«Il faudrait que l’on prenne conscience de l’ouvrage d’art magnifique qu’est ce Canal de Nantes à Brest, qui n’a rien à envier au Canal du Midi. Il mérite un classement au Patrimoine Mondial de l’Humanité. Techniquement, il est extraordinaire, avec ses rigoles qui vont chercher de l’eau jusqu’à 50 km pour assurer son alimentation…

Nous avons remonté le canal jusqu’à Carhaix l’année dernière pour démontrer sa navigabilité. Or,  une rivière naviguée s’entretient… Et nous en avons profité pour réaliser un rapport technique très détaillé sur toutes nos observations faites sur le canal durant cette navigation.

 Nous voulons cette année refaire un aller-retour afin de sensibiliser les élus, la population, les médias sur ce fait : le canal est navigable, et pourrait l’être totalement, assez facilement, au prix d’aménagements peu importants…»

Yanick Daniel est batelier avant tout ; homme du fleuve dans l’âme… Au point que le fil paisible de l’eau paraît couler dans ses veines, avoir rempli sa vie, façonné sa personnalité, comme créé un personnage qui incarnerait tout un métier, et tout un mode de vie.

Sa voix grave et posée prend le temps de dire les choses, son attitude et ses gestes calmes, ses yeux clairs au regard profond accompagnent d’une même eau le cours sinueux et tranquille d’une conversation nourrie, semée d’anecdotes autant que d’érudition… mais aussi de passion !

Car rien de ce qui est canal, rivière, péniche et navigation en eau douce ne lui est indifférent – ni ne semble ignoré de lui – au contraire. Et la densité comme l’enthousiasme de son propos sur le sujet donnent la mesure de cette passion.

Il n’est donc pas étonnant que ce Breton revenu vivre en Penn-Ar-Bed se soit épris du Canal de Nantes à Brest, et se soit lancé, avec quelques autres – tel Julien Colder –, dans une «folle aventure» : rendre le vieil ouvrage à la navigation, le faire revivre.

Il s’y emploie, autant sur le papier – multipliant démarches et études – que sur l’eau, en naviguant: après avoir remonté le canal sur sa péniche bretonne, de Port-Launay à Carhaix l’an dernier, le voici à pied d’œuvre pour refaire le périple cette saison, et inviter d’autres à le suivre…

Ce que Regard d’Espérance a souhaité faire ce mois, conviant ses lecteurs à parcourir cette voie d’eau un peu oubliée, enchâssée dans les paysages et l’histoire de notre région, et à lui tracer un nouvel avenir, sous la conduite avisée d’un fin connaisseur.


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«J’ai 52 ans. Je suis originaire de Redon, éducateur spécialisé de formation, mais ayant changé plusieurs fois d’orientation professionnelle…

Dès l’âge de 16 ans, j’ai eu une passion pour les péniches et les mariniers. Elle m’est toujours restée. J’ai  acheté mon premier bateau en 1986, et mon activité professionnelle d’éducateur a toujours été liée aux bateaux – petits, moyens et grands – comme supports à la relation.

J’ai vécu sur une péniche – la Salomé – en région parisienne, jusqu’en 2000 où, à la naissance de ma fille, j’ai proposé à mon épouse de quitter Paris. Je souffrais de la pollution atmosphérique, de la violence sociale… Et je ne voulais pas élever mes enfants dans ce contexte.

Nous avons quitté la région parisienne et les péniches pour venir à Douarnenez, où j’ai fait une formation de charpentier de marine.

En parallèle, de 1998 à 2005, j’étais constructeur de décors pour le cinéma et la télévision. Mais le bateau restant le fil conducteur de ma vie, la clé de voûte de ma passion, j’ai voulu me reconvertir dans la réparation des bateaux…

Là, très vite, en tant que marin d’eau douce, je me suis intéressé au Canal de Nantes à Brest. J’ai appris qu’une péniche était en vente à Châteaulin: le Kid, un gabarit dit Freyssinet, bien plus grand que le gabarit breton…

Je suis venu le voir à Châteaulin: un bateau abandonné, qui squattait depuis dix ans la plus belle place à Port-Launay, et embêtait tout le monde. Une catastrophe…

Prenant ma bicyclette pour parcourir les environs, je me suis aperçu qu’il n’y avait pas de navigation sur le canal dans le Finistère, hormis quelques bateaux à Port-Launay et à Châteauneuf-du-Faou, mais rien en amont. Une autre catastrophe!…

Je me suis dit que les choses ne pouvaient pas rester en l’état, convaincu que si toutes les villes, ou presque, ont tourné le dos à leurs rivières et canaux depuis des années, on commençait à assister à une reconquête des voies d’eau.

C’était aussi le moment où la Région Bretagne initiait la régionalisation des voies d’eau: les syndicats mixtes qui les gèrent sont peu à peu régionalisés…

étant nostalgique, parce que j’ai vendu ma péniche, et restant un marin d’eau douce dans l’âme, je me suis dit que ce serait formidable de trouver une péniche bretonne et de la faire naviguer sur le canal, qui est magnifique, comme on peut le voir en parcourant ses halages.

Je me suis donc mis à la recherche d’une péniche bretonne, tout en travaillant comme charpentier de marine – ayant ensuite monté un chantier naval «pleine mer» à Douarnenez, où j’ai exercé jusqu’en 2008. Impacté par la crise, j’ai cédé mes parts dans ce chantier naval pour me consacrer à cette passion: réussir à sillonner la Bretagne sur une  péniche bretonne. Mon objectif, et mon action, c’étaient aussi de rencontrer partout en Bretagne tous les «acteurs» de la voie d’eau: syndicats mixtes, ingénieurs de la navigation (etc.), afin de rédiger un ouvrage, «Valorisation de la voie d’eau», et de présenter des propositions aux élus…

Voilà le contexte et le départ de l’aventure dans laquelle nous sommes lancés aujourd’hui pour rendre le canal à la navigation.»

 

Vous êtes batelier, et passionné de navigation fluviale… D’où vous est venue cette passion ?

«En 1983, des copains achètent une péniche bretonne, la Patricia, dernier bateau de la «Rennaise de dragage», une société qui charge de la pierre dans la périphérie de Rennes et ils la ramènent dans mon village natal, où je reviens en vacances…

Mes grands frères me font visiter cette péniche en m’expliquant leur projet : la transformer en bateau de plaisance…

C’est le déclic pour moi. A 16 ans, j’ai trouvé ma voie !

Habitant avec mes parents en région parisienne, avec tous les problèmes que cela implique pour trouver un logement à prix abordable, je décide de vivre sur une péniche.

C’est l’époque où la batellerie est en plein déclin. Les chalands et péniches se vendent pour une bouchée de pain. 

A 22 ans, j’achète un Freyssinet – 40m par 5m, 130 tonnes – et m’installe à bord…

L’idée est double : se faire une maison de ces péniches en fin de vie, y vivre et naviguer avec elles, alors que la batellerie est menacée, au point que la Patricia est la dernière péniche à avoir navigué «au commerce» en Bretagne.»

 

Où avez-vous navigué ?

«Un peu partout en Europe…

Avec ma péniche, la «Salomé», j’ai par exemple effectué en 1998 un «raid» Paris-Bruxelles, en lien avec le Conseil Régional des Hauts-de-Seine : il s’agissait d’emmener des jeunes des quartiers de Paris à Bruxelles, en péniche, mais aussi en roulotte, à V.T.T…. Une grosse opération !

Mais pendant des années, j’ai navigué dans toute l’Europe en faisant du convoyage de tous types de bateaux…

Je suis allé jusqu’à Hambourg, en Allemagne, j’ai fait la Belgique… Tous les quatre ans, je mettais le bateau en carénage pour son entretien –une manœuvre assez impressionnante vu sa taille– et je choisissais un chantier lointain, afin de naviguer pour le plaisir.

J’économisai donc pendant 4 ans, pour voyager ensuite pendant les congés… C’était aussi l’occasion d’apprendre à naviguer, car n’étant pas fils de marinier, j’ai appris «sur le tas». Or, manœuvrer ces gros bateaux est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît !»

 

Quelles voies navigables – fleuves ou canaux – avez-vous préféré parcourir ? Pourquoi ?

«La Sambre, dans le nord, qui est l’itinéraire le plus court pour aller de Paris en Belgique et en Hollande. C’est une merveilleuse rivière canalisée, qui – hélas ! – est bloquée à la navigation depuis une quinzaine d’années, en raison de l’écroulement de ponts…

Elle est sinueuse, étroite, mais magnifique, avec par endroits des rampes d’écluses: jusqu’à 17 écluses les unes à la suite des autres !

Elle était très prisée des mariniers. Très technique mais très formatrice. Un aller-retour à Bruxelles par la Sambre et vous aviez votre C.A.P. de batelier !

Précisons que naviguer en montant ou en avalant sur une rivière sont deux choses: la remonter est facile. La descendre est toujours beaucoup plus difficile…»

 

Travailler sur une péniche ou un chaland, c’est aussi y vivre… Quels sont les aspects attrayants, et à l’inverse les côtés moins agréables de cette vie ?

«Quand on vit sur un bateau en agglomération, l’on a la chance de ne pas avoir de vis-à-vis. Vous avez de la lumière, du soleil, de l’espace alentour…

Vous voyez  passer d’autres bateaux, mais aussi des poissons, des canards, des poules d’eau, des hérons… Vous avez une perception différente du climat: les crues, les sécheresses… On suit les saisons. Le rapport à la nature, à l’écologie est plus développé.

Quand on navigue, à une vitesse de 4 ou 5 kilomètres/heure, on est déphasé dans le temps: quand je demeurais à Conflans-Sainte-Honorine, il me fallait 30 minutes pour rejoindre Paris par l’A15 en voiture, une journée et demie en péniche… Le rapport au temps n’est pas le même.

Au début, nous vivions dans des conditions assez précaires: sans eau, sans électricité: on allait aux bains-douches, on remplissait des bidons à la fontaine…»

 

Des livres et films ont raconté la vie des bateliers sur les cours d’eau de France, et montré combien ceux-ci formaient une véritable corporation – un peuple du fleuve – avec ses principes, ses codes, ses «lois», son style de vie…
Est-ce encore vrai ?

«Oui, cela existait encore quand je me suis installé en 1986 à Conflans-Sainte-Honorine, qui est la capitale de la batellerie. Il y avait là plus de 600 bateaux amarrés. La moitié appartenait à des mariniers de métier à la retraite…

La vie de la batellerie y était encore très importante. 

Puis cela s’est émoussé, surtout après 2000, où V.N.F. (Voies Navigables en France) a décidé de «faire la chasse» aux bateaux dits «poubelles» et a engagé un plan de déchirage de la flotte. A Conflans, par exemple, il reste une cinquantaine de bateaux de mariniers retraités… Avec de moins en moins de péniches, et de moins en moins de monde, tout disparaît…»

 

Auriez-vous quelques exemples à évoquer, quelques anecdotes à raconter ?

«Oui, une anecdote, pour donner une idée de ce «monde» assez fermé qu’est la batellerie. Les bateliers sont un peu comme les gitans. Ce sont des nomades. Et ils considèrent les autres, les terriens, comme les gitans considèrent les «gadjé»…

J’avais beau avoir acheté une péniche, y vivre et naviguer depuis des années, je restais un «gars de la terre». Je n’ai eu de cesse que d’intégrer cette communauté, puisque je vivais avec eux. Ce fut très compliqué!

Un exemple, donc. J’ai voulu participer une année au pardon de la batellerie de Conflans-Sainte-Honorine, pour lequel les bateaux remontent en convoi jusqu’à Austerlitz à Paris, tout repeints de frais et pavoisés… C’était pour moi l’occasion de montrer à mes pairs que je savais manœuvrer et que je faisais partie de leur monde.

La paroisse des bateliers a accepté mon inscription avec enthousiasme, le nombre de péniches diminuant par ailleurs…

Nous avons tout fait dans les règles de l’art pour pavoiser le bateau…, remonter à Paris en une journée et demie de navigation, assister à la messe…

Puis, au moment de demander par V.H.F. ma place dans l’ordre de navigation : silence radio ! Pas de réponse. J’étais «un gars de la terre» et ils ne voulaient pas m’intégrer au convoi.

J’insiste, je m’explique… Ils finissent par m’indiquer la queue de peloton, juste devant un gros bateau de passagers qui suivait le convoi.

Ma péniche, la Salomé, avait un petit moteur. Et les gars ont signalé à la V.H.F. qu’il allait falloir «donner une petite louche» –c’est-à-dire accélérer– avant telle écluse: ils voulaient me distancer!

J’étais déjà à la traîne, en limite de propulsion, avec ce monstre de bateau qui me talonnait! J’ai eu beau protester, rien n’y a fait.

Jusqu’à l’écluse de Suresnes, j’ai suivi tant bien que mal, mais après Villeneuve-la-Garenne, où avaient lieu des joutes, des manœuvres très spectaculaires, devant un orchestre, je me suis fait distancer…

Le gros bateau m’a dépassé. C’était fini pour moi. Sauf que sachant que le convoi mettrait longtemps à franchir l’écluse de Bougival, je suis passé par celle de Chatou et j’ai pu «recoller au peloton».

A Conflans, après avoir obtenu ma place, devant mon obstination, ils ont fini par laisser tranquille «le gars de la terre»…

 

Vous voici donc bientôt « à pied d’œuvre » avec cette belle péniche baptisée la « Patricia »… Quel objectif souhaitez-vous atteindre cette saison ?

« Nous avons remonté le canal jusqu’à Carhaix l’année dernière pour démontrer sa navigabilité. Or,  une rivière naviguée s’entretient… Et nous en avons profité pour réaliser un rapport technique très détaillé sur toutes nos observations faites sur le canal durant cette navigation.

Nous voulons cette année refaire un aller-retour afin de sensibiliser les élus, la population, les médias sur ce fait : le canal est navigable, et pourrait l’être totalement, assez facilement, au prix d’aménagements peu importants.

En juin, ce sera donc une remontée Port-Launay–Port-de-Carhaix. Cette opération est réalisée conjointement avec le SMATAH (Syndicat Mixte d’Aménagement Touristique de l’Aulne et de l’Hyères) qui la finance, et s’engage à intervenir sur les écueils à la navigation que nous aurons pu repérer…

Le second élément de cet été 2018 sera «La Route de l’Ardoise», en juillet: l’idée est de rassembler des bateaux pour les faire naviguer sur le canal, comme nous l’avons déjà fait de Port-Launay à Pont-Coblant, en présence du directeur des voies navigables et d’élus. «La Route de l’Ardoise» est une association.

Notre objectif est de préparer «Brest 2020», c’est-à-dire rattacher la navigation sur le canal à l’événement maritime majeur qu’est ce rassemblement de vieux gréements à Brest…

Nous visons à amener 80 bateaux sur le canal en 2020, jusqu’à Carhaix, en profitant aussi des «Vieilles Charrues». Cette année, nous visons une remontée d’une vingtaine de bateaux entre le 14 et le 20 juillet, en 4 étapes.

Pour que le canal revive, il faut que nous puissions y intéresser les associations de plaisanciers, les usagers potentiels: ce n’est pas celui qui construit une route qui y fait circuler les voitures. Sans route, pas de voitures, mais sans voiture, pas de route… C’est la même chose pour le canal.

Il faut aussi absolument parvenir à associer les populations riveraines à son développement, en leur démontrant tout l’intérêt d’un canal navigable, afin qu’elles se l’approprient à nouveau…»

 

Quelles furent, l’an dernier,  les difficultés de la remontée jusqu’au Port-de-Carhaix ?

«Nous nous sommes «mis au sec» –c’est-à-dire, envasés– une dizaine de fois, dont une «sérieusement»: problème de tirant d’eau, donc…

Pour ce voyage expérimental, nous avions rentré cinq tonnes de lest fixe et vingt tonnes de lest liquide, afin de pouvoir délester en cas de problème. Nous n’avons jamais délesté, mais s’envaser signifie arrêter le moteur, qui ne peut plus se refroidir, et faire venir un 4X4 ou un camion sur la berge, avec des gens compétents pour ce genre de manœuvre délicate…

L’absence de balisage du chenal pose un sérieux problème. J’y suis allé avec mon habitude de « lire » la voie d’eau. On parvient à deviner où se situe le chenal. Dans sa partie finistérienne, le canal est souvent taillé dans la roche. Il y a donc des écueils…

Deux écluses –Prat Hir et Prat Pouric– avaient des «bajoyers» (murs latéraux des écluses) déformés. Nous avions mesuré la largeur réelle du passage. Nous sommes passés avec 2 cm de chaque côté entre les murs et la péniche. Et à l’écluse de Stervalen, il a fallu tailler quelques pierres en saillie pour ne pas rester coincés…

Vase, végétation, absence de signalétique ont été les principaux problèmes. Ce ne fut pas un long fleuve tranquille, mais nous sommes passés, démontrant que l’on peut naviguer sur le canal, sans avoir à refaire des écluses pour un coût énorme.»

 

Ce vieux canal fait partie du paysage breton – et appartient à son histoire ! Voudriez-vous nous rappeler à grands traits les périodes fastes qu’il a connues ?

«Il a été construit sous Napoléon, afin de permettre le ravitaillement des arsenaux de Brest, Nantes, St-Malo, Lorient, paralysés par le blocus maritime anglais. 

Des études avaient été faites bien avant, dès l’époque de François 1er, pour pallier les difficultés de communication par la route. Le roulage était très difficile, du fait du mauvais état des routes, et l’idée d’utiliser la voie d’eau était récurrente.

Elle a donc souvent été étudiée, abandonnée, reprise… jusqu’à ce que le blocus imposé par la marine britannique amène Napoléon à lancer ce chantier pharaonique, et à réaliser cet ouvrage, qui est vraiment un ouvrage d’art formidable !

Son but initial est donc militaire, mais à son achèvement, en 1842, il n’y a plus de guerre. Débute alors une utilisation commerciale, d’une part grâce à la production de chaux en région d’Angers, et à son transport en Bretagne  pour l’amendement des terres agricoles, et d’autre part, au transport du maërl depuis la rade de Brest, dans le même but. L’événement culturel de «la route du sable» commémore cela.»

 

Pourquoi a-t-il ensuite été quasi abandonné ? A qui la faute ?

«C’est l’arrivée du train qui portera un coup fatal au canal: la marine commerciale décline, le canal est moins entretenu, les envasements gagnent… Les péniches sont donc de moins en moins chargées, afin de pouvoir passer avec un moindre tirant d’eau… Le transport se fait moins rentable… C’est un cercle vicieux qui conduit peu à peu à son abandon. Le dernier bateau passe ici en 1939… Après 1942, tout est fini.

Le lien entre la voie d’eau marchande et les communes riveraines, et son «arrière-pays» a été rompu. C’est caractéristique en ce qui concerne l’activité des ardoisières en Centre-Bretagne. Le canal, voie commerciale locale, redevient une simple rivière…

En outre, l’édification du barrage de Guerlédan en 1924 a accéléré son déclin en le coupant en deux, rompant totalement sa continuité: beaucoup de bateliers, qui avaient déjà de grosses difficultés à maintenir leur activité, y ont renoncé en apprenant que ce chantier allait s’ouvrir. Ils savaient que le projet d’un bief de dérivation à quatre écluses, qui était annoncé, ne verrait jamais le jour…

L’arrivée de la navigation de plaisance est venue changer un peu la donne, et offre surtout de grandes  potentialités.»

 

D’autres pays entretiennent-ils mieux leurs canaux que la France ?

«Oui! La France possède le réseau fluvial le plus grand d’Europe, mais des pays comme la Belgique, la Hollande, l’Allemagne sont très vite passés au grand gabarit –3000 tonnes– ce qui leur a permis de développer un véritable transport fluvial…

On parle aujourd’hui du réseau «Seine-Nord Europe» qui doit nous permettre de relier la France à l’Est de l’Europe, en 3000 tonnes, mais rien n’est fait en France, ce qui est scandaleux!»

 

Pour vous et plusieurs de vos amis qui militent pour la réactualisation de cet ouvrage ancien qu’est le Canal de Nantes à Brest, que représente-t-il ? Et que devrait-il représenter pour la Bretagne, et en particulier pour notre contrée centrale ?

«C’est la colonne vertébrale de la Bretagne. Il irrigue tout le Centre-Bretagne. Il n’y a pas de grandes villes riveraines. Il est donc «sauvage», et ce qui était autrefois un handicap est aujourd’hui un avantage, pour le tourisme.

A une époque où on commence à manquer d’eau, le canal représente une ressource énorme: si on le remet à son enfoncement d’origine en le désenvasant –1,60 m– c’est une quantité d’eau phénoménale! Dans le Finistère, le canal constitue à lui seul un tiers des réserves d’eau du département. C’est pourquoi les débarrages sont une somptueuse aberration!

Et il demeure un vecteur de communication.

Ceci dit, le canal n’est qu’une voie. S’il ne se passe rien sur son parcours entre lui et les gens qui habitent ses rives, il ne revivra pas. Il faut une latéralité. C’est pourquoi notre projet est d’y remettre des bateaux, afin qu’il soit entretenu, soit attractif pour toutes sortes de formes de tourisme vert, et qu’il vive, et fasse vivre ses riverains.»

 

Quels sont les obstacles, très concrets – matériels – mais aussi peut-être psychologiques, voire politiques à lever pour rendre ce bel ouvrage à sa vocation, et pour lui redonner un peu de ses «titres de noblesse» ?

«Mon étude approfondie sur le canal dans sa partie finistérienne, m’avait montré que celui-ci présentait des défauts, malgré la réhabilitation effectuée en 2006: 90 km et 45 écluses restaurés, avec un investissement conséquent. Mais il y avait davantage de navigation avant la rénovation qu’après!…

Le problème était que des erreurs techniques élémentaires avaient été commises, tout simplement parce que la «remise en état» avait été faite alors que les compétences n’étaient plus là: plus de mariniers, plus d’éclusiers, plus de connaissance de la rivière, de capacité dans la «lecture» du cours d’eau, pas de pêcheurs associés à l’opération… 

Or sans navigation, pas d’entretien. Et sans entretien, pas de navigation: un cercle vicieux.

N’étant pas du Finistère et venant de la région parisienne, bien que d’origine bretonne, je me suis heurté à des difficultés pour obtenir des informations, être au fait des enjeux politiques locaux, qui ne manquaient pas de piment… On m’a souvent fait sentir que je n’étais pas d’ici…

Il faut dire aussi que même si beaucoup de gens s’intéressaient au canal –et s’y étaient intéressés sans succès– j’ai constaté une fragmentation des efforts et une rétention de l’information: chacun, chaque association, se battait seul dans son coin, sans partager, sans volonté de se réunir…

Mais l’un des principaux obstacles est effectivement d’ordre psychologique. Combien de fois n’avons-nous pas entendu:

«Mais non, ce projet est irréalisable. Vous n’y arriverez jamais. Le canal n’est plus navigable…»? C’est ancré dans l’idée, dans la mentalité des gens, et c’est une idée fausse. C’est l’obstacle qu’il fallait lever en prouvant le contraire par la pratique. Et une des conséquences de notre remontée a été que des petits travaux d’entretien ont déjà été réalisés.

Une autre idée fausse qui circule est que ce canal a trop d’écluses et qu’il découragera donc les plaisanciers… Mais c’est une plaisanterie: le Canal de Nantes à Brest n’a pas beaucoup d’écluses. Une tous les deux kilomètres en moyenne, ce qui n’est pas beaucoup, comparé à d’autres canaux!

Mais le canal, ce doit aussi être – au-delà  de la navigation – le canotage, la pêche au goujon, la guinguette, la petite balade en barque… Il est aujourd’hui très largement sous-utilisé. 

Il faut que la population locale se le réapproprie au travers de multiples activités, et il faut que le visiteur qui l’utilise trouve alentour ce dont il a besoin pour se ravitailler…

Il y a là quelque chose à construire ensemble: agir pour faire venir le tourisme et pour offrir à celui-ci les éléments d’un accueil intéressant.»

 

Le construire a été une œuvre considérable, le réhabiliter, le rendre à la navigation demanderait quels travaux, quels investissements ?

«Rien de phénoménal! Sur ses 364 km –et 238 écluses– seuls 26 km ne sont pas navigables parce que les écluses ne sont pas en état, entre Goariva et la Grande Tranchée des bagnards.

Des chiffres faramineux ont circulé sur la remise en état d’une écluse: 80 millions d’euros… En réalité, changer les quatre portes revient à 150 000 euros. Cinq écluses sont à étancher en injectant du ciment dans les joints, ce qui n’est pas très onéreux. La rénovation de portes a commencé dans les Côtes-d’Armor…

Par ailleurs, nettoyer les berges, draguer un peu le fond… ne coûte pas très cher. Il est évident que l’on ne va pas demander une réfection complète des écluses à 500 000 euros l’ouvrage !

Installer quelques pontons, les équiper de prises électriques, et ici et là de connexions 4G, installer une signalétique pour la navigation et pour le ravitaillement, tout cela ne demande pas des sommes énormes.

Un des enjeux majeurs est de faire s’installer un loueur de bateaux et de démocratiser la navigation sur le canal, en abaissant le prix de location, de 3000€ la semaine à 1000€, afin que la fréquentation augmente.

C’est ensuite d’équiper le canal d’ici 4 ans. Le Blavet a été équipé en pontons, en signalétique… en 2 ans. C’est donc faisable…

Il faudrait que l’on prenne conscience de l’ouvrage d’art magnifique qu’est ce Canal de Nantes à Brest, qui n’a rien à envier au Canal du Midi. Il mérite un classement au Patrimoine Mondial de l’Humanité. Techniquement, il est extraordinaire, avec ses rigoles qui vont chercher de l’eau jusqu’à 50 km pour assurer son alimentation…!»

 

Pourrait-il devenir, redevenir, relativement rentable ?

«La plaisance ne suffit pas à garantir un réel entretien de la voie d’eau. Car les loueurs de bateaux font construire des embarcations qui ont un tirant d’eau toujours plus faible…

Pour bien comprendre la situation, il faut préciser que la profondeur du chenal d’origine de la voie d’eau est primordiale. Par exemple, un Freyssinet en canal, c’est 1m80 pour 350 tonnes de charge. Là, l’on a une viabilité économique… Une péniche au gabarit breton, c’est 26-27 mètres de longueur et 1m50 de tirant d’eau pour 150 tonnes. Le canal est creusé à 1m60 ici…

Il y a encore dix ans, j’aurais répondu à votre question en vous disant qu’il n’y a pas de schéma économique de transport fluvial viable sur le réseau breton…

Aujourd’hui, la situation a un peu changé. A Rennes, où de gros travaux intra-urbains ont lieu, on s’aperçoit que l’évacuation des gravats exige des centaines de camions… Or, la Vilaine est là, qui pourrait permettre une évacuation bien moins polluante, sans problème de circulation… Voilà le genre de fret économique viable, qui pourrait être relancé assez rapidement.

Sur le Canal du Midi, où la navigation commerciale s’est arrêtée vers 1980,  des mariniers montrent que l’on pourrait relancer une activité de fret, à raison de 200 tonnes par péniche. Le Canal du Midi, c’est un gabarit spécial: 5,05m de largeur pour 30m de longueur…

Sur le Canal de Bourgogne –un gabarit Freyssinet, et un nombre  impressionnant d’écluses– V.N.F. a effectué quelques dragages et curages afin de permettre le transport de charbon en péniche plutôt qu’en camion pour l’approvisionnement d’une agglomération…

Ces exemples, et d’autres, montrent que la tendance s’affirme de plus en plus, avec le souci de réduire les pollutions liées aux transports.

A cela s’ajoute la nécessité d’utiliser des péniches spéciales pour l’entretien de la voie d’eau – pour consolider les berges, par exemple – comme V.N.F. l’a fait réaliser sur la Saône, le Canal de Bourgogne…

Un de mes rêves les plus fous était qu’un jour, peut-être – après la Patricia, après le Steravel, après la plaisance…– l’on pourrait faire revenir un bateau de commerce fluvial dans le Finistère…

Il s’avère que nous allons ramener un bateau immatriculé au commerce, sur le canal, en juin: la Rosilie, une péniche que la société Yprema a utilisée en région parisienne pour ses activités de transport et de recyclage de matériaux de déconstruction, et qui pourrait contribuer à entretenir la voie d’eau…

La Rosilie, qui charge 100 tonnes, est un gabarit breton. Elle est motorisée mais peut être halée par un cheval – en l’occurrence, un trait breton. Elle a été essayée ici, et Claude Prigent, qui soutient le projet de la Patricia, m’a chargé de ramener la Rosilie ici, et d’aider à la faire naviguer.

L’on est au début de quelque chose ! Même s’il faut toujours que des personnes donnent quelques coups de pied dans quelque taupinière pour que ces choses puissent se faire !…»

 

Quels genres de matériaux, de denrées ou autres peuvent utiliser ces voies fluviales ?

«Le bois, par exemple. Il y a partout sur son parcours, des pentes boisées difficiles d’accès par la route et les chemins, et donc difficiles à exploiter. Il suffirait de quelques péniches pour assurer une évacuation des coupes vers des pontons accessibles…

D’autres matériaux lourds, et des matières premières, qui n’exigent pas un transport rapide, pourraient aussi être acheminés par le canal.

L’économie circulaire, qui se met en place peu à peu, est favorable à ce genre de transport non polluant.

Le directeur actuel des Voies Navigables est favorable à ces diverses utilisations du canal: tourisme, fret…

Le canal, ce peut aussi être l’hydroélectricité grâce à des turbines fonctionnant sur le déversoir: des microcentrales pouvant automatiser le fonctionnement des écluses. Nous y travaillons…»

 

L’obstacle majeur que représente le barrage hydroélectrique de Guerlédan paraît difficilement contournable… Que pensez-vous de l’intérêt porté par des élus centre-bretons à «l’ascenseur à bateau» de Falkirk en Ecosse ? Un tel système serait réalisable à Guerlédan ?

«La fameuse roue de Falkirk, entre Glasgow et Edimbourg, est un manège dans lequel passent les bateaux. Il est actionné par un tout petit moteur de 40 CV, grâce à la gravité! Ces bateaux montent 35m plus haut et naviguent sur 300m sur le canal au-dessus puis redescendent…

Mais l’installation elle-même attire 500 000 à 700 000 touristes par an !

Le maire de Mûr-de-Bretagne voudrait, semble-t-il, installer un ascenseur à bateaux similaire à Guerlédan…

La Région, avec l’association Guerlédan-Pontivy, a commencé un travail formidable de rénovation du canal, des maisons éclusières, des écluses… Et fin juin, des bateaux, dont deux péniches, vont remonter le canal, depuis Pontivy vers Guerlédan. Les choses bougent là aussi!

L’on n’est pas encore au pied du barrage. Mais nous y serons dans 5 ans. Et là se posera la question du franchissement…

Et si un système est mis en place, il deviendra une attraction touristique en soi, comme l’ascenseur de bateaux d’Arzwiller dans les Vosges, construit dans les années 1960, qui est le site le plus visité de Lorraine, avec 150000 visiteurs par an…

Voilà: il faut avancer avec persévérance !»

 

Le Canal de Nantes à Brest permet, au fil de l’eau, de découvrir paisiblement le cœur de la Bretagne… Quelles impressions connaît-on, quels sentiments ressent-on alors que glisse la péniche ?

«A 4 km/h, c’est un autre rythme de locomotion et de vie. C’est le calme, le silence – en dehors de la cabine de pilotage où le moteur s’entend un peu… Tout est paisible. Les paysages sont très beaux. Le canal est souvent enclavé entre deux murailles de verdure…»

 

Voit-on les paysages et les personnes d’une autre manière ? Quelles relations ou contacts peuvent ainsi se nouer ?

«Le cycliste ou le marcheur sur le halage vont à la même vitesse que nous: on se parle. A l’écluse, on échange, car pour eux, la manœuvre est une curiosité. On les embarque parfois, pour les déposer deux kilomètres plus loin…»

 

Quelle faune découvre-t-on ? 

«La progression silencieuse et lente permet de beaucoup observer la faune, qui est très riche. On voit les hérons prendre tranquillement leur envol devant la péniche, pour se reposer derrière après son passage…»

 

La saison estivale s’ouvre… Quels sont vos projets pour les semaines à venir ?

«Ce sont les travaux d’expertise et d’entretien de la péniche pour préparer sa remise à l’eau – prévue le 7 juin – commencer la saison, avec les opérations et les manifestations dont nous avons parlé. Et faire connaître ce projet de redonner vie à cette merveilleuse voie d’eau, ce formidable atout qu’est le Canal de Nantes à Brest !»

 

 


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