Le ministre de la guerre écrivait au citoyen La Tour d’Auvergne-Corret le 5 floréal an VIII de la République (27 avril 1800): «En fixant mes regards sur les hommes dont l’armée s’honore, je vous ai vu, citoyen, et j’ai dit au Premier consul…». En présentant les états de service du célèbre Carhaisien, le ministre proposait au Premier consul rien moins que de l’honorer en le nommant «Premier Grenadier des armées de la République».

Mais cette lettre comportait aussi l’information suivante: «Un de ses amis n’avait qu’un fils, dont les bras étaient nécessaires à sa subsistance; la conscription l’appelle. La Tour d’Auvergne, brisé de fatigue ne peut travailler, mais peut encore se battre. Il vole à l’armée du Rhin, remplacer le fils de son ami; et pendant deux campagnes, le sac sur le dos, toujours au premier rang, il est à toutes les affaires et anime les grenadiers par ses discours et son exemple. »

L’ami dont il est ici question était le  savant Jacques Le Brigand, né à Pontrieux le 18 juillet 1720 (mort en 1805). Le point commun de cet homme avec La Tour d’Auvergne, outre l’appartenance à la Bretagne, était l’intérêt pour la question de l’origine de la langue bretonne.

Allait-il perdre son dernier fils ?

 C’est ainsi que La Tour d’Auvergne se mit en relation avec Le Brigand. Ce dernier, quand il apprit que son dernier fils devait partir à la guerre adressa le 4 avril 1797 un courrier au Carhaisien, afin qu’il puisse obtenir une exemption pour son fils grâce à ses relations:

«… Je viens de perdre une de mes filles qui était mon seul soutien. Trois de mes fils sont morts en combattant pour la patrie; il ne me reste plus que le plus jeune, mon benjamin, celui que je considérais comme l’appui de ma vieillesse; la réquisition vient de me l’enlever, et il a été envoyé à l’armée de Sambre-et-Meuse. Je viens, mon cher ami, vous prier d’appuyer de votre crédit la demande que j’adresse au Directoire pour me faire rendre cet enfant chéri». Théophile La Tour d’Auvergne-Corret écrivit sans tarder dans ce sens au général en chef Moreau, en vain, semble-t-il. En janvier 1798, la situation paraissait encore bloquée.

«La seule affaire qui m’ait occupé ici depuis mon arrivée, est celle du congé de son fils (le fils Le Brigand), que je ne suis pas encore parvenu à obtenir. On m’objecte des lois et des règles…». 

Finalement, sa demande pour reprendre du service comme simple volontaire dans l’armée de Rhin-et-Moselle à la place du fils Le Brigand va aboutir. Théophile La Tour d’Auvergne-Corret fit donc, pour remplacer le fils de son ami, deux campagnes comme volontaire «le sac sur le dos, toujours au premier rang» écrit le ministre Carnot à son sujet.

«Dans les rangs de nos valeureux défenseurs» 

Le héros carhaisien de son côté écrit à Jacques Le Brigand le 25 décembre 1799: «Vous me parlez toujours de votre reconnaissance, tandis que c’est moi qui vous en dois une bien grande, de m’avoir mis à même de faire une bonne action. Ne m’humiliez pas je vous prie en la publiant, et ne me faites pas perdre le désir qui m’occupe sans cesse de trouver des occasions d’obliger mes semblables».

Mais les guerres napoléoniennes semblent ne jamais devoir finir, et à nouveau le fils Le Brigand est appelé, et à nouveau La Tour d’Auvergne s’apprête à effectuer une troisième campagne pour le remplacer. Le 29 mars 1800, il l’annonce au vieil homme qui a tant peur de perdre son dernier fils:

«Tout ce qui est en mon pouvoir, tout ce qui n’est pas étranger à moi, je l’offre à mes amis avec plaisir: dans ces sentiments, vous pouvez vous prévaloir auprès du Premier consul de ma lettre et de la détermination que j’exprime, de retourner de nouveau dans les rangs de nos valeureux défenseurs; d’y servir une troisième campagne comme volontaire.

Si à ce prix il consent à vous laisser jouir du bienfait qui vous a été accordé par ses prédécesseurs, et aime à faire des heureux, il est bien assuré dans cette circonstance d’en faire deux à la fois: vous, en vous assurant la possession de votre fils, devenu l’unique soutien de votre vieillesse, et moi, par l’inexprimable plaisir que j’éprouverai d’avoir contribué à ce nouvel acte de justice et de bienveillance de la part du premier magistrat de la République».

Le 2 juin 1800, le ministre annonce au général Moreau l’arrivée de ce capitaine-

grenadier d’exception: «Il a choisi lui-même jusqu’à présent sa place dans le rang des grenadiers… Il croit entendre la voix de ses compagnons d’armes qui se demandent entre eux: où est La Tour d’Auvergne? Dès lors, rien ne peut l’arrêter; il oublie la fatigue de plusieurs campagnes pénibles, et les infirmités qu’elles lui ont occasionnées».

«Je vous écris sur un tambour»

C’est le 21 juin qu’il arrive à l’armée. Le 27, jour de sa mort, il écrit encore à un ami: «Mon vieil ami, je vous écris sur un tambour et fort à la hâte. Les grenadiers de la 46e formant l’avant-garde, sont au moment de se mettre en marche… J’ai reçu l’accueil le plus flatteur de tous mes braves frères d’armes et en général de tous les généraux et officiers de l’armée; ma joie est à son comble».

Quelques heures plus tard, à la tête des grenadiers de la 46e demi-brigade, il trouve la mort, le cœur percé par une lance ennemie. La Tour d’Auvergne avait refusé honneurs, grades, argent, terres… Il ne voulait pas prendre, mais donner. Et il a donné jusqu’à l’ultime sacrifice, jusqu’à donner sa vie.

F.K.