«Si les penseurs grecs de l’Antiquité étaient parmi nous, peut-être trouveraient-ils que notre époque, les divers dirigeants de nos pays occidentaux, manquent d’une vision claire de la société, de la place de l’homme dans celle-ci, de la direction à suivre…

Peut-être trouveraient-ils que nous manquons de «souffle», de «profondeur», et que c’est trop souvent l’émotion, l’émotivité qui guide l’action, plutôt que la réflexion… Oui, je pense que le mot «vision» conviendrait bien,» nous a confié Kevin Charles.

Manifestement discret par nature et peu enclin à prendre la parole, ce jeune homme ne parle pas pour ne rien dire…

L’on en serait même tenté, de prime abord, à se demander quel curieux cheminement du destin a pu conduire ce jeune trentenaire au regard pénétrant et scrutateur à entamer ces jours sa première rentrée d’enseignant en Université, Maître de Conférences en Economie à l’UBO (Université de Bretagne Occidentale)…

Mais on le comprend mieux quand, question après question, on l’entend exposer d’une voix grave et sûre ses points de vue et analyses ; un propos posé, argumenté, précis, prenant le temps de la réflexion et de la recherche du mot juste, étayé par une solide culture… Tout l’inverse d’un discours à l’emporte-pièce !

Regard d’Espérance a souhaité, en ce mois de « Rentrées » multiples, interviewer l’un de ses propres collaborateurs, saisissant l’occasion de sa récente participation, en Grèce, à un colloque universitaire international et de la rentrée universitaire, pour recueillir son avis souvent éclairé sur des questions très diverses. Un entretien à multiples facettes, scrutant d’un regard acéré l’actualité à la lumière de l’histoire, mêlant l’analyse et l’anecdote, abordant aussi bien la « crise grecque » et l’économie européenne que le « parcours du combattant » qui mène à l’enseignement en faculté ; l’éducation, la formation, le monde universitaire… ou encore les conseils d’un enseignant aux étudiants et aux élèves…


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je vais avoir 30 ans le mois prochain. Je suis né à Morlaix, mais suis carhaisien depuis toujours. Je suis marié et père de trois enfants. Ma femme est professeur des écoles, en poste au Huelgoat, après l’avoir été une dizaine d’années à Scrignac.

Après une scolarité qui s’est déroulée à l’école de Treffrin pour le primaire, puis aux collège et lycée de Carhaix pour le secondaire, et à l’Université de Brest pour les études supérieures, je suis aujourd’hui enseignant-chercheur dans cette même université…

Mon enfance et ma jeunesse ont été marquées par le scoutisme, en particulier, qui m’a beaucoup apporté, si bien que devenu adulte j’ai voulu participer à mon tour à l’encadrement de ces activités de scoutisme, que je considère être pour les jeunes une excellente «école de la vie», et une très belle «aventure». A côté de cet engagement associatif, j’ai aussi d’autres activités au sein de la paroisse protestante du Centre Missionnaire de Carhaix, où je suis très engagé.

Le peu de temps libre que me laissent mon travail à l’UBO et les activités associatives, j’aime surtout le passer en famille. Nous sortons beaucoup dans la nature, puisque nous avons le privilège de vivre en Bretagne, dans une région que je trouve très belle, autant par ses campagnes, ses forêts que par la mer…

J’aime également lire, et pratiquer des activités sportives pour m’entretenir, et échanger avec d’autres dans un esprit de convivialité.»

 

Vous étiez, au début de juillet, en Grèce dans le cadre d’un colloque universitaire international… Avant de revenir sur cette grande rencontre, voudriez-vous nous dire quelques mots sur vos premières impressions de ce pays que vous découvriez à cette occasion ?

«Les premières impressions ont été très diverses, selon les domaines qui seraient à évoquer… Mais, comme beaucoup de visiteurs, je pense, je retiendrais parmi les plus marquantes la majesté des vestiges antiques.

L’on en a généralement vu des photos avant de les voir sur place, mais se trouver devant eux est une expérience assez forte : leur taille, l’atmosphère qui s’en dégage, le fait de savoir qu’ils sont là depuis des millénaires, chargés d’histoire…

Tout cela contribue à cette impression forte qu’ils créent sur le visiteur.

Dans un tout autre domaine, le choc climatique à la descente d’avion est frappant. Nous étions en plein été. Il faisait entre 35°C et 40°C, mais il avait fait plus de 40°C toute la semaine précédente…

D’autre part, l’ambiance méditerranéenne dans la ville d’Athènes –que je ne connaissais pas– surprend également: l’aspect coloré, bruyant, exubérant, mais aussi un peu désordonné, et pas toujours propre !

Le dépaysement était fort, plus que celui que j’avais connu en séjournant en Europe du Nord, en Norvège, par exemple!»

Le nom même de ce pays fait très souvent surgir, aujourd’hui, dans l’esprit de la plupart des Européens, la pensée de la «crise grecque» et de sa cohorte de problèmes et de drames: la dette abyssale du pays, l’appauvrissement de ses habitants, le chômage…
Les conséquences de cette terrible crise économique et sociale sont-elles perceptibles et visibles pour le simple visiteur ?

«Mon collègue de l’UBO, qui m’accompagnait, et moi-même nous sommes fait cette réflexion, plutôt surpris: l’on ne voyait pas, au premier abord, de signes très visibles de cette crise. Et l’on ne s’en serait même pas aperçu si l’on n’avait pas su qu’elle existait, et qu’elle était profonde et grave…

Mais il fallait immédiatement apporter un correctif à cette première impression: nous étions à Athènes, la capitale, et au cœur de la ville, c’est-à-dire dans la zone la plus touristique, ce qui n’était pas représentatif de la « Grèce profonde ».»

Au-delà des signes les plus visibles, l’observateur averti peut-il percevoir d’autres réalités ?

«Comme je m’y rendais pour la première fois, je n’avais pas vraiment de critères de comparaison avec la situation antérieure. Mais on pouvait remarquer, par exemple, la présence de nombreuses revendications taguées sur les murs…

Nous avons aussi su que l’Université d’Athènes, qui nous recevait, avait fait de très gros efforts pour la tenue de ce colloque, pour la présentation, l’aspect des bâtiments, par exemple. Rénover, repeindre… parce que la situation était très dégradée, et qu’ils ne voulaient précisément pas offrir une image dégradée de l’Université grecque.

La mendicité était très présente, et nous nous sommes demandé si elle était due à la crise économique. Mais il nous a semblé –au vu des populations concernées– qu’elle était probablement surtout liée à la «crise des migrants», qui impacte particulièrement cette capitale toute proche de la Méditerranée…»

Les échos que donnent les médias en Europe occidentale de cette «crise grecque» vous paraissent-ils refléter fidèlement la réalité ?

«Je pense que nous parvenons à connaître la situation réelle de l’économie grecque par les informations factuelles qui nous parviennent, qui sont relayées par nos médias.

Pour le reste, les avis des uns et des autres sont souvent partisans, et parfois politisés… Il est donc plus difficile de se faire une idée sûre.

Ce que l’on peut dire, c’est que cette «crise grecque» dure depuis 2009, et que la Grèce n’en est pas vraiment sortie, bien que la situation en 2017 semble s’améliorer. Le chômage demeure très élevé : près du quart de la «population active»… Le financement de la dette demeure problématique. Et plus d’un Grec sur quatre vit en-dessous du seuil de pauvreté, qui est de 370 euros par mois !…»

Sans être un spécialiste de la «crise grecque», vous pouvez jeter sur celle-ci le regard d’un économiste, puisque c’est la «matière» que vous enseignez en université: quelles causes –apparentes et peut-être plus profondes et moins médiatisées– mettriez-vous en exergue pour l’expliquer ?

«La question est très vaste… Mais j’en mentionnerai un aspect sur lequel nous nous étions un peu informés avant d’y aller: le poids considérable de «l’économie souterraine». Toutes les activités non déclarées, faites «au noir», comme l’on dit. Elles existent plus ou moins dans toutes les économies, mais dans des pays comme la Grèce, elles atteignent un niveau préjudiciable. Elles se traduisent notamment par un «manque à gagner» fiscal très important pour l’Etat.

Cet aspect que l’on pourrait qualifier de presque «culturel» dans la manière de pratiquer l’activité économique n’est pas un élément principal de la crise grecque, mais il a certainement beaucoup pesé, s’ajoutant à d’autres causes, dont celles venues de la crise plus générale du système bancaire, capitaliste, que l’on connaît depuis plusieurs années et dont le grand public est bien informé.»

D’aucuns évoquent, pour la France, la possibilité qu’elle connaisse un «scénario à la grecque», c’est-à-dire un enchaînement de phénomènes économiques et une crise semblables… Qu’en dites-vous ?

«Je dirais que oui, c’est tout à fait possible, envisageable même, que nous n’en sommes probablement pas passés très loin ces dernières années, et que cela reste suspendu au-dessus de nos têtes !…

Ceci dit, la France n’est pas la Grèce dans sa culture économique, sa manière de conduire l’économie. Il y a davantage de rigueur, de discipline, de contrôle, ce qui est un gage de sécurité et d’équilibre. Cependant, le «modèle social» français semble arriver à bout de souffle : ce modèle est excellent dans son essence, car basé sur la solidarité et une forte redistribution en faveur des personnes en difficulté. Mais il atteint ses limites quand, par exemple, quelqu’un en vient à refuser un emploi uniquement afin d’éviter de percevoir une rémunération moindre en travaillant qu’en restant sans emploi.

Cette situation ajoute au déséquilibre économique qu’elle crée, des tensions sociales, un sentiment de frustration et un ferment de division: inégalité et injustice face à l’impôt, sentiment que certains travaillent beaucoup sans être reconnus et que d’autres ne font pas assez «et profitent du système»…

Quant à la fameuse dette: la situation de la France est moins mauvaise que celle de la Grèce. Ce n’est pas la dette en soi qui est préjudiciable; l’endettement est l’un des principes mêmes du fonctionnement d’une économie capitaliste, au sens économique et historique du terme…

C’est la taille de la dette et l’incapacité à rembourser qui peuvent devenir dévastatrices, et ce qu’on appelle la composition de la dette: auprès de qui la finance-t-on? Ces financeurs ont-ils confiance en leurs débiteurs?…

La dette grecque représentait deux fois la richesse produite annuellement par le pays, la dette française équivaut à peu près à la richesse produite annuellement en France…

Celle-ci est pour l’heure plutôt bien structurée, mais c’est son évolution, sa dynamique qui est inquiétante, et c’est en cela que l’on peut comparer avec la situation grecque…»

Quelles leçons devraient être tirées de cette «tragédie grecque» ?

«Avec recul, l’un des éléments qui apparaît le plus a probablement trait à la construction européenne. Celle-ci impose une certaine homogénéité parmi les États et leurs économies, des critères identiques dans la manière de conduire l’économie… Or plus cette logique prime, plus on fait abstraction des spécificités de chaque pays. L’exemple de la Grèce est typique: c’est un pays de culture méditerranéenne, qui a son passé propre, différent des pays d’Europe du Nord, des pays d’Europe de l’Est, différent de la France…

Vouloir pousser au maximum cette uniformisation est sans doute difficile, voire dangereux, parce que les économies des pays ne peuvent pas toujours suivre et s’adapter, et parce que derrière ces économies, il y a les personnes, qui réagissent différemment, selon leur culture, leur histoire…

Au-delà, cela pose évidemment la question majeure de ce que doit être la construction européenne, et du degré ou niveau qu’elle doit atteindre…

Mon sentiment personnel est que si l’Europe est indispensable, notamment pour la paix et l’unité des peuples dans cette région du monde, sa construction ne peut se faire en voulant uniformiser au maximum, et ne faire de ces peuples qu’une nation. C’est voué à l’échec sur le plan culturel autant qu’économique. L’Europe actuelle me paraît aller trop loin en ce domaine, avec les conséquences que l’on voit…

J’ai pu entendre, au cours de ma formation universitaire, des personnes très qualifiées intervenir sur le Droit européen et la construction européenne. Elles nous disaient précisément que l’Europe a pu fonctionner très bien à un certain nombre de membres, mais que les élargissements successifs à des pays de cultures de plus en plus différentes de celle du cœur historique de l’Europe ont commencé à créer des problèmes. Il aurait alors fallu changer la manière de concevoir la construction européenne et non rester sur les mêmes rails…»

Dépassant cette sombre actualité, voudriez-vous évoquer quelques-unes de vos impressions sur le pays: ses habitants, son climat, l’alimentation…?

«J’ai évoqué en début d’entretien ce côté très coloré et exubérant d’Athènes… Les rues bondées, pleines d’une vie débordante. Les cris, car les Grecs parlent haut et fort…

On est aussi surpris de voir les serveurs de restaurant venir vous alpaguer en pleine rue pour vous inciter à venir manger dans leur établissement…

La circulation automobile est spectaculairement anarchique pour un Européen du Nord: les Grecs circulent et se garent dans la plus totale fantaisie! Traverser la rue est assez difficile, pour ne pas dire risqué, pour le piéton…

Mon collègue, qui a voyagé en Afrique, me disait trouver que ce pays est en tout cela à mi-chemin entre l’Afrique et l’Europe centrale ou du Nord…

L’alimentation ne surprend pas le Français. On connaît les plats grecs classiques, et les saveurs méditerranéennes. Il en va de même pour les paysages…

Athènes, vue depuis l’Acropole qui la surplombe, est très belle. Elle donne l’impression d’un immense village, sans les grands immeubles et les tours que l’on trouve habituellement dans les capitales, nichée entre les collines, avec le bleu du ciel et celui de la mer en arrière-plan…»

Comment les Grecs eux-mêmes considèrent-ils la France, et l’Europe ?

«Une visite du musée de l’Acropole –tout récent et très moderne– était organisée lors du colloque. La guide grecque parlait très bien le français et nous avons senti au travers de son discours la très grande fierté des Athéniens vis-à-vis du passé du peuple grec, et –sinon la condescendance– du moins l’orgueil d’appartenir à un peuple dont l’histoire a marqué les autres peuples du monde, en particulier par son apport à la construction des peuples européens…»

Évoquer la Grèce, c’est forcément songer à son histoire antique, à l’héritage considérable qu’elle a légué à l’Europe et au monde, notamment dans les domaines politiques et culturels… Quels impressions et sentiments vous ont laissés la visite des monuments, ou leur omniprésence ?

Deux éléments me viennent d’emblée à l’esprit: le premier, c’est cette majesté des monuments antiques, déjà évoquée, d’autant qu’on sait qu’ils étaient encore plus beaux à l’époque de leur splendeur, car leurs fresques étaient peintes…

On imagine combien les voyageurs arrivant à Athènes devaient être frappés par l’immensité et la splendeur de ces bâtiments! Ils participaient à l’impression de puissance, au prestige qui se dégageaient de cette ville…

L’autre aspect serait, au contraire, l’atmosphère un peu étrange qui se dégage aujourd’hui de la présence de ces ruines visibles d’un peu partout. Quelque chose d’assez sinistre; je n’irai pas jusqu’à dire morbide… Comme si ces ruines d’une civilisation passée depuis des siècles regardaient le présent d’un œil mort. L’impression de quelque chose de révolu, d’une grandeur qui n’est plus, même s’il en reste une influence dans la culture, la philosophie, la vie politique…

Peut-être les Athéniens aiment-ils vivre dans la présence de ces ruines, mais j’ai trouvé cette atmosphère un peu étrange.»

Le pays lui-même demeure-t-il imprégné par son histoire, son passé…?

«Il m’a semblé que ce passé est bien moins présent chez les personnes qu’il n’est inscrit dans le paysage… Les Grecs d’Athènes vivent comme les autres Européens, et c’est ce contraste, cette dualité entre la modernité et le passé de plusieurs millénaires qui laisse une impression particulière.»

Si tant est que l’on puisse le faire, en essayant de penser, d’analyser comme les Grecs du lointain passé, que supposez-vous qu’ils diraient de notre civilisation occidentale… et de la situation de ce monde ?

«Question difficile !… D’autant que si les Grecs avaient leur culture propre et très forte –il y avait pour eux, d’un côté les Grecs et de l’autre, tous les autres, les barbares!– elle n’était pas en tout homogène.

Les écoles de pensée, les philosophies étaient très diverses, et s’affrontaient, avec des visions du monde divergentes…

Auraient-ils parlé d’une voix unique?

Peut-être les penseurs grecs trouveraient-ils précisément que notre époque, les dirigeants et autres dans nos sociétés occidentales, manquent d’une vision claire de la société, de la place de l’homme dans la société, de la direction à suivre… Peut-être trouveraient-ils que nous manquons de «souffle», de «profondeur», et que c’est trop souvent l’émotion, l’émotivité qui guide l’action, plutôt que la réflexion… Oui, je pense que le mot «vision» conviendrait bien.»

Athènes… Rome… Jérusalem… Quelles empreintes vous paraissent marquer le plus l’histoire et l’actualité de notre peuple ? De notre pays ?

«Les deux influences sont là : celle d’Athènes et de Rome dans l’organisation de nos sociétés –la construction de la Cité, les lois, la politique, les arts…– et celle du judéo-christianisme qui imprègne la pensée, les valeurs, l’éthique…
La seconde paraît aujourd’hui en reflux, mais je crois que l’on ne mesure pas à quel point elle a construit nos sociétés en profondeur, bien au-delà du fait religieux auquel certains veulent aujourd’hui la réduire et la cantonner.

Des valeurs essentielles comme l’égalité, le respect de la vie, le secours, l’entraide viennent de cette influence –de cette transcendance– bien au-delà de l’Humanisme, qui y trouve aussi d’ailleurs son origine !

A ce sujet, il faut prendre garde de ne pas voir les sociétés antiques avec les lunettes déformantes, anachroniques, d’aujourd’hui: il faut se rappeler que la démocratie athénienne, tant vantée, n’existait que pour une petite minorité de la population. Il y avait à Athènes quelques dizaines de milliers de citoyens, et des dizaines de milliers d’esclaves.

L’économie et la vie de la cité reposaient sur l’esclavage autant que sur la démocratie…

Cela aide à remettre les choses en perspective !

En ce sens, il ne faut pas non plus faire un transfert erroné: attribuer à un humanisme «gréco-latin» les racines de valeurs qui sont en réalité judéo-chrétiennes. C’est de ces dernières que sont issues, par exemple, des notions telles que le respect de l’autre, et ses déclinaisons pratiques: les hôpitaux, les secours, le partage…

L’on peut d’ailleurs s’inquiéter du reflux de cette influence dans nos sociétés –ce qui explique certaines situations actuelles– car si ne subsistaient dans nos sociétés que des valeurs issues de la civilisation gréco-latine, elles perdraient des dimensions fondamentales d’altruisme, de respect des plus faibles, de solidarité, d’entraide…»

A quel carrefour de l’histoire se trouve l’Europe: migrants, mondialisation, tensions aux frontières de l’Est, d’Asie…?

«Les avis sont en ce domaine très partagés, avec des visions opposées sur l’Europe et ce qu’elle doit devenir…

Mon avis est que l’Europe doit se construire, non en voulant à tout prix y inclure le plus de pays possible, mais sur le fondement d’un sentiment d’appartenance à une culture commune –au sens très large des mots– à des valeurs partagées, telles que nous venons de les évoquer, issues d’héritages communs.

Si l’on veut faire abstraction de ces réalités très profondes, l’Europe se désintègrera d’elle-même. L’Europe, c’est certes une réalité économique, politique, mais c’est aussi une réalité profondément culturelle, civilisationnelle. Ce qui ne signifie pas du tout s’opposer aux autres peuples, mais être conscient des valeurs que nous avons et que nous voulons partager…

Je pense que l’Europe est effectivement à un carrefour de son histoire !»

Vous-même, jeune et engagé en divers domaines, vous situez-vous dans ce monde en rapide mutation ?

«Oui. Mais je m’y situe, en tant que jeune adulte, en m’appuyant sur des convictions et une expérience personnelles de foi, fondées sur l’Évangile.»

Comme beaucoup de ses philosophes et penseurs, l’un des historiens antiques de la Grèce est aujourd’hui à la mode – Thucydide– qui théorise les causes de la guerre du Péloponèse: une guerre inévitable, explique-t-il, en raison de la montée en puissance de la cité d’Athènes face à Sparte qui s’en inquiétait…
Des géo-stratèges actuels se réfèrent à cette analyse pour prédire un affrontement entre la Chine et les États-Unis… L’histoire se répète-t-elle ?

«L’Économie enseigne que la plupart des guerres ont leur origine dans un conflit sur les ressources. Car qui dit détention de la «ressource» dit «pouvoir» et domination sur l’autre…

Un pays comme la Chine, vu son phénoménal accroissement démographique, doit trouver sans cesse des ressources nouvelles. Or, celles-ci lui manquent sur son propre territoire. Tôt ou tard l’affrontement aura lieu si d’autres résistent à sa quête de ressources, à sa domination…

Et si ces autres sont les États-Unis, l’Europe, la Russie… !

Donc, oui, l’histoire se répète.

J’ai eu l’occasion de beaucoup échanger avec une étudiante chinoise qui préparait son doctorat en même temps que moi. Elle ne conçoit pas de retourner dans son pays, qui connaît certes, une croissance économique que bien des pays lui envient, mais dont la richesse créée est très mal répartie: seule une toute petite partie de la population y a accès, de même qu’à l’amélioration du niveau de vie… Les tensions sociales montent et vont inévitablement créer de graves problèmes internes à plus ou moins court terme. Avec des risques de conflits externes, comme c’est souvent alors le cas historiquement…»

Revenons-en à ce colloque universitaire international auquel vous avez pris part en tant que chercheur… Quel était son objectif ?

«Il était organisé par deux grandes associations de chercheurs spécialisés en économie régionale, qui s’intéresse surtout au développement des territoires locaux, régionaux…: l’Association de Science Régionale grecque, et l’Association de Science Régionale de langue française, qui regroupe notamment des économistes de pays francophones.

Il y avait donc une partie «grecque», avec des interventions en anglais, et une partie francophone, en français ou en anglais.

Le sujet du colloque portait sur «les défis du développement pour les villes et les régions dans une Europeen mutation ». L’idée était de s’interroger, sur les «recettes» qui permettent à de «petits» territoires de créer de l’emploi, des richesses… et cela de manière très ouverte et très concrète.

L’Économie régionale est, de manière générale, une économie dite «appliquée», concrète, de terrain, à la différence d’autres branches de l’économie, plus théoriques…»

Qui réunissait-il ?

«C’était un colloque important par sa «taille», puisqu’il réunissait environ 400 participants, essentiellement universitaires, du monde entier.»

Vous en étiez donc l’un des intervenants: pourquoi et sur quel sujet ?

«Nous avions soumis aux organisateurs une proposition d’intervention, qui a été retenue, car c’est ainsi que les choses se passent: un comité général du colloque sélectionne les interventions parmi toutes celles qui sont proposées. Sur trois jours, environ 350 interventions étaient programmées, soit en séance plénière, soit dans des séances simultanées, «éclatées».

J’intervenais auprès des francophones, sur une question liée à ma thèse de doctorat: comment les scientifiques, les chercheurs présents sur un territoire peuvent-ils aider au développement de celui-ci? Aider les chefs d’entreprises, les décideurs «locaux», les acteurs d’un territoire à le développer…

La question, très pratique, est intéressante puisqu’elle nous amène, nous chercheurs, à nous poser nous-mêmes comme objet de recherche.»

Quels aspects ou faits marquants de ce rassemblement resteront présents à votre esprit ?

«Au-delà de l’apport sur le fond –les questions économiques– et de la découverte d’un pays, je retiendrai la taille de ce colloque; la diversité des chercheurs, des pays d’origine; la qualité des interventions d’introduction, qui présentaient la question, la situation économique européenne ou mondiale, avec recul…

Ce sont des moments particuliers pour un chercheur, où il se trouve «confronté» à des collègues de très bon niveau, dont le propos nous aide.

Les faits «marquants» peuvent parfois être des situations un peu cocasses, comme cette session de fin de journée d’où la personne chargée de mener les débats était absente. C’est donc un des intervenants qui a dû prendre la double casquette, de «modérateur» et d’orateur… avec pour résultat qu’il est intervenu sur son sujet pendant plus d’une heure au lieu des 20 minutes prévues, au détriment des autres intervenants. Une fois prise la casquette d’orateur, il a oublié de la reposer pour reprendre celle du modérateur, ce qui a généré quelques crispations. Il a mis la séance « par terre »!»

Quels enseignements tirez-vous de telles rencontres? Qu’apportent-elles au chercheur que vous êtes? Et à une université comme l’UBO ?

«Sur le plan professionnel, ce genre de colloque nous permet de rencontrer des chercheurs du monde entier qui travaillent sur la même spécialité que nous. Pour nous, chercheurs en économie régionale, qui ne sommes pas très nombreux par rapport aux chercheurs en économie en général, c’est particulièrement intéressant.

L’on peut partager notre vision d’une économie ancrée dans le réel, le concret, ce qui manque souvent dans les sciences en général…

La confrontation des idées est très enrichissante: on trouve des idées, des applications, des techniques auxquelles on n’avait pas pensé.

J’ai aussi remarqué que les plus «anciens», qui se retrouvent ainsi de colloque en colloque, ont le plaisir des retrouvailles devenues presque «familiales»!

Pour une université, ces colloques participent à une certaine visibilité, par le fait d’avoir des représentants qui interviennent au niveau international…

Outre des «idées» nouvelles, l’on en ramène aussi des collaborations nouvelles, des partenariats, car on a rencontré des personnes.

Nous avons même «découvert» à Athènes une collègue brestoise qui travaille dans une autre institution que l’UBO !…»

Le thème de votre intervention était donc en partie celui de votre thèse de doctorat, soutenue cette année… Voudriez-vous nous la présenter à très grands traits ?

«J’ai évoqué le sujet de cette thèse qui, dit de manière très simple, peut donc se résumer ainsi: que peut apporter un scientifique au territoire sur lequel il travaille?

En arrière-plan de cette question se trouve un constat simple: en France, un scientifique qui travaille dans la sphère publique n’a pas pour vocation d’œuvrer en relation avec des acteurs locaux, ni d’apporter quoi que ce soit au territoire où il habite et travaille. Il a pour mission de travailler sur les grandes questions de sa discipline…

La question de ma thèse était donc d’examiner ce qu’un territoire, en dépit de cette donnée, peut retirer de la présence de chercheurs, d’universitaires, estimant qu’il est dommage d’avoir sur son sol de telles personnes sans en tirer un quelconque avantage !

Cette thèse étant appliquée à Brest et à la Bretagne, elle voulait voir comment notre territoire, un peu marginalisé par rapport aux grandes métropoles européennes, peut tirer bénéfice de la présence de chercheurs de haut niveau sur son sol.

Le sujet était aussi plus spécifiquement appliqué à la mer, donc à la recherche maritime. Pour cela, j’ai été amené à étudier comparativement plus de 120 territoires locaux ou régionaux dans le monde, et de manière plus fouillée ou plus accentuée, ceux de Brest et de Bergen, deuxième ville de Norvège, que j’ai pu étudier sur place.

La conclusion, forcément un peu infidèle quand on la résume en quelques phrases, est qu’en France – comme ailleurs de manière assez générale – la recherche scientifique est plutôt déconnectée des préoccupations des acteurs des territoires. Il existe un fossé important. Ce qui est dommageable car, à l’inverse, on observe des initiatives ponctuelles qui fonctionnent très bien.

Mais pour qu’un quelconque territoire profite de la présence de chercheurs sur son sol, il faut qu’existent, à l’échelle personnelle, une volonté, une culture – et même une «humilité» selon le mot d’un de mes interlocuteurs – qui les poussent à aller vers les autres acteurs du territoire, vers les entreprises… Et réciproquement, car les acteurs locaux ont rarement l’idée que des chercheurs pourraient leur apporter quelque chose !

Et cela ne nuit pas du tout à la mission du chercheur, au contraire, cela l’enrichit. Sans cette démarche volontariste, le chercheur demeure «off shore» par rapport à son territoire…»

Vous faites ces jours votre «rentrée» d’universitaire –Maître de Conférences à l’UBO– quel parcours vous a mené à ce métier d’enseignant-chercheur ?

«J’ai suivi une formation de licence en Économie, puis les deux années de Master, déjà spécialisé dans l’économie régionale. Ce Master était assez professionnalisant puisqu’il forme des personnes aptes à trouver directement un emploi dans des collectivités territoriales, des agences de développement, des «pays»… Mais j’ai personnellement opté pour le doctorat et l’enseignement.

Le problème était qu’il est très difficile de s’engager dans une thèse aujourd’hui, sans avoir trouvé un financement pour celle-ci, ce qui représente actuellement environ 100.000 euros (salaire sur trois ans…).

Mes deux premières demandes de financement ayant échoué, j’ai enseigné en lycée – à Carhaix notamment – pendant un an et demi.

Puis, j’ai pu obtenir un financement de la part de trois acteurs brestois du développement économique, qu’intéressaient des questions proches de celles que je pouvais traiter : l’Agence d’Urbanisme Brest-Bretagne, «Brest-Métropole», et le Technopôle Brest-Iroise.

Cette thèse a duré 4 ans… Je l’ai soutenue avec succès en décembre dernier.»

Devenir enseignant en université, est-ce un «parcours du combattant» comme on l’entend dire parfois?

«Un peu, oui… Car avoir soutenu sa thèse avec succès ne suffit pas.

Un doctorat, c’est seulement un diplôme, reconnu à l’échelle européenne, mais qui n’ouvre pas directement la porte à un métier. Beaucoup de docteurs s’engagent donc dans des métiers de chercheurs, étant recrutés par des laboratoires, des sociétés, des organismes de recherche, publics ou privés…

L’autre filière, surtout dans des disciplines comme l’économie, est l’enseignement, en tant qu’enseignants-chercheurs: Maître de conférences ou Professeur d’université.

Mais les postes sont très rares. Il n’y a guère de création de postes, si bien que seuls des départs à la retraite en libèrent. Cette année, en économie, seuls 54 emplois de Maître de conférences étaient ouverts pour l’ensemble des universités françaises.

Des centaines de titulaires de doctorats y postulaient, dont certains attendaient depuis plusieurs années… J’ai eu la chance d’être qualifié et recruté directement à la sortie du doctorat, ce qui est de plus en plus rare.

Je précise «qualifié», car il faut en effet, en France, encore obtenir après le doctorat une «qualification», sur dossier auprès du Conseil National des Universités: une sorte de sélection qui donne le droit de postuler en Université et qui prend en compte les cours déjà effectués en tant qu’enseignant, et les publications scientifiques faites dans le cadre des travaux de recherche, les responsabilités assumées, l’investissement personnel…

Ce n’est qu’une fois qualifié que l’on peut se porter «candidat» sur les postes de Maître de conférences libres. Et là, on se retrouve à peu près dans la situation classique des entretiens d’embauche, en concurrence avec cinquante ou cent candidats pour chacun des postes. Un «tri» est fait, l’ultime étape étant l’audition d’une dizaine des derniers candidats.

J’ai pu être retenu sur un poste à l’UBO, ce pour quoi je suis non seulement heureux, mais aussi reconnaissant à ceux qui m’ont aidé dans ce long cheminement, notamment mon directeur de thèse Hervé Thouément, et Erwann Charles, Maîtres de conférences à l’UBO, qui m’ont suivi et aidé durant tout mon parcours universitaire…»

Bien qu’ayant déjà enseigné – y compris en université – c’est votre première rentrée «en poste»… Avec quels sentiments l’abordez-vous ?

«Mes expériences précédentes en lycée et en université pendant quelques années font que j’ai abordé cette rentrée sans inquiétude particulière, mais avec cette petite pointe de stress et de concentration qui permet de bien préparer et de faire les choses de manière sérieuse et rigoureuse…»

L’Université française est en mutation –et en crise diraient certains–, quels sont à vos yeux les principaux problèmes ou défis, auxquels elle se trouve confrontée ?

«Le problème de l’université est indissociable de celui de l’éducation et de la formation en général, contexte dans lequel il se place.

Face à l’extrême diversité des formations, et à la complexité du système, la plupart des élèves arrivent «en fac» sans avoir de projet défini. Ils sont là mais ne savent pas ce qu’ils font là…

Ils y sont arrivés dans des études supérieures moins par choix ou évolution personnels, que par le fait d’une suite de bifurcations résultant du choix de quelques disciplines dans le secondaire, de la catégorie de résultats qu’ils ont obtenu…

La plupart n’ont pas de projet professionnel précis en tête, ce qui se comprend dans le contexte économique actuel, mais ils n’ont pas non plus de projet pour leur vie tout simplement. Cela entraîne une grande démotivation, et donc un très fort taux d’échec en première année, et même en licence…

Et cela rend l’enseignement difficile, pesant, et démotive aussi les enseignants.

J’ajouterais la disparition, dans notre société plus largement, de deux valeurs essentielles : le respect et le travail.

Respect des institutions et des autres, et courage et sérieux dans le travail…»

Quelle serait la principale et plus urgente des « réformes » que vous appelleriez de vos vœux ?

«La France a besoin de revoir l’ensemble de son système d’éducation et de formation: revaloriser les études courtes, les métiers de l’artisanat, car l’immense majorité des jeunes sont orientés vers le bac puis vers des études supérieures qui ne correspondent qu’à un certain type de professions futures. Ils sont finalement sacrifiés, alors que des métiers manquent par ailleurs de personnes qualifiées…

C’est la «vision» donnée aux jeunes sur les études et les métiers qui doit être changée. La vision actuelle, qui se veut «égalitaire», trouve sa source dans la volonté et le but justes et bons de «donner sa chance» à chacun, mais elle se trompe de moyen. Car le but le meilleur est de donner à chacun la possibilité de s’insérer dans la société et d’avoir un travail dans lequel il s’épanouisse, et non d’avoir un diplôme qui ne mène à rien…

Pour l’université elle-même, une réforme cruciale est de rétablir une forme de sélection à l’entrée, ce qu’attend une majorité des enseignants. Non une sélection élitiste, mais qui soit dans l’intérêt des étudiants eux-mêmes: ouvrir les portes de l’université à ceux qui savent ce qu’ils viennent y faire, savent la charge de travail à assurer et ont la motivation qu’elle exige… Cela redonnerait du sens aux diplômes et aux formations tout entières, de la qualité et de la valeur à l’enseignement.»

Vous voici enseignant-chercheur après avoir été étudiant… Quels conseils donneriez-vous aux étudiants qui font leur rentrée universitaire?… et aux élèves en général, vous qui avez aussi enseigné en lycée ? 

«Cela va paraître simpliste, mais aux étudiants, je dirais de se mettre à travailler dès le premier jour, car l’année universitaire est courte, divisée en deux semestres et on voit trop d’entre eux «se réveiller» trop tard, au vu des résultats du premier semestre… Beaucoup se ferment ainsi des postes futurs dès les premières semaines, car c’est beaucoup plus aujourd’hui le dossier général d’un étudiant qui compte pour des recruteurs, plus qu’un diplôme. Une étudiante disait un jour à un collègue: «Monsieur, je me mettrai au travail, mais quand je serai arrivée en master. Là, ça ne m’intéresse pas vraiment». Elle n’avait rien compris à ce qu’est la formation universitaire, et la formation humaine tout court.

Le diplôme est souvent aujourd’hui une barrière qui ouvre ou ferme un accès, mais l’obtention d’un emploi repose bien plus sur l’ensemble du parcours de la personne. Les appréciations laissées, les expériences faites, le sérieux du travail… Toutes choses qui se construisent dès le premier jour à l’université. Il faut être «professionnel» dès le début.

Or, l’arrivée «en fac» est souvent synonyme de liberté nouvelle, loin de son milieu habituel, et la tentation est grande de mal utiliser cette liberté. Il faut de la maturité, de l’autonomie, de la discipline personnelle… Ce dont manquent beaucoup d’étudiants aujourd’hui.

Et mon conseil aux élèves serait un peu le même, à leur niveau. Il est difficile de concevoir et de comprendre quand on est jeune que son avenir se joue très tôt dans la formation, mais c’est une réalité qu’il faut mesurer, accepter d’entendre et de bien prendre en compte.»

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