«Je suis un passionné et ce qui me plaît, c’est le travail, avancer, créer… Quand je fais quelque chose qui me passionne, je ne « travaille » pas!

Le problème, c’est le temps: il n’y a toujours que 24 heures dans une journée et 7 jours dans une semaine! Je prends rarement des vacances… C’est ma vie, la création, je ne compte pas mon temps…

Hemarina, vous l’avez bien compris, c’est une épopée, une aventure de 15 années… J’ai l’impression de marcher avec un bâton sur un chemin, il y a des hauts, il y a des bas, mais il faut garder le cap!»

Avec un grand naturel et beaucoup d’enthousiasme, Franck Zal retrace de manière vivante et imagée son parcours exceptionnel… de « l’odyssée du commandant Cousteau » qui a suscité sa vocation, à « l’épopée d’Hemarina » qui va lui permettre de réaliser ce qu’il a le plus à cœur: sauver des vies, soulager des souffrances.

Diplômes universitaires et titres prestigieux, médailles et distinctions qu’il a été content d’obtenir, ne sont pas pour lui essentiels et ne font pas à ses yeux la valeur d’un homme… mais plutôt la passion, la volonté qui l’animent… Et il évoque l’estime qu’il a pour son père qui, sans avoir fait d’études, est capable de construire une maison « du sol au plafond, en passant par la toiture ».

F. Zal est connu et intervient aux quatre coins du monde. Cependant, accessible parce que profondément humain, il sait mettre sa science et son propos à la portée de tous…

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Voudriez-vous vous présenter brièvement?

«Je suis devenu docteur en biologie marine par passion et maintenant, entrepreneur et créateur en tant que fondateur d’Hemarina.

J’ai grandi à Paris dans une famille modeste, nous étions sept dans deux pièces de 42 m2… Ce qui me faisait rêver, moi le petit Parisien qui avait quatre murs autour de lui, c’étaient les émissions du commandant Cousteau: je rêvais de l’océan, d’aller plonger dans les abysses, et je me suis toujours promis de faire de la biologie marine, même si je n’en parlais pas trop à mes parents car cela ne cadrait pas avec notre contexte familial ; mes parents n’ont pas fait d’études, ni mes frères et sœurs.

Un jour, j’ai vu sur une annonce que le commandant Cousteau présentait un film sur l’exploration du Danube à l’Institut océanographique rue Saint-Jacques à Paris, j’y suis allé et me suis installé au premier rang, subjugué… A la fin, lors d’un moment de questions-réponses, je me suis présenté, lui demandant ce qu’il fallait faire pour être « Commandant Cousteau ». Il n’a pas ri! Il m’a parlé de la fac toute proche « Pierre-et-Marie-Curie « qui s’appelle maintenant « Sorbonne Université », de la maîtrise d’océanographie et de l’excellent DEA que l’on pouvait y préparer, puis de la possibilité, si l’on est « bon », de poursuivre par une thèse, un post-doctorat et d’entrer au CNRS, etc.

J’ai écrit tout ce qu’il m’a dit et cela a été ma feuille de route 1, 2, 3, 4: j’avais trouvé mon chemin et j’ai commencé à cocher les cases!»

Quel a été votre parcours universitaire?

«Après le bac, je suis entré à la fac Jussieu pour un DEUG B et une licence en biologie des organismes et des populations, sans trop savoir quelle en était la finalité, mais « pour faire des études », suivant les indications du commandant Cousteau… J’ai ensuite fait une maîtrise d’océanographie biologique, puis mon service militaire dans l’armée de l’Air, avant de me lancer dans le DEA à Paris-VI dont dépendent trois stations de biologie marine… Je me suis retrouvé à celle de Roscoff, parce que c’est le phénomène des marées qui m’intéressait: l’océan qui bouge, pas celui qui est plat comme en Méditerranée, même s’il bouge quand même…

Encore étudiant, à l’occasion de stages, j’y avais déjà suivi mon professeur et mentor André Toulmond qui dirigeait la station et eu la chance d’embarquer avec lui en mer, de plonger dans les abysses avec les sous-marins… Je revois encore régulièrement le Pr André Toulmond et son épouse Claude Jouin-Toulmond, 36 ans après notre première rencontre… C’est eux qui m’ont appris mon métier de chercheur et je leur dois beaucoup.

A la fin du DEA, nous étions 30 pour une bourse de thèse: c’est moi qui l’ai obtenue. J’ai ainsi poursuivi à la Station Biologique de Roscoff, l’une des plus vieilles stations marines, fondée en 1872 par Henri de Lacaze Duthiers. Je pensais que cela allait s’arrêter là, mais on m’a dit que sans post-doctorat, je ne pourrais pas entrer au CNRS. Je suis donc parti deux ans aux États-Unis, à l’Université de Californie à Santa Barbara… On me dit alors que deux années ne suffisent pas, il en faut une troisième, que j’effectue en Belgique à l’Université d’Anvers… Après un bac+11, je peux enfin entrer au CNRS.

Je pars dans l’Atlantique, le Pacifique, l’Océan Indien pour de nombreuses campagnes océanographiques, je plonge avec les sous-marins le Nautile, l’Alvin, etc. Je réalise mon rêve pendant 15 ans…»

Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots le sujet de votre thèse?

«J’ai toujours été intéressé par l’écophysiologie, la biologie animale, le vivant… puis plus spécifiquement par les arénicoles. Ces vers qui n’intéressent personne, si ce n’est pour aller à la pêche! Savez-vous qu’il existe plus de 10000 espèces de vers et que l’arénicole est présent sur l’estran depuis 450 millions d’années?

Je voulais comprendre comment vivent et respirent ces organismes qui colonisent des milieux extrêmes, des sources hydrothermales du fond des océans à la plage dans la zone de balancement des marées… comment ces vers marins seraient capables de respirer dans l’air et dans l’eau entre la marée haute et la marée basse…»

Vous avez travaillé 15 ans au CNRS, quel est le rôle de cette institution ?

«Le CNRS est un très grand organisme de recherche multidisciplinaire créé après-guerre par le général de Gaulle. Il s’intéresse principalement à la recherche fondamentale et à la connaissance : tout ce qui est susceptible de faire avancer, évoluer la connaissance. C’est le plus grand centre de recherche en France, il n’est pas thématique (comme l’Inserm qui concerne la santé, l’Inrae pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, et l’Inria pour l’informatique), il est généraliste, mis en sections avec des spécialistes. J’étais dans la section 30 qui s’occupait d’écologie, de biodiversité, de population et d’évolution…

Il laisse une très grande liberté au chercheur lui donnant la possibilité de travailler un sujet qui n’intéresse et n’intéressera peut-être jamais personne !

Je suis très reconnaissant au CNRS, sans lui je n’aurais jamais pu faire ce que je fais.

Quelle société privée m’aurait autorisé à travailler toute ma vie sur l’hémoglobine de vers marins comme je le souhaitais?

Il y a bien entendu une sélection très sévère, vous passez devant un jury extrêmement sélectif…

Entrer dans ces structures-là est donc un rêve… et pourtant, l’on déchante beaucoup après… Par manque de moyens, chacun se bat pour obtenir « 3 francs, 6 sous »: un chercheur aujourd’hui en France passe plus de temps à chercher de l’argent pour faire sa recherche qu’à chercher effectivement pour sa thématique!»

Quel est le quotidien d’un chercheur au CNRS? Quel était le vôtre?

«Il y a plusieurs phases dans le développement d’un chercheur.

Jeune chercheur, on entre avec un sujet de recherche et il faut « trouver son chemin », il faut faire beaucoup de recherches bibliographiques, de recherches personnelles sur des bases de données, etc.

Une fois que l’on a identifié sa voie, c’est nous qui la déterminons: vient l’expérimentation, beaucoup de manipulations à la paillasse, de rédaction de publications scientifiques…

Mais par la suite –travers de tous les organismes de recherche–, on tombe dans l’administration pure et dure. La rédaction de projets de recherche pour trouver de l’argent et faire « tourner » son laboratoire, son équipe prend beaucoup de temps. Dans mon laboratoire, le soutien de base de l’Etat était de 3000€ par chercheur et par an, quand vous savez qu’une pipette coûte 1500€…

Vous déposez donc des dossiers à l’État, à l’Europe, à la Région, à des fondations, qui analysent ces projets en vue d’un financement… Mais vous ne disposez plus de temps pour faire vous-mêmes de la recherche à la paillasse, réfléchir… l’argent que vous réussissez à obtenir sert à payer les jeunes, thésards, post-doc que vous managez.

Vous rédigez aussi beaucoup d’articles, de communications dans le monde entier…

C’est un aspect intéressant: le « terrain de chasse » du chercheur, c’est le monde. A Roscoff, j’étais ouvert au monde: j’avais des collaborateurs au Japon, aux États-Unis, à Hawaï, au Brésil, etc. Les sciences vous ouvrent immédiatement une fenêtre sur le monde.»

Qu’est-ce qui vous a amené à quitter le CNRS?

«J’en avais rêvé: toutes ces missions océanographiques… j’étais heureux!

Mais quand j’ai fait cette découverte concernant les incroyables propriétés de l’hémoglobine des arénicoles qui était une révolution médicale mondiale, personne n’y croyait…

J’ai été convoqué dans un amphithéâtre à Paris par le club savant « le Club du Globule Rouge », seul à mener cette conférence face à ce parterre de médecins, hématologues sceptiques et critiques, plus leaders les uns que les autres…

A la fin, leur regard avait changé et ils ont avoué rechercher depuis plus de 40 ans un substitut universel tel que je venais de le découvrir avec l’hémoglobine d’arénicoles si nombreux sur les plages en Bretagne!

Mais on m’a alors fait comprendre que ce n’était pas à moi d’aller plus loin. Le fruit de cette découverte devait être confié au monde économique, à un industriel.

J’ai découvert à quel point en France, le schisme est profond entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée, entre ces deux mondes s’élève ce que je qualifie de mur de Berlin. Quand vous étiez au CNRS (cela évolue, on parle de plus en plus d’innovation, de valorisation, etc.), de l’autre côté du mur, c’était le monde privé, le monde un peu « sale » de l’argent, du bénéfice, des marges, avec lequel on a peur d’être « pollué » ou d’être corrompu. Deux mondes séparés qui marchent en parallèle, je n’ai jamais compris pourquoi il n’y avait pas de convergence…

J’étais frustré, en tant que chercheur, je voulais aller jusqu’au bout de ma découverte: j’avais soulevé la pierre, je voulais voir ce qu’il y avait en dessous! Pour moi, c’est aussi ça la beauté de la recherche, un continuum qui ne peut pas s’arrêter simplement à une publication scientifique, si prestigieuse soit la revue.

Cette graine de frustration m’a amené à quitter le CNRS. J’y étais promis à une belle carrière, mais je voulais aller voir ce qu’il se passait de l’autre côté « du mur »…»

Comment êtes-vous arrivé à travailler sur l’arénicole et avez-vous fait cette découverte?

«Je naviguais sur des bateaux et passais deux mois en mer au milieu du Pacifique et de l’Atlantique.

Nous installions notre laboratoire à bord des navires océanographiques comme le Pourquoi Pas?, l’Atalante, le Jean Charcot, l’Atlantis II… et effectuions des plongées tous les jours pour aller chercher des animaux à 4500 mètres au fond de l’océan. Nous faisions alors de l’expérimentation uniquement sur place, ensuite les animaux, les tissus, les molécules, les protéines étaient congelés pour qu’on puisse les ramener à terre. Mais moi, c’est la physiologie qui m’intéressait: travailler sur le vivant, pas seulement la biochimie qui m’obligeait à travailler sur des tissus congelés.

Il me fallait pour cela un organisme de référence… Mon monde, c’était le fond des océans avec les vers marins, or mon laboratoire à Roscoff donnait sur l’aber, avec tous ces tortillons d’arénicoles sur le sable de l’autre côté de ma fenêtre… Je me suis intéressé à ces animaux, à leur respiration, à leur sang: je me suis aperçu qu’ils respiraient uniquement quand ils étaient sous l’eau. Ils prennent l’oxygène dissous de l’eau de mer qu’ils fixent sur leurs molécules d’hémoglobine pendant la marée haute et arrêtent en fait de respirer pendant les 6 heures de la marée basse, vivant sur les réserves de leurs « petites bouteilles d’oxygène » ainsi constituées. Avec le recul, je me dis que je suis allé au bout du monde, mais ce qui était plus intéressant pour la suite de mon histoire était sous mes yeux en Bretagne.

Et je ne peux m’empêcher, ici, de citer la célèbre phrase de Léonard de Vinci: « Regarde vers la nature, c’est là qu’est ton futur »… Mon futur à moi était de l’autre côté de la fenêtre de mon laboratoire, juste sous mes yeux… sur l’estran avec ces millions de turicules que plus personne ne regardait ou ne voyait car trop visibles.

Quand j’ai trouvé cette molécule, j’ai essayé de comprendre comment elle était… Je l’ai « cassée comme on casse un caillou » pour savoir de quoi elle était constituée et j’ai trouvé que chaque chaîne de cette molécule était identique à la nôtre: l’hémoglobine du ver a près de 99,9% d’homologie avec l’hémoglobine humaine, mais en beaucoup plus efficace, avec une capacité à délivrer de l’oxygène 40 fois plus importante!

J’ai donc commencé à la décortiquer, à la décrire, à l’expliquer et à entrevoir d’étonnantes possibilités…

Le chercheur reste souvent isolé dans sa tour d’ivoire, mais la transversalité m’a toujours intéressé: j’ai voulu partager avec des médecins, des transplanteurs, des physiciens… C’est à ce moment-là qu’a eu lieu la rencontre avec le « Club du Globule Rouge ». Echanger avec des spécialistes de domaines complètement différents m’a toujours beaucoup plu…»

Vous souvenez-vous d’un moment où « Eurêka! » vous avez réalisé que vous veniez de faire une grande découverte?

«Non, pas du tout, c’est plutôt une succession de découvertes, le Pr Toulmond me disait: plus tu cherches, plus tu ouvres de portes, avec au fond des couloirs plusieurs autres portes à ouvrir et des salles à aller explorer… toujours une autre porte: c’est quelque chose d’assez infini, en fait!

Mais quand j’ai fait le lien entre ce que les médecins m’avaient dit et ce que j’avais découvert et lu, j’ai commencé à y croire et à ouvrir d’autres portes… Et lorsque j’ai transfusé cette molécule à des animaux de laboratoire, et que j’ai vu un rat  » fonctionner  » avec l’hémoglobine d’arénicole, là je me suis dit, non pas Eurêka… mais  » Waouh  » !

Vous vous dites alors que vous avez découvert quelque chose  » d’énorme « , mais vous êtes tout seul, personne ne vous suit ni ne vous croit…

Pour toute innovation de rupture, il faut compter une quinzaine d’années… c’est long !

Une innovation de rupture passe par trois phases, selon la définition du philosophe allemand Arthur Schopenhauer qui explique comment  » Toute vérité franchit trois étapes. D’abord, elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une forte opposition. Puis, elle est considérée comme ayant toujours été une évidence. « 

Au début, pendant 5 ou 6 ans, personne ne vous croit. Les premières années qui ont suivi la création d’Hemarina ont été très difficiles pour moi: j’étais un illustre idiot qui voulait sauver des gens avec de l’hémoglobine de vers marins! C’était très dur pour mes enfants et tout mon entourage, mais il fallait tenir… Vous, vous êtes solide: vous avez votre conviction, votre passion, mais votre famille est plus fragile, il faut la protéger.

(Je ne sais pas si des personnes qui liront peut-être ces quelques lignes, se reconnaîtront dans ce morceau de mon histoire, vous avez fait beaucoup de peine à ma famille, à mes enfants, mais moi, vous m’avez endurci…)

Seconde phase: si au bout de cinq ans, vous êtes toujours là: vous êtes « dangereux », ils vont vous empêcher d’avancer, vous arrêter par la réglementation. Je me suis « battu » les cinq années suivantes à remplir des formulaires, à faire des « cours » de biologie marine pour expliquer… Quand peu à peu vous parvenez à passer cette réglementation, vient la dernière phase, où les gens vous disent: « On y avait pensé avant toi! ».

On peut établir le parallèle avec la découverte de la Pénicilline par A. Fleming. Il aura fallu près de 20 ans et les blessés de la Seconde Guerre mondiale pour qu’elle soit reconnue. Cette fameuse poudre issue de champignons a sauvé bien des soldats de l’amputation en évitant la gangrène…

Les gens ne veulent pas croire que les champignons, les vers qui sont des organismes « en bas de l’échelle » puissent sauver des vies! Nous sommes entrés dans l’ère de la technologie, il faut que tout soit « tech », « tech » partout!

Mais la nature est une bibliothèque d’innovations! Et Léonard de Vinci avait raison, pour moi c’est exactement ça: je n’ai rien inventé! La sélection naturelle, l’évolution a permis de me faire découvrir cette molécule naturelle.»

Pourquoi avez-vous choisi de rester en Bretagne? Vous avez eu des sollicitations pour vous établir ailleurs, notamment outre-Atlantique, pourquoi la région de Morlaix?

«Je suis toujours venu en Bretagne quand je le pouvais, même très petit. Mes parents m’envoyaient en colonie de vacances par la CAF à Kersidan dans le Finistère sud…

Par la suite, j’y suis revenu, à la station biologique de Roscoff qui appartenait à Sorbonne Université.

Alors, pourquoi une biotech à Morlaix? On m’a en effet proposé d’aller à Boston, à Genève… mais j’étais à Roscoff et habitais Morlaix.

Quand j’ai vu qu’il n’était pas possible de continuer sur l’angle de la recherche fondamentale, au vu des conflits d’intérêts que pouvait potentiellement susciter le fait de vouloir créer une société proche de celle-ci, j’ai choisi de partir… il me fallait donc trouver un point de chute.

Je ne connaissais rien encore à la création d’entreprise, on m’a conseillé de rencontrer Yvon Hervé, le président de Morlaix Communauté. J’ai frappé à sa porte et trouvé là quelqu’un de très humain qui m’a fait confiance, il m’a aidé à m’installer, me proposant la pépinière d’entreprise…

Les élus du territoire de Morlaix, en acteurs humains, ouverts et en dehors de toutes les convictions et idéologies politiques qu’ils peuvent avoir, savent se mobiliser pour une bonne action. Après Yvon Hervé, il y a eu le sénateur Jean-Luc Fichet, Thierry Piriou, et aujourd’hui le Président Jean-Paul Vermot… pour eux, ce n’est pas la politique mais le territoire qui compte ! Ils m’ont tendu la main, je leur suis redevable, je ne veux pas les lâcher!»

Pouvez-vous retracer à grands traits cette aventure d’Hemarina  et ce qu’il en est aujourd’hui?

«Hemarina, vous l’avez bien compris, c’est une épopée, une aventure de 15 années… J’ai l’impression de marcher avec un bâton sur un chemin, il y a des hauts, il y a des bas, mais il faut garder le cap!

Dès le démarrage, depuis que je suis allé sur la plage me demandant « comment ça marche » et que j’ai découvert cette molécule, je suis convaincu au fond de moi-même que de toute façon, c’est une révolution médicale et que rien ne pourra inverser cet état de fait!

Des médecins disent aussi que c’en est une, comme celle de la Pénicilline, mais il faut le temps que cela « percole »! Et nous sommes dans un monde de compétition…

Au début, je n’avais qu’un tout petit bureau dans cette pépinière, il y avait d’autres entreprises partout autour, aujourd’hui, la pépinière c’est Hemarina: 40 personnes, toutes bac +5…

Comme tout « startupper », il a fallu que je trouve des sources de financement. Depuis le CNRS, j’étais habitué à rechercher de l’argent: un patron de laboratoire est un mini chef d’entreprise.

J’ai créé Hemarina en mars 2007, en pleine crise des subprimes. Dans ce contexte difficile, la loi TEPA est votée pour la relance économique et les Bretons créent à Brest le premier réseau de Business Angels. Ils seront par la suite copiés partout en France.

P. Franchet, premier président du Finistère Angels, ayant entendu parler de mon projet, me contacte pour en savoir plus. Quand je lui explique que « mon moteur, c’est sauver des vies », il décide de m’aider et me demande de venir présenter ma société au réseau de Finistère Angels à la CCI de Morlaix.

Je ne connais encore rien du développement pharmaceutique, mais j’apprends sur le terrain, je commence petit à petit à recruter…

Aujourd’hui, c’est une société connue partout à travers le monde. En Malaisie, en Inde, aux USA, au Japon, en Chine… on connaît l’histoire du ver marin! Elle s’est diffusée dans la population, dans le monde scientifique et médical.

Nous avons ouvert des filiales, à Boston, nous avons une société à Cambridge, à Montréal et nous allons en ouvrir une à New Delhi, les Indiens aussi veulent le produit…»

Vous avez des partenariats avec l’US Navy, comment sont-ils nés? Et comment traite-t-on avec l’Armée américaine?

«A l’US Navy, ils sont très pragmatiques et ont des oreilles partout…

Je fais un congrès scientifique en Italie à Parme, il y a des militaires en civil dans la salle. Ils sont très intéressés et me demandent si je peux venir à Washington dans les quinze jours.

Je me rends au Pentagone: nous discutons, nous échangeons sur le protocole, ils ont les finances et vont faire un projet de développement. Ils ont obtenu des super datas avec notre molécule… Par contre, il s’agit d’argent d’État et il est hors de question que ces dollars partent en France, il nous faut donc créer une filiale aux États-Unis. Nous avons aujourd’hui une filiale américaine qui est 100% Hemarina France, sauf que c’est Hemarina US!

Je pensais qu’ils étaient intéressés par la molécule pour les chocs hémorragiques par balles, mais c’est pour les traumatismes: œdèmes et hémorragies cérébrales que provoque l’effet de souffle de l’explosion des bombes sur la boîte crânienne notamment à bord des bateaux militaires. La molécule permet d’oxygéner le cerveau durant la « gold hour », c’est-à-dire une heure dont on dispose pour emmener le militaire à l’arrière et éviter que les neurones ne soient endommagés…

Les essais sur des animaux de laboratoire ont prouvé la grande efficacité du produit, l’article publié par l’US Navy a suscité beaucoup d’enthousiasme.

Toute l’histoire d’Hemarina, c’est comme cela: des rencontres, des discussions, une ouverture…»

Vos découvertes permettent de nouvelles applications dans divers domaines médicaux, quelles en sont les principales?

«Les applications sont multiples mais le principe est toujours le même. On a du mal à comprendre la relation entre un traitement dentaire et une transfusion sanguine: c’est que la molécule est un transporteur d’oxygène universel. Or, 99,9% de la vie sont basés sur l’oxygène. L’oxygène, c’est comme le carburant que vous mettez dans votre voiture. Si vous ne lui en mettez pas, elle va tomber en panne. Si on arrête de respirer… L’oxygène est indispensable à la vie!

Aujourd’hui on s’est aperçu que n’importe quel type de cellule de notre organisme a besoin d’oxygène et on a montré que cette molécule est capable d’oxygéner des cellules, des tissus, des organes ou un organisme dans sa totalité. Une fois que nous avons démontré cela, nous avons développé des applications autour de cette oxygénation à différents niveaux.

La première concerne la préservation des greffons en attente de transplantation.

En attendant la greffe, alors que s’engage une véritable course contre la montre, pendant le transport par exemple, l’organe est placé dans cette solution baptisée HEMO2life où il va être mieux oxygéné. Non seulement le temps de conservation de ce greffon est ainsi allongé mais sa qualité s’en trouve aussi améliorée. 50% des greffes échouent à cause d’une mauvaise conservation du greffon (20% ne sont pas collectés faute de temps et 30% seront rejetés à plus ou moins long terme)…

Nous avons également mis au point des pansements actifs qui augmentent la vitesse de cicatrisation (ils contiennent la molécule d’hémoglobine dans un gel) pour certaines plaies accidentelles ou celles du diabétique… Ce pansement va oxygéner le tissu et éviter jusqu’à l’amputation…

Applications dans le domaine dentaire aussi, pour des maladies parodontales, des problèmes d’implants dentaires, etc., dans le domaine cellulaire, en cancérologie, plus spécifiquement en immunothérapie…

Nous développons également d’autres applications pour trois types de pathologies spécifiques qui nécessitent des transfusions sanguines, en remplaçant uniquement la fonction de transport d’oxygène.

Et plus récemment, nous travaillons sur les AVC et les infarctus du myocarde en relation avec ce que l’on fait pour la Navy. Nous sommes en lien aussi avec Oxford, depuis que Peter Ratcliff, prix Nobel de médecine 2019 pour ses recherches sur le contrôle de l’oxygénation des cellules, m’a contacté souhaitant une collaboration autour de l’axe cancer…

Comme vous le voyez, cette technologie est infinie, parce que toute la vie est basée sur l’oxygène.»

Vous avez reçu un certain nombre de reconnaissances pour vos recherches et découvertes, quelles sont-elles?

«Nous n’allons pas faire une liste à la Prévert!

Plusieurs m’ont marqué, mais celle dont j’ai vraiment été fier au début, c’est la médaille de bronze du CNRS. C’est la première reconnaissance du monde scientifique, je venais d’y entrer…

Après, j’ai eu le grand prix du Sénat en sciences de la vie… Ou encore le Prix de l’Entrepreneur de l’Année de la société EY. Sachant d’où je viens, recevoir sur une grande scène parisienne, le Prix de l’Entrepreneur de l’Année, avec une « standing ovation » des plus grands entrepreneurs de France réunis, m’a aussi beaucoup marqué et touché. Vous vous dites que vous avez creusé votre sillon… Vous avez eu la reconnaissance académique, la reconnaissance économique de ce que vous avez fait.

Il faut en profiter sur le moment, après vous repartez dans votre travail et vous passez à autre chose…

Avec les distinctions de Chevalier de l’Ordre du Mérite Maritime et Chevalier de l’Ordre National du Mérite, sans en faire de la gloriole, vous vous dites que votre pays vous est reconnaissant de ce que vous avez fait pour la société et cela montre que vous êtes sur le bon chemin, un peu comme des phares qui éclairent votre route et vous incitent à la poursuivre…»

En France, l’ANSM (Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé) gère les autorisations de commercialisation des médicaments. Quel est exactement son rôle et quel a été votre « parcours du combattant » pour faire homologuer vos découvertes?

«L’ANSM est la police du médicament, une autorité qui gère les essais cliniques et tous les produits de santé qui arrivent sur le marché.

Nous sommes tombés au moment du scandale des prothèses PIP, ces prothèses mammaires pleines de silicone mises sur le marché par un fraudeur, l’affaire du Médiator aussi, dévoilée par Irène Frachon –pour qui j’ai beaucoup d’estime même si je ne la connais pas personnellement, j’ai suivi son combat– et nous venions, proposant de « soigner avec un ver »! Nous nous sommes retrouvés devant une muraille infranchissable, ce n’était pas le mur de Berlin mais l’Himalaya à franchir!

Le principe de précaution, arrivé jusque dans la Constitution par un texte de loi, est devenu au fil des scandales sanitaires « la précaution par principe », complètement antinomique avec le principe d’innovation responsable… Dire non, permet de ne prendre aucun risque mais conduit à un système d’immobilisme total!

J’ai rencontré des gens qui étaient tétanisés par la peur de se tromper, mais j’ai démontré que je n’étais pas « fou » en faisant valoir mon approche scientifique. La science vous donne plus de crédibilité… Des médecins qui croyaient en nous, nous ont soutenus. J’ai fait des conférences, publié, expliqué, en jouant la transparence avec eux, et ils ont analysé. Nous avons appris à nous connaître, nous leur avons démontré qu’ils pouvaient avoir confiance, que nous étions toujours dans le cadre légal essayant de faire le mieux possible.»

Par jalousie ou par concurrence, vous avez eu des « bâtons dans les roues », encore récemment durant la crise du Covid, qu’en a-t-il été?

«En janvier 2020, un médecin me contacte annonçant une véritable catastrophe avec des milliers de morts en France à cause du manque de respirateurs, des gens que l’on ne pourrait pas intuber, etc.

Sachant que « ma molécule » est un transporteur d’oxygène, il me demande si je veux bien apporter mon aide. J’accepte bien sûr et nous commençons à travailler ensemble: chirurgiens, réanimateurs, ANSM, etc.

Les politiques ne savent que faire, il n’y a pas de décisions sinon celle de mettre tout le monde en confinement. On en revient au pragmatisme: il faut trouver des solutions.

Nous écrivons des protocoles qui sont validés, j’obtiens les autorisations… Mais le 8 avril tombe une dépêche AFP: Essais Covid suspendus. Le lendemain, une « information » circule, relayée par toutes les télévisions du monde: il y a 11 ans, des cochons sont morts à cause d’Hemarina!

J’apprends qu’une lettre anonyme adressée à l’ANSM est à l’origine de cette rumeur calomnieuse.

J’écris des articles, je m’explique dans Paris Match, le Point, l’Express, etc.

Mais le Covid était une bataille, une guerre de sociétés pharmaceutiques, nous étions en pleine période de délation: « Quand on veut vous tuer, on sait comment le faire », c’est terrible!

Aujourd’hui des poursuites judiciaires sont en cours, certaines personnes ont été identifiées et des procédures pénales sont ouvertes mais le mal est fait. Cette lettre anonyme est un acte criminel. Ce n’est pas une simple lettre anonyme: lorsque notre essai a été bloqué par cet acte criminel, il y avait alors 14000 morts en France, au 7 avril 2023 on en est arrivé à 165857… Nous aurions pu essayer de sauver des vies avec la solution que nous proposions…»

Quels sont vos principaux freins et contraintes à l’heure actuelle?

«Depuis le mois d’octobre, nous avons enfin l’autorisation attendue pour l’HEMO2life et les commandes de produit commencent à tomber dans différents hôpitaux…

Nous travaillons maintenant avec les autorités et l’administration sur la question du prix de remboursement. Ce produit a fait ses preuves, son utilisation apporte 13 points de survie supplémentaires au patient greffé après 4 ans de greffe, il devrait être dans tous les centres de transplantation aujourd’hui!

Des hôpitaux le commandent donc, mais c’est du gré à gré, parce que ce sont des personnes qui ont déjà vu les résultats. Mais nous ne sommes pas dans un process globalisé au niveau national. Nous vivons dans un pays exsangue, qui n’ayant plus d’argent, doit choisir entre d’anciens produits qui ne marchent pas et des nouveaux qui marchent bien mais sont un peu plus chers que les anciens qui ne marchent pas…

Ce n’est pas un frein, c’est une autre bataille… J’espère que cela va aboutir vite!»

Comment voyez-vous l’avenir d’Hemarina? L’obtention des homologations devrait-elle décupler votre activité dans les années à venir?

«Une société, c’est un organisme vivant: elle peut mourir, déposer le bilan, être vendue… Elle s’adapte à son environnement, il peut y avoir des contraintes réglementaires, budgétaires, etc.

Je voudrais ancrer la technologie sur la Bretagne et sur Morlaix. Ici, nous sommes dans une pépinière, nous y avons construit plusieurs laboratoires mais j’ai déposé un projet de 19 millions d’euros dans le cadre du plan d’investissement « La France 2030 », inscrit dans la lignée du « Plan Relance France » de 100 milliards d’euros déployé par le gouvernement pour la relance de l’économie post Covid.

Notre projet consiste à implanter sur le territoire une véritable société pharmaceutique, avec un bâtiment tertiaire, des laboratoires, une zone de production pour pouvoir produire dans la région de Morlaix. Je pense que Hemarina a toute l’histoire et la technologie pour devenir une très grosse société pharmaceutique, nous sommes motivés, nous avons les plans, les financeurs… ce serait vraiment dommage que cela ne se fasse pas à Morlaix !

Avez-vous des difficultés pour trouver le personnel qualifié dans votre secteur d’activité en Bretagne?

«Non, les gens s’étonnent que l’on trouve de la compétence à Morlaix, ils croient qu’il faut aller à Paris, Lyon ou Marseille. Nous avons des gens très bien formés sur le territoire et extrêmement performants. Ce personnel qualifié vient aussi d’autres régions de France, Hemarina est très attractif.

Nous avons de bonnes universités également en Bretagne, je travaille avec Rennes et Brest, l’IUT de Quimper. Le problème, c’est qu’il y a peu d’entreprises comme nous qui recrutent. Nous formons des jeunes –avec nos impôts– pour les expatrier malheureusement dans d’autres régions. Même dans la fonction publique il n’y a plus de postes, plus de débouchés. A Roscoff, ils ont très peu de postes de statutaire à recruter, on forme des docteurs mais on ne sait plus les embaucher… A quoi cela sert-il?»

Qu’est-ce que les « biotechnologies »? Comment se situe la Bretagne dans ces « bio tech » en France et dans le monde?

«La biotechnologie, c’est utiliser le vivant pour en faire des produits commerciaux, pas nécessairement des produits finis. La biotechnologie, n’est pas quelque chose de nouveau: la fermentation de la bière et du vin en utilisant des levures, la fabrication du pain, c’est de la biotechnologie!

La Bretagne est la troisième région de France dans ce domaine, le Finistère est le premier département de France en biotechnologie marine.

La Bretagne est très forte dans le domaine agro-alimentaire, le domaine cosmétique (crèmes à base de micro-algues…) et celui de la santé.

Mais le développement de produits dans le domaine utilisant des process biotech demande du temps et des investissements conséquents, des structures et des gens qui croient en vous sur le long terme…»

Vous êtes chercheur, PDG, etc., quelles sont vos autres « casquettes »? Est-ce facile de tout concilier?

«Je suis un passionné et ce qui me plaît, c’est le travail, avancer, créer… Quand je fais quelque chose qui me passionne, je ne « travaille » pas!

Le problème, c’est le temps: il n’y a toujours que 24 heures dans une journée et 7 jours dans une semaine! Je prends rarement des vacances… C’est ma vie, la création, je ne compte pas mon temps.

Je suis président aussi de Biotech Santé Bretagne, une association de plus de 200 adhérents financée par l’État et la Région. Elle a un rôle de catalyseur entre la recherche fondamentale et le privé et réunit donc des monteurs de projets, etc. Je suis également Vice-Président d’Atlanpôle Biothérapie et nommé au conseil de surveillance d’Inserm Transfert.

Je passe ainsi beaucoup de temps bénévole pour le territoire parce que l’on a tous quelque chose à donner… La Bretagne m’a beaucoup aidé, je veux lui donner en retour. Je me suis fait accepter dans la grande famille des Bretons. J’ai même été élu « Breton de l’année » aux victoires de la Bretagne en 2018, ce qui ne manque pas de sel pour un Parisien d’origine! Être Breton aujourd’hui ce n’est pas simplement être né à l’Ouest mais c’est surtout, à mon sens, un état d’esprit.

J’ai passé 3/4 de ma vie en Bretagne et aujourd’hui je me sens « breton pure souche », même si mes enfants, profondément morlaisiens, me taquinent en affirmant qu’eux sont de vrais Bretons et de vrais Morlaisiens mais pas moi!»

Vous êtes aussi « éleveur » en quelque sorte, comment élève-t-on des vers marins ? Votre production actuelle est-elle suffisante ou avez-vous des projets d’extension ?

«Je suis biologiste et physiologiste mais je fais de l’écologie: de l’écophysiologie, il était donc hors de question pour moi d’aller défauner les plages de la Bretagne, hors de question de porter atteinte à l’environnement. J’ai appris avec les vers de l’environnement, j’ai étudié comment ils se reproduisent dans la nature, j’ai beaucoup travaillé sur la zootechnie de ces vers.

Ma priorité étant de ne pas détruire la faune sauvage, il me fallait m’orienter vers la production en aquaculture. J’ai donc voulu monter une ferme aquacole ici à côté de Morlaix. Mais avec la loi littorale, Natura 2000 et bien d’autres normes, cela n’a pas été possible. A la même période, j’ai eu l’opportunité d’acheter une ferme maritime en Vendée, à Noirmoutier: elle avait 100 tonnes de turbots label rouge, mais surtout toutes les autorisations qui m’intéressaient! Je me suis donc retrouvé avec 100 tonnes de poissons à gérer… Je les ai vendus sur quelques années et d’une ferme de poissons, j’ai fait une ferme de vers!

J’ai inventé tous les process, j’ai mis en place une « nursery », un laboratoire où se trouvent les géniteurs récupérés sur la plage… Aujourd’hui, Noirmoutier, c’est « super high-tech »: nous faisons de la fécondation in vitro. A l’intérieur sont les mini aquariums pour les larves; à l’extérieur, nous avons construit de grandes piscines de 450 m² où nous reproduisons la plage avec du sable…

Cette ferme, unique dans le monde, est actuellement en capacité à terme de produire 30 tonnes d’arénicoles à l’année. Pour donner un ordre d’idée: avec 750 kg de vers, nous pouvons transplanter tous les Français qui sont sur liste d’attente… et la production des produits pour nos autres applications ne nécessite pas non plus des tonnes de vers.

Aujourd’hui, nous réfléchissons à ouvrir d’autres sites de production pour pouvoir multiplier le process…»

Vous avez connu des hauts et des bas dans ces années de recherche. Quels sont vos souvenirs les plus marquants?

«Au moment du Covid, vous l’aurez compris, la méchanceté horrible, responsable potentiellement de morts, m’a beaucoup marqué…

Quelque chose d’autre m’a extrêmement marqué: c’est la rencontre avec Jérôme Hamon, une histoire incroyable sur mon chemin…

Cet homme atteint de la neurofibromatose, aussi appelée maladroitement « maladie d’Éléphant man », a dû subir une transplantation totale de la face. Cinq ans plus tard, à cause d’une réaction à un antibiotique qui entraîne un rejet massif, il se trouve dans une situation dramatique dont la seule issue paraît être une seconde greffe, jamais pratiquée sur aucun patient. Le Professeur Lantieri, grand chirurgien plasticien me contacte pour m’expliquer la gravité et l’urgence de la situation. Il se propose de tenter cette première mondiale, mais souhaite pour ce faire disposer de la technologie que j’ai mise au point…

Je n’ai pas encore les autorisations mais lui va se charger des démarches administratives nécessaires.

Le défi est relevé, la transplantation réussit: toutes les télévisions du monde en parlent…

Un jour, je reçois un appel téléphonique de la maman de Jérôme Hamon: « il veut vous dire merci! »… J’en ai pleuré: vous vous trouvez en face d’une personne qui a eu trois visages, en ayant bénéficié de la technologie que vous avez développée. Sa maman vous remercie, il veut serrer la main de tout le personnel d’Hemarina et explique qu’enfant, il a joué sur la plage avec les vers marins…

La vie, c’est des étapes et vous vous dites qu’elle vaut d’être vécue quand quelqu’un vous remercie parce qu’on lui a sauvé la sienne, vous réalisez que vous avez fait quelque chose de la vôtre, ne serait-ce que pour lui… (Et il n’y a pas que lui, on a fait plusieurs centaines de transplantations rénales et d’autres transplantations aussi spectaculaires que celle qu’a subie Jérôme).»

Avec le recul, quelles leçons tirez-vous, et que feriez-vous différemment si vous étiez au début de l’aventure?

«C’est difficile de le dire maintenant, bien sûr que je ferais différemment, je n’y connaissais rien…

Mon parcours a été celui d’un enfant: on apprend à marcher et on tombe. J’ai fait des erreurs, mais qui n’en fait pas?

Au démarrage, vous êtes naïf. J’ai fait trop confiance. Aujourd’hui Hemarina est évaluée comme une « licorne » aux alentours du milliard, la société est valorisée –cela ne me fait rien; pour moi les actions sont des bouts de papier mais elles valent beaucoup d’argent– et cela attire l’attention: des requins, des rapaces tournent autour, j’ai appris à les reconnaître et à m’en méfier.

On apprend sur le chemin en marchant, en tombant, en se faisant mal parfois, mais en se relevant et en évitant de faire deux fois la même erreur… Il ne faut jamais lâcher, il y a tellement de façons de lâcher… Pour moi les quatre mots qui résument cette épopée qui n’est pas près de s’arrêter, c’est : Patience, Persévérance, Résilience et Abnégation!»

Entretien recueilli par Gaëlle LE FLOCH