la distribution de nos livres. Or, pour une maison d’édition, la distribution est le «nerf de la guerre»!

Nous étions distribués par «Cap-Diffusion» –une filiale des Editions Ouest-France– et n’en étions pas du tout satisfaits…

Nous avons donc créé une deuxième société, qui fait de la diffusion. Et sa mise en route a eu lieu en janvier 2020, quelques semaines, donc, avant l’arrivée de la pandémie!

Bien nous en a pris car «Cap-Diffusion» a interrompu son activité pendant toute la durée du confinement, elle dépendait de grosses structures parisiennes qui ont été complètement à l’arrêt jusqu’en fin juin…

Nous serions «morts»! Alors qu’en assurant notre propre distribution, nous n’avons pratiquement pas arrêté. Nous avons également développé les «E-books» –les livres électroniques à lire sur tablettes (etc.)– si bien que nous n’avons pas été très impactés par la crise, d’autant que les gens ont lu beaucoup plus pendant les confinements, et que les Maisons de Presse et grandes surfaces continuaient à vendre des livres…

Puis, quand les librairies ont pu rouvrir, nous étions prêts à répondre tout de suite à la demande. Nous avons attendu de connaître la date de réouverture des librairies pour sortir le nouveau «Mary Lester», qui était prêt depuis avril. Il était dans les cartons!» 

Quelque six années après sa création, quel est «l’état des lieux» de cette société d’édition originale?

«Pour revenir aux sources, rappelons que c’est parce que mon ancien éditeur quimpérois –Bargain, pour ne pas le nommer– ne me payait pas, bien que vendant beaucoup de livres, que –un peu fâché!– j’ai contacté en 1996 M. Parmentier, imprimeur, et que celui-ci m’a proposé d’imprimer mes bouquins.

Nous avons donc démarré comme cela: l’imprimerie Primset –à l’époque– m’imprimait mes livres, et je me chargeais du reste, avec l’aide de la secrétaire de la maison.

Puis une stagiaire, Delphine, nous a donné un coup de main, et est restée. Elle est aujourd’hui directrice des Editions du Palémon. 

D’autres auteurs ont voulu nous rejoindre pour être édités par nous. Une assistante –Myriam– et un magasinier –Meven– ont été embauchés, et nous avons fonctionné ainsi jusqu’au jour où l’imprimerie Primset a fait faillite.

Tout allait être liquidé… J’avais 75 ans… Mais nous avons décidé de repartir en créant notre propre maison d’édition: «Les Editions du Palémon»…

Et aujourd’hui, nous éditons une quinzaine d’auteurs. Nous accueillons deux ou trois nouveaux auteurs par an. Notre politique est d’avancer petit à petit, sûrement.

Nous avons appris «sur le terrain», et peut-être cela a-t-il fonctionné parce que nous n’avions pas de préjugés. Nous n’avons pas du tout le même fonctionnement que les grosses maisons d’édition parisiennes, qui sont très segmentées. Ici, nous sommes très polyvalents, et nous ne nous enfermons pas dans un schéma rigide…

Nous fonctionnons au bon sens et dans un esprit de famille!

Un de nos principes impératifs, c’est de payer nos fournisseurs «en temps et en heure», rigoureusement. Et nos fournisseurs, ce sont les auteurs.

Deux fois par an, nous réunissons tout le monde pour expliquer la marche des affaires, et nous envoyons très régulièrement aux auteurs leurs chiffres de vente, ce qui ne se fait qu’annuellement en général dans le monde de l’édition…

Je suis le président des Editions du Palémon, et je ne prends pas de salaire.

Nous tenons aussi à ce que nos auteurs se coulent dans l’état d’esprit de la maison, ce qui nous a conduits à nous séparer de quelques fâcheux…»

Quelles sont les joies – et les soucis – que cette aventure éditoriale et commerciale procure à son créateur ?

«La première joie, c’est de voir le plaisir que nos dix collaborateurs ont à travailler ici. Et c’est d’avoir pu procurer un emploi à dix personnes…

Nous sommes bien installés dans nos locaux quimpérois. Nos clients sont contents. Nous avons des retours intéressants…

Notre petite maison grandit. Elle est donc passée de deux à dix salariés, dont trois commerciaux. Nous avons de bons auteurs, qui font de bons tirages… Un palier a été franchi cette année dans le volume des ventes. On vend plus de 300000 livres par an, ce qui fait 300 palettes…

Tout va bien jusqu’à présent; pourvu que ça dure!»

Et qu’en est-il des aventures de Mary Lester, après bientôt 60 romans?…

«Mary Lester a la chance d’avoir toujours trente ans, mais pas Jean Failler, qui n’est pas éternel! Les enquêtes se poursuivent donc pour l’heure; je ne sais pas jusqu’à quand…»

Comment parvenez-vous à vous renouveler avec une telle diversité dans ces enquêtes où les intrigues sont toujours très différentes les unes des autres?

«J’ai lu énormément de romans policiers, et j’ai remarqué que la plupart de leurs auteurs ont en fait écrit quatre ou cinq intrigues principales, qu’ils reprennent ensuite en changeant les lieux, des personnages… La trame reste à peu près la même, et elle est déclinée perpétuellement.

Comment se diversifier?… Il faut presser le citron!

C’est du travail, beaucoup de travail! Il faut croire que j’ai été «programmé» pour cela. Je vais finir par dire comme Fernand Raynaud: «Y a un truc !…»

Vous avez donné naissance – outre un personnage devenu quasi-légendaire parmi les amateurs du genre – à une véritable «école» du roman policier régional, et breton! De nouveaux émules ne cessent de vous emboîter le pas… Avec plus ou moins de bonheur, il faut le reconnaître!…

Comment vivez-vous cette carrière de «chef de file»?

«Sereinement! Je suis très heureux de recevoir un très abondant courrier quotidien. Et des courriers parfois étonnants: une professeur de français américaine, qui enseigne le français à ses élèves avec les enquêtes de Mary Lester. Et de même en Chine, au Japon, en Allemagne…

J’ai des lettres de professeurs d’université, moi qui n’ai que mon certificat d’études. Sans doute un bon cru… 

C’est amusant!

Quant à être copié, c’est un peu partout la même chose. Si vous ouvrez un commerce original quelque part et qu’il marche bien, vous en verrez rapidement de semblables s’ouvrir dans le voisinage…

Mais il vaut mieux être copié que copieur.»

D’autres pistes littéraires vous seraient-elles envisageables? L’auteur imaginatif et prolifique que vous êtes y aspirerait-il, par exemple dans le sillage ou la veine de la remarquable trilogie des «Mammig», ou autre…?

«Ce que je préfère écrire, c’est du théâtre!  Les « Mammig », c’est tout autre chose. C’est écrire sur un sujet qui appartient au patrimoine historique –la pêche dans le pays bigouden– et c’est tout un travail!

L’on peut prendre quelques petites libertés avec la réalité des procédures de la police ou de la justice quand on écrit un roman policier; on ne peut pas prendre la moindre liberté quand on écrit un ouvrage qui touche à l’histoire, à la vie des gens…

Mais les «Mary Lester» dévorent tout mon temps, sinon que je suis en train d’écrire mes mémoires.

C’est un travail qui m’amuse beaucoup! Mais je ne préjuge pas du résultat.

Moi qui ai toujours été plutôt porté sur les romans d’aventure, le roman policier, j’ai une culture de ce type d’écriture. Mais quand j’ai écrit les «Mammig», je me demandais si cela allait tenir debout, si mes lecteurs allaient adhérer… Et cela a bien marché. Ils continuent à se vendre.

Mais c’était aussi mon histoire. J’ai vécu de l’intérieur toute une partie de cette histoire de la pêche. J’ai été mousse sur le bateau de mon grand-père à Douarnenez. Je suis allé en mer.  Puis j’ai travaillé avec mon père à la marée… C’est toute ma première vie!

J’ai commencé à lire, dans mon enfance, à la bibliothèque diocésaine: «Les trois mousquetaires» et ce genre de romans d’aventure. Puis, un jour, chez mes grands-parents de Plounéour-Menez, où on ne lisait pas, je suis tombé sur les premiers livres de la «série noire», que mon oncle marin avait laissés derrière lui au retour d’Indochine lors d’une permission…

Moi qui jouais avec les gamins du village pendant les vacances, mais à qui la lecture manquait, je me suis plongé dans ces romans, qui ont été une extraordinaire découverte pour un gamin comme moi, un souffle nouveau d’aventure!

J’ai été «emballé» et me suis passionné pour les romans policiers à partir de ce moment-là… Et c’est donc à partir de cette culture du roman policier que j’ai développé mon écriture dans ce genre de roman.»

L’on ne saurait interviewer Jean Failler sans lui poser la question – aussi incontournable que sempiternelle, et probablement lassante – de la date de parution du prochain «Mary Lester»?

«Le prochain «Mary Lester» est sur les rails. La parution est prévue pour le mois d’avril. On y prend la direction de Brocéliande, où il se passe des choses… Ce sera «L’ange déchu de Brocéliande».

Une anecdote à ce sujet: nous avions remarqué que le monastère de religieuses de Campénéac, près de Brocéliande, nous commandait beaucoup de «Mary Lester»… Elles m’avaient écrit, me demandant de passer les voir un jour. Les choses ont traîné, longtemps, puis j’ai fini par m’arrêter chez elles en allant à Brocéliande. Tout heureuses de me voir, les bonnes sœurs m’ont fait visiter leur magasin, où étaient en vente leurs pâtes de fruits, fromages, biscuits… Et le rayon livres, où on trouvait la vie de St Jacques, la vie de St Jean, la vie de St Paul… et la collection complète des «Mary Lester»!

Nous allons aussi lancer une collection imprimée en grands caractères, pour les personnes malvoyantes ou les personnes âgées qui se fatiguent plus vite à la lecture des petits caractères. C’est une nouvelle auteure, Aline Duret, de Carquefou près de Nantes, que nous allons accueillir en novembre et qui est elle-même malvoyante, qui nous a sensibilisés au fait que les malvoyants trouvaient très peu de livres dans le commerce, en dehors de quelques maisons spécialisées, qui vendent surtout sur Internet.

Nous avançons ainsi, tranquillement mais sûrement.

En novembre vont donc paraître le dernier «Mary Lester» (le N° 58) en grands caractères, un roman de Françoise Le Mer, et celui d’Aline Duret.»