«Je n’ai pas un message écologiste au sens militant du terme. Mais j’ai appris à l’école de la nature, à l’écoute de la forêt – notamment au pied de Quercus – et de par mon métier, que nous vivons dans un monde d’interactions, et que rien ne se passe donc «en silo», de manière cloisonnée. Tout dépend de tout. Une action sur un sujet, dans un domaine, va avoir des répercussions en chaîne sur beaucoup d’autres. Et c’est ce que nous devons avoir en tête en permanence…», nous a confié M. Tillon.

Cet homme est sans conteste de ces passionnés qui savent faire partager leur enthousiasme, captiver un interlocuteur ou un auditoire sur des sujets qui pourraient le lasser, et même transformer le rébarbatif en émotion, à l’image de son livre récemment paru, mais déjà plusieurs fois réimprimé tant est grand son succès !

«Être un chêne…» en est le titre; mais peut-être est-ce aussi le reflet de la riche personnalité de son auteur ? Car du chêne – de «son» chêne deux fois centenaire, «confident» de ses méditations en forêt de Rambouillet – L. Tillon semble avoir acquis à la fois la solidité et la bienveillance; solidité et profondeur de l’âme, bienveillance et attention d’un caractère ouvert et empathique…

Mais cet enfant d’une cité HLM devenu scientifique et ingénieur forestier à l’ONF, possède également une sensibilité de poète, qui a trouvé au cœur de la nature l’écho profond de ses émotions… Et sans doute est-ce pourquoi il sait si bien la raconter en liant la poésie du flâneur, le regard de l’observateur averti et le discours savant du naturaliste.

De ses immersions forestières, et de l’exercice de son métier, il a aussi retiré une écologie sans idéologie, raisonnée et humaniste, qui œuvre à l’émergence d’un monde où chacun ait sa place, dans le respect de ces subtils équilibres et de ces interactions bénéfiques dont témoignent la complexité et la diversité extraordinaires du vivant, que L. Tillon nous invite sans relâche à découvrir et mieux connaître; pour mieux être.


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis biologiste à l’Office National des Forêts, marié et père d’une petite fille, âgée de 7 ans et demi, qui s’intéresse aussi beaucoup à la nature, mais pas seulement à cela. Nous sommes régulièrement à Paris et elle parvient à bien faire la jonction entre la ville et ses bienfaits – mais également ses méfaits – et la forêt, la nature…

Je suis originaire d’une petite ville de campagne proche de la Beauce, Nogent-le-Roy, pas très loin de la forêt de Rambouillet, où je me rends très souvent.

J’ai grandi dans une petite cité HLM, ayant la grande chance d’aller passer un week-end par mois dans la ferme familiale, dans le Perche, jusqu’au décès de mon grand-père, quand j’avais cinq ans.

Il m’a montré comment on trait une vache à la main, et tant d’autres choses…

Cela a suffi pour alimenter ce goût pour la nature, et a ancré ce besoin de nature au plus profond de mon être !»

Vous racontez dans votre dernier livre «Être un chêne sous l’écorce de Quercus» – qui est en passe de devenir un best-seller ! – que c’est une «rencontre» inopinée avec un chêne deux fois centenaire qui a changé votre destin, à l’adolescence… ?

«La vie dans cette petite cité HLM de mon enfance n’était pas ce que l’on peut parfois entendre des grandes cités en bordure de Paris –elle était assez familiale– mais j’avais un grand besoin d’espace, de liberté, de nature…

Et dès que j’ai eu mon premier VTT, qui me donnait accès à tous types de chemins et de routes, j’ai «pris le large», faisant des randonnées de 80 à 100 kilomètres, en passant aussi par des terrains un peu compliqués où la terre, la glaise, le sable s’accrochent aux roues…

En pleine adolescence, à 14-15 ans, alors que je me cherchais, je roule un jour avec des copains sur un chemin dans un secteur de la forêt de Rambouillet où j’allais assez régulièrement, parce que l’ambiance y est à la fois confinée et très chaleureuse…

Après un passage sableux un peu difficile, alors que mes copains sont partis devant, et que je quitte une petite voûte forestière très sympathique, ma chaîne de vélo saute, sur une zone de terre d’accès facile. Fatigué et un peu exaspéré, je lève les yeux et vois vraiment ce secteur de forêt, je prends conscience de cette ambiance très particulière…

Je me suis senti bien, comme dans un cocon, et une connivence avec ce coin de forêt est née là, celle avec «mon» chêne venant un peu plus tard. J’ai ressenti le besoin d’y revenir dans les mois qui ont suivi. Je m’y arrêtais, parfois 5 minutes, parfois une demi-heure, parfois une heure. Cela me faisait du bien, me permettait de réfléchir sur moi-même, sur ce que je voulais faire…

J’ai pris l’habitude de m’adosser à ce vieux chêne; cela aurait pu être n’importe quel autre arbre, mais ce fut ce chêne-là, et peu à peu la rugosité de son écorce contre mon dos m’a amené à me sentir moi-même tel que j’étais, avec mes côtés plus durs, mes côtés un peu plus tendres, sensible à mes émotions…

Ce chêne m’a aidé à m’enraciner, tout simplement! Comme certains ont besoin d’un animal de compagnie, j’avais besoin de cet arbre en particulier pour m’aider à réfléchir, à avancer dans la vie, à me sentir bien…

Et même encore aujourd’hui, j’y vais de temps en temps !»

Quel a été par la suite votre parcours, et quel est aujourd’hui votre métier à l’Office National des Forêts ?

«Mon poste actuel à l’ONF m’amène à travailler sur l’ensemble des forêts françaises, y compris dans les territoires d’Outre-mer (DOM), où nous gérons des forêts en Guyane, Guadeloupe, Martinique, Réunion, Mayotte, où les enjeux de biodiversité sont très forts…

Mon travail consiste à tout mettre en œuvre pour concilier les différents enjeux relatifs à la forêt – avec mon filtre biodiversité, bien sûr – et donc à aider les gestionnaires forestiers à prendre en compte cet enjeu-là afin que l’on ne perde rien en biodiversité dans la forêt française, voire qu’on contribue à y améliorer celle-ci, et que cette forêt soit un refuge pour elle…

Mon parcours de formation a commencé lors de ces sorties forestières de mon adolescence, où j’ai acquis sur le terrain une sorte de connaissance naturaliste, et un profond attachement à la préservation de la nature et de la biodiversité.

Sans forcément connaître la gestion forestière, dans son domaine humain, j’ai senti dans ma fréquentation de la forêt et par mes lectures, que celle-ci avait un rôle très important pour la conservation de cette biodiversité.

En me liant au milieu naturaliste – qui en veut beaucoup à l’ONF parce qu’il coupe des arbres… – j’ai eu l’envie de rejoindre cet ONF afin d’y travailler autant que possible à la prise en compte de la préservation de la biodiversité…

A mon arrivée à l’Office, cela ne concernait que la forêt domaniale de Rambouillet – qui hébergeait mon fameux chêne ! – mais petit à petit, j’ai mieux compris le travail de mes collègues forestiers, et mes collègues ont mieux compris ce que je pouvais apporter. J’ai en particulier pris conscience de ce qu’on ne pouvait pas avoir une façon de considérer les choses «en silo» : il y a en forêt tellement d’activités utiles et indispensables pour toute la société, toute l’humanité, qu’il m’a fallu me remettre en question. Mes collègues ont vu cette démarche, et chacun a fait un pas vers l’autre… et un poste a fini par être créé à l’ONF au niveau national pour la prise en compte de la faune dans la gestion forestière ; poste qui m’a été proposé…

J’ai donc un rôle de conseil auprès de mes collègues, et un rôle de coordination, d’études, d’inventaires, d’expertises pour mieux comprendre comment fonctionne la forêt, comment les espèces s’associent et s’approprient cette forêt, afin d’aider les collègues à mieux prendre en compte la biodiversité dans leur gestion locale…

Je ne changerais pour rien au monde de métier !»

Vous avez suivi des études universitaires et rédigé une thèse de biologie…

«Oui, mais étant issu d’une cité HLM, j’avais très peu de ressources, et avais donc opté pour des études courtes au départ, en passant un BTS «Gestion et Protection de la Nature», qui m’a permis de rejoindre l’équipe de Rambouillet pour des études de biodiversité très locales.

Puis, parallèlement à mon travail, j’ai repris des études, tout d’abord en valorisant ce que je faisais à Rambouillet par un diplôme de type Master II, que j’ai soutenu en 3 ans, puis en soutenant une thèse en 2015, à l’Ecole doctorale de Toulouse ; thèse que j’ai préparée pendant 9 ans et demi, essentiellement sur mon temps personnel…

Il n’a pas toujours été simple de mener de front études, vie familiale, vie professionnelle très prenante, travaux dans la maison… Mais je ne le regrette pas, car cela m’a ouvert de nouvelles perspectives dans la manière d’appréhender les sujets qui m’intéressaient, et a légitimé encore davantage auprès de mes collègues – et en particulier des cadres de l’ONF – les mesures que je pouvais préconiser…»

Votre précédent ouvrage s’intitulait «Et si on écoutait la nature ?»… Quel message avez-vous voulu adresser ainsi à vos contemporains ?

«Beaucoup de gens ont aujourd’hui perdu des racines et des valeurs que leurs grands-parents et arrière-grands-parents pouvaient mobiliser pour comprendre le milieu naturel. L’arrivée massive de gens des campagnes dans les villes, à la génération passée, a fait perdre à la génération suivante le contact avec la nature…

Je l‘ai constaté en fréquentant beaucoup d’amis de ma femme, qui sont plutôt des urbains, et en travaillant en forêt avec la tenue de l’ONF : je vois des gens qui se sont «perdus», qui ne retrouvent plus leur voiture, venir me demander leur chemin, ou me dire qu’ils n’ont «rien vu», ou me poser beaucoup de questions…

L’objet de ce livre était donc d’aider ces gens à se reconnecter à la nature, par divers moyens, et notamment en s’appropriant le milieu forestier : oser s’y «perdre», sans GPS ou Smartphone, afin de devenir beaucoup plus attentifs à la nature environnante… Et c’est souvent quand on se perd, quand on est hors des chemins où vont la plupart des gens, que l’on fait les observations naturalistes les plus extraordinaires !

Le premier message était donc d’inviter à être plus attentif à la nature que l’on côtoie, qui est là, très présente… Et le second était qu’il existe des raisons d’espérer malgré les messages très négatifs que l’on entend sur l’effondrement de la biodiversité, le réchauffement climatique: c’est vrai, mais il y a aussi des réussites, sur lesquelles on peut s’appuyer pour trouver des solutions…»

Qu’est-ce pour vous que la forêt, les bois, et au-delà, la nature…? Que représentent-ils pour vous ? Et qu’y ressentez-vous ?

«C’est pour moi le bien-être, l’espace «sauvage», et un espace dans lequel je peux être face à moi-même sans difficulté…

Chacun a son histoire personnelle, mais notre société nous place parfois dans un jeu de rôle dans notre contact avec les autres. On peut être vraiment soi-même avec ses amis, mais les technologies modernes – les Facebook, Twitter, Instagram… que je n’ai pas personnellement – favorisent une société de l’image; de l’artificialisation de l’image que l’on renvoie aux autres…

Je ne suis pas comme cela, et je n’arrive pas à fonctionner ainsi. En forêt, au contraire, l’on est beaucoup plus vrai, et même dans la relation aux autres: les gens que l’on croise en se promenant sont plus aptes à y entrer dans une relation simple, vraie… bien plus qu’autour d’un apéritif en ville, à une terrasse de café !

C’est aussi un espace de liberté… et de vie : on y est environné de millions d’êtres vivants à l’hectare. Et cela m’inspire… !»

Etre en forêt, s’y promener est un bienfait, on le sait «scientifiquement» aujourd’hui ; qu’en dit le scientifique que vous êtes ?

«Il y a quelques années, et particulièrement après la crise de 2008, des psychologues et psychiatres se sont mis à inciter les gens à méditer et à sortir en forêt, disant qu’une heure de promenade en forêt est bien plus bénéfique qu’une heure de promenade en ville…

Et les études, notamment japonaises, ont montré qu’au-delà de l‘activité physique bienfaisante, la balade en forêt offre d’autres bienfaits :

au printemps et en été,  les arbres, les feuillages créent une atmosphère rafraîchissante, non seulement par l’ombre qu’ils donnent, mais aussi par la quantité d’eau qu’ils libèrent dans l’air après l’avoir pompée dans le sol pour permettre la photosynthèse. Un seul arbre peut ainsi rejeter jusqu’à 200 litres d’eau par jour…

Deux autres phénomènes ont une influence positive sur nous : pour se défendre contre les agressions multiples qu’ils subissent en permanence de la part d’animaux notamment (chenilles, insectes…) qui se nourrissent de leurs feuilles et de leur bois, les arbres – qui ne peuvent pas fuir – produisent des molécules qui vont les aider à résister : des huiles essentielles, du tanin, des polyphénols, des alcaloïdes, tout un ensemble de phytoncides… qui se diffusent dans l’air ambiant et ont la propriété de renforcer notre propre système immunitaire.

Par exemple, ils renforcent nos lymphocytes NK, dit lymphocytes tueurs, qui sont les premiers sollicités quand nous sommes soumis à un virus, une maladie…

D’autre part, quand une feuille a été abîmée par un insecte, elle émet sur ses bordures de petites impulsions électriques qui favorisent la production de matières qui permettent sa cicatrisation. Ces petites décharges électriques sont relayées par des ions négatifs, qui peuvent s’échapper aussi dans l’air, et que nous pouvons donc respirer… Or, ces ions négatifs ont la particularité de réduire notre cortisol, cette fameuse hormone du stress ! Notre rythme cardio-ventilatoire s’abaisse, et les risques cardio-vasculaires se réduisent…

Tous les vertébrés qui se trouvent en forêt bénéficient de ces précieux bienfaits !»

Forêts d’hier et d’aujourd’hui ne se ressemblent guère ! Et bien des personnes idéalisent la forêt d’autrefois, alors qu’elle a parfois été bien moins belle qu’aujourd’hui… Voudriez-vous retracer, à très grands traits, l’histoire de la forêt française ?

«Les très belles forêts, telles qu’on se les représente généralement, ont peut-être existé avant l’époque gallo-romaine. Mais depuis, l’on a très fortement prélevé le matériau bois en forêt, et à une cadence que l’on n’imagine même pas! La forêt n’a donc cessé de régresser au cours des siècles…

Au XVIe siècle, où François 1er a tenté de réglementer ces prélèvements, en mettant en place un système de garderie royale, qui n’a guère eu les résultats escomptés…

Non seulement on prélevait en forêt le bois de chauffage et de construction, mais on y nourrissait les troupeaux de bétail, les porcs notamment que l’on menait en forêt manger des glands, mais aussi les chèvres, les moutons… Si bien qu’à l’époque de Colbert et de Louis XIV, nos paysages forestiers ressemblaient beaucoup plus à des landes boisées qu’à la forêt telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Il faut aussi savoir que dans les premiers siècles de notre ère, la forêt était habitée: on y trouvait une habitation tous les 300 à 400 mètres. Un massif de 15000 hectares abritait des centaines d’habitations…

Ainsi, à la moitié du 19e siècle, la forêt ne représentait plus que 13% du territoire français !

Une Ecole des Eaux et Forêts a donc été mise sur pied dans le cours du 19e siècle, de même qu’une réglementation renforcée, car l’industrie avait un grand besoin de bois. Le but était de reconstituer la forêt et de bien la gérer…»

Beaucoup imaginent une forêt aujourd’hui en régression dans nos pays d’Europe, à force d’entendre parler de la déforestation en Amazonie ou ailleurs… Qu’en est-il réellement ?

«Aujourd’hui, la forêt française couvre 31% du territoire, contre 13% donc il y a un siècle et demi! Cette surface n’a fait que croître jusqu’au début des années 2000. Depuis, on observe une petite stagnation, qui s’explique par le fait que l’on a volontairement diminué le prélèvement de terres agricoles pour le développement des infrastructures et de l’urbanisation, pour en reporter une petite partie sur la forêt. Mais celle-ci s’accroît cependant par ailleurs, par la disparition d’activités agricoles. La couverture forestière en reste donc aux environs des 31% de la surface nationale.

On ne peut donc pas du tout parler de déforestation en France métropolitaine. Cela a même été l’inverse !

Et il faut aussi savoir que dans les forêts publiques, l’on réduit actuellement la part des plantations de résineux, au profit d’un regain par régénération naturelle de forêt feuillue. Cette dernière représentait 65% de la surface forestière en forêts publiques il y a 25 ans ; on en est à 68% aujourd’hui… Contrairement à ce que l’on entend dire parfois, l’ONF ne reboise donc pas en pratiquant de la plantation à tout-va de résineux !

Mais l’ONF gère moins de 30 % de la forêt française. Le reste est privé…

Les millions de propriétaires forestiers privés font ce qu’ils veulent ; et l’on dit qu’il y a autant de forestiers que de parcelles forestières en France !» 

D’aucuns voudraient aussi laisser la forêt retourner à un «état naturel» idéalisé. Mais quel serait cet état d’une forêt laissée à elle-même ?

«Elle ne ressemblerait pas à ce que beaucoup de gens imaginent !

Cela est souvent réclamé par deux types de public: de «fins connaisseurs», des scientifiques naturalistes d’une part ; et des gens qui s’opposent à toute exploitation du bois en forêt, d’autre part…

Les premiers ont raison en un sens: toute une partie de la biodiversité – et notamment celle qui est indispensable au bon fonctionnement des écosystèmes forestiers – a besoin d’être laissée tranquille à un moment…

Mais c’est pourquoi l’ONF crée chaque année des réserves biologiques où plus aucune activité n’a lieu. Tout y est laissé à destination de la nature, exclusivement. L’on en a créé plusieurs de plus de 2000 hectares ces 15 dernières années, et d’autres plus petites – de 50 à 500 hectares – ailleurs à l’intérieur de massifs forestiers, comme à Rambouillet, où plus de 11% des 14000 hectares de forêts domaniales sont en réserve biologique. Au total, il y a plus de 50000 hectares de réserves biologiques aujourd’hui en France métropolitaine.

Les seconds ne réalisent pas toujours que l’arrêt de toute exploitation du bois changerait drastiquement leur utilisation de la forêt, qui deviendrait impénétrable par endroits, ou dangereuse à parcourir… Beaucoup de gens me disent qu’ils aiment la forêt très claire, où l’on peut voir loin… Mais cette forêt-là n’existe qu’avec l’intervention humaine, l’activité forestière. Elle est «artificielle» en quelque sorte.»

D’autres voudraient empêcher l’abattage du moindre arbre, même quand il présente un danger de chute ou un risque de contagion d’une maladie – cryptogamique ou autre – destructrice de ses «congénères»…

«Ce qui importe dans ce genre de situation, c’est d’assurer la continuité, spatiale et temporelle: renouveler, replanter après avoir dû couper… L’important n’est pas d’être attaché à un arbre – et que ce soit moi qui le dise, pourrait paraître un peu étrange!… – mais l’arbre en lui-même ne compte que dans son environnement. Qu’un arbre tombe à un moment, cela n’a rien d’anormal, ni de grave. On a parfois fait tout ce que l’on pouvait pour «sauver» un arbre, qu’un coup de vent a fini par faire tomber…

En forêt, tout est ainsi en évolution perpétuelle. Rien n’est figé, et il faut se garder d’avoir une vision «fixiste» des choses ; vision qu’on a parfois tendance à avoir concernant la forêt, les arbres…

Or, la forêt va beaucoup évoluer dans les années qui viennent ! Il faut s’y préparer.

De plus, arrêter de couper des arbres, c’est se priver d’une ressource naturelle «durable» – je n’aime pas le mot, qui est galvaudé aujourd’hui – pour la construction, le chauffage, les emballages en carton, qui sont préférables aux matières plastiques…

Il faut donc accepter cette ambivalence entre une envie, un besoin de préserver nos forêts, et la nécessité d’en avoir une utilisation, parcimonieuse, «durable», multifonctionnelle, en conservant des îlots de sénescence, de vieux arbres, supports d’une biodiversité ; des réserves biologiques… Ce sera le gage du maintien à la fois d’une ressource-bois et de la biodiversité dans nos forêts.»

Au siècle de l’écologie, mais aussi d’une société de plus en plus citadine, vous semble-t-il que la relation des Français à la nature se fasse plus concrète, réelle, ou plus virtuelle ?

«L’on remarque que le besoin de nature est particulièrement fort en temps de crise, et il s’est fortement exprimé depuis un an…

En 2008-2009, nous avions constaté une augmentation de 30% de la fréquentation des forêts ! C’était particulièrement vrai chez les cadres, parfois très citadins. 91% d’entre eux sont allés en forêt! Presque tous ont eu besoin de nature…

A l’ONF, nous voyons ce besoin de plus en plus fort… Mais avec une population qui sait de moins en moins comment se comporter dans la nature, comment créer une connivence avec elle: comment aller en forêt en étant plus précautionneux, plus attentif, afin d’en tirer le plus grand bénéfice possible.

Toute une partie de la population est un peu «perdue» dans son contact avec la nature…

Mais, on constate une recherche d’authenticité, qui se fait au contact de la nature.»

La connaissance de la nature vous paraît-elle suffisamment enseignée aux jeunes, en particulier dans les écoles ? Notez-vous des lacunes notamment en ce qui concerne la vie réelle, pratique, de la nature et dans la nature ?

«L’on en est à des «années-lumière» de ce qu’il faudrait faire !… 

Dans les écoles, on bétonne, parce que «la terre, c’est sale»… Dans les grandes villes, beaucoup d’enfants n’ont pratiquement plus aucun contact réel avec la nature. Et même dans les écoles des petites villes de campagne, la petite sortie dans le bois situé à 500 m est pour le moins très compliquée à organiser, tant l’Education Nationale a peur de son ombre !

Or, je crois qu’en ce domaine, c’est un enjeu fondamental pour l’avenir de nos sociétés qui se joue, dans la capacité de l’école à ouvrir ses portes à la nature, quel qu’en soit l’accès : fabriquer des nichoirs, même si on risque de se mettre un coup de marteau sur les doigts… Observer les oiseaux, mettre les mains dans la terre, puis se les laver ensuite, en créant un jardin dans l’école…

Il faut que nous offrions aux enfants toutes les occasions possibles pour s’ouvrir à la nature; c’est une école de la vie… Mais pour l’instant, on en est loin !»

L’ONF doit gérer les forêts domaniales et celles des collectivités territoriales en tenant compte de leurs divers usages et usagers: exploitation du bois, loisirs verts, chasse… N’est-ce pas la «quadrature du cercle» ? 

«C’est effectivement très compliqué! On en demande vraiment beaucoup à l’ONF ; tout et son contraire…

A mon arrivée à l’ONF, un collègue – devenu depuis un très bon ami – m’avait dit: «Tu verras, la gestion forestière, c’est la science du compromis!»

Et c’est vrai, en très grande partie : notre objectif est finalement d’assurer cette continuité spatio-temporelle dont nous avons parlé, pour tous les éléments: biodiversité, exploitation du bois, accueil du public en forêt… C’est un vrai défi, d’autant que nous avons des usagers dont les objectifs s’opposent vraiment. Nous nous retrouvons au milieu, et à chercher des compromis, on finit parfois par mécontenter les uns et les autres!

Nous avons aussi aujourd’hui un rôle que nous n’avions pas il y a 30 ans : on demande à la forêt publique de devenir un refuge pour l’ensemble de la biodiversité, y compris celle dont la forêt n’est pas le biotope naturel, celle des espaces agricoles, par exemple…

C’est ainsi que la plus grande forêt domaniale de France –celle d’Orléans– doit accueillir dans ses parcelles en régénération des busard-St-Martin, qui ne parviennent plus à nicher dans la plaine céréalière de Beauce, dont l’agriculture est aujourd’hui trop industrialisée ! Ailleurs, on demande à la forêt publique de déboiser sur des sites «Natura 2000», pour créer des landes qui ont disparu des zones dédiées à l’agriculture, afin d’y accueillir des espèces devenues rares, comme l’engoulevent d’Europe…»

Et comment assurer à la fois les exigences de rentabilité dans l’exploitation forestière, et le maintien de la biodiversité, aujourd’hui recherchée ?

«C’est toute la difficulté ! D’autant plus que l’ONF n’est que le gestionnaire des forêts domaniales pour l’Etat, qui en est le propriétaire. Si l’Etat nous demande de mettre plus de bois sur le marché, on doit le faire. C’est ce qui se passe depuis plusieurs années, notamment parce que les métiers liés aux forêts et au bois constituent la plus importante filière d’emplois en France…

Si les forêts privées exploitent moins de bois, c’est à l’ONF que l’on demande de compenser pour alimenter ce secteur de 400000 emplois, directs et indirects, tout en maintenant tous les autres objectifs évoqués… Et on lui demande également de parvenir à l’équilibre financier, car ce ne sont pas les impôts qui financent l’ONF… C’est particulièrement difficile !» 

L’ONF a traversé des années de réformes, de «crises» et de conflits internes depuis une vingtaine d’années… Où en est-on aujourd’hui ?

«L’ONF a beaucoup souffert après la tempête de 1999. Le début des années 2000 a été très compliqué, avec un premier plan de restructuration de l’Office, puis d’autres encore… L’on a perdu plus de 4000–4500 personnels en 15-20 ans…

Il y a moins de personnels en forêt, mais pour faire plus puisqu’il faut désormais préparer la forêt à l’enjeu climatique, sans abandonner les autres volets de notre mission.

Et il est vrai que les personnels sont épuisés. Si je prends le service où je suis, nous étions nombreux à y travailler sur la biodiversité; nous ne sommes plus que trois. Je travaille depuis deux ans de 7h à 23h30 cinq jours sur sept, et un peu le week-end… Et ce n’est pas un cas exceptionnel. Cela devient très difficile.

Les «burn-out» se multiplient, avec ensuite des reprises de travail en temps partiel, ce qui ne facilite pas les choses !… »

Comment l’ONF prépare-t-elle la forêt française aux changements climatiques en cours et annoncés? Quelle sera notre forêt de demain ?

«Ceux qui doutent du changement climatique ou n’ont pas la possibilité de le vérifier en allant voir la fonte des glaciers peuvent effectivement venir le constater dans nos forêts de l’Est de la France, notamment…

Les périodes de grandes sécheresses sont de plus en plus fréquentes et affectent profondément ces forêts. Les forêts de hêtres, par exemple, ont besoin de pluies qui se répartissent sur toute l’année. Il ne suffit pas qu’il pleuve beaucoup en hiver. S’il n’y a pas d’humidité atmosphérique et de pluies régulièrement au printemps et en été, les hêtres meurent. Ils résistent à une ou deux années de sécheresse estivale, mais pas plus…

Or, on voit maintenant des forêts de l’Est ou du Centre de la France sur lesquelles il pleut beaucoup moins qu’avant, et où il ne tombe pas une goutte d’eau d’avril à septembre. Les hêtres y sont tous en train de mourir ! Mais aussi des épicéas, plantés dans des endroits qui ne leur étaient pas défavorables à la fin du 19e siècle–début du 20e, mais qui le sont devenus aujourd’hui…

L’on estime qu’à l’échéance 2050-2060, un tiers de nos forêts françaises changeront de visage. C’est demain!

Nous œuvrons donc à plusieurs niveaux : dans certaines forêts fortement impactées, le Plan de relance soutient un peu l’activité forestière en finançant le reboisement d’essences locales plus adaptées. Par exemple, on met du chêne, plus résistant aux températures élevées, dans des secteurs où on trouvait auparavant de l’épicéa et du hêtre…

Une deuxième mesure est de laisser faire la nature : dans les secteurs où les arbres meurent, soit on en profite pour créer des « îlots de sénescence » ou des espaces réservés à la biodiversité, soit on coupe ces arbres et on laisse se faire une régénérescence naturelle avec ce qui pourra pousser – probablement des arbres de qualité bien moindre, dont le bois ne nous permettra pas de faire ce que l’on en fait aujourd’hui, mais tant pis…

Enfin, une troisième mesure est de commencer à tester, sur de très petites surfaces, des essences que l’on fait sortir de leur aire naturelle ; par exemple, planter du chêne vert, méditerranéen, 100-150 kilomètres plus au nord de son aire de distribution naturelle. On plante et on observe… Et si l’essai est concluant, l’on commencera à préparer des secteurs de forêt avec ces essences-là. Le but est d’anticiper le changement climatique.

Et on pense que la forêt méditerranéenne va monter jusqu’au Nord de la vallée du Rhône en cinquante à soixante ans…»

Région agricole et bocagère, la Bretagne possède peu de grands massifs forestiers, mais beaucoup de petits bois, et encore des talus arborés malgré les destructions du remembrement… Comment appréhendez-vous la forêt bretonne et sa «filière-bois» ?

«J’aime la Bretagne. J’y viens souvent à titre personnel, familial, et j’ai eu la grande chance de me trouver plusieurs fois dans des forêts bretonnes, en particulier domaniales…

La forêt bretonne donne, c’est vrai, l’image d’une multitude de petits bois, de boqueteaux, reliés par un réseau de haies très important. Et tout cela est essentiel pour la biodiversité! Il faut absolument que les Bretons mettent tout en œuvre pour les préserver.

Les petits chemins creux sont d’une richesse en biodiversité, qui est absolument essentielle !…

J’ai eu l’occasion de visiter à plusieurs reprises la forêt domaniale de Coat-An-Noz, près de Belle-Isle-en-Terre, et même d’y travailler avec mon ami Guy Le Reste, technicien territorial de l’ONF : une forêt extraordinaire, qui possède une réserve biologique…

Ces forêts domaniales bretonnes, et des massifs privés comme celui de Paimpont, par leur taille, forment des sortes de refuges importants, complémentaires des petits bois, bosquets et haies du bocage…

J’ai travaillé avec Guy Le Reste en forêt de Coatloch, près de Scaër, où nous avons pu mettre en évidence que des espèces très forestières comme le Murin de Bechstein (une chauve-souris) sont extrêmement dépendantes du contexte bocager, car les forêts sont en elles-mêmes trop petites pour assurer leur pérennité. A Coatloch, les Murins de Bechstein utilisent autant les zones bocagères environnantes – en particulier les haies – que la forêt elle-même…

Il est donc indispensable que la Bretagne considère ses forêts dans leur contexte bocager, qui est essentiel à la bonne santé de celles-ci. Ils fonctionnent ensemble.

Et face au changement climatique, je pense que les forêts bretonnes sont peut-être parmi celles qui s’en sortiront le mieux… grâce à la pluviométrie de la région ! Elles continueront probablement à bénéficier d’un arrosage suffisant ; et c’est leur chance.»

La forêt, ce sont aussi ses hôtes «naturels», les animaux – petite et grande faunes – dont vous êtes un spécialiste. Les cervidés ne sont-ils pas devenus les «bêtes noires» des forestiers, en raison de leur récente prolifération ?

«Un peu, c’est vrai !… J’aime aller, à l’approche, au brame du cerf; j’aime observer ces animaux! Mais nous avons eu une phase de gestion des grands animaux qui a contribué à leur prolifération. Les densités de population de cervidés et de sangliers sont devenues intenables pour assurer la régénération forestière dans certains secteurs. Je connais des secteurs forestiers, dans presque toutes les régions de France, où l’on ne trouve plus un seul petit chêne sur des centaines d’hectares de forêt ! Tout est mangé…

Un exemple: un propriétaire forestier privé, voisin de la forêt domaniale de Rambouillet, a une obligation administrative de faire deux chasses de régulation par an. Pendant l’une de ces chasses, un collègue de l’ONF placé dans un coin de cette propriété de 240 hectares, a compté 280 cervidés sortant du bois, en dix minutes! Cela devient presque de l’élevage ! C’est cette concentration – l’effet de troupeau – qui est catastrophique pour la forêt… Et nous avons le même problème avec les sangliers, qui réduisent terriblement la diversité floristique, et celle de tous les vertébrés qui sont au sol. Nous constatons aujourd’hui cette perte de biodiversité due aux surpopulations de grands animaux dans les secteurs forestiers…»

Il y aurait actuellement quelque 580 loups en France… Leur expansion relativement récente a été régulière… Ils semblent «se cantonner» pour le moment essentiellement dans l’Est de la France… Pensez-vous qu’il puisse y en avoir d’ores et déjà quelques-uns en Bretagne ? Et peut-on envisager, dans un avenir proche, d’assister à leur réinstallation dans notre contrée ?

«Le loup est présent en Normandie depuis 2019, ayant probablement traversé la région parisienne par l’arc boisé du sud, alors qu’en 2018 il était présent à l’Est de Paris. Il a donc fait 400 à 500 kilomètres en un été…

Compte tenu de ce que nous savons des capacités de l’espèce, il n’y a aucun doute que le loup puisse arriver sans problème en Bretagne à n’importe quel moment aujourd’hui !

Il n’y aurait rien de surprenant à apprendre ce printemps ou cet été qu’il y a du loup dans les Côtes-d’Armor ou le Finistère…»

Le loup, malgré les peurs et les fantasmes du passé, peut-il être considéré comme un hôte souhaitable ?

«Pour nous, forestiers, sa présence n’est pas négative: c’est un prédateur qui fait partie des équilibres naturels, et qui a la particularité de s’attaquer prioritairement aux animaux malades. Il peut donc jouer un rôle important de limitation des épizooties – comme la peste porcine qui arrive dans les forêts du nord-est de la France – et de régulation face à la surdensité d’herbivores que nous avons en forêt.

On a vu, par exemple, la kératoconjonctivite être réduite parmi les chamois depuis l’expansion du loup dans les Alpes…

Le loup contribue au bon fonctionnement de l’écosystème.»

Le retour de l’ours dans les Pyrénées a ses partisans et ses opposants, les uns et les autres déterminés ! Comment jugez-vous les arguments des uns et des autres ?

«C’est un problème relativement proche de celui du loup, mais avec des effectifs beaucoup plus faibles, et une dynamique de population qui ne sera jamais celle du loup.

L’ours est une espèce emblématique, qui était présente dans toutes nos campagnes jusque dans le courant du 18e siècle, alors qu’il n’est plus aujourd’hui présent que dans les Pyrénées.

La difficulté est de parvenir à concilier la présence de l’homme et du «sauvage» ; et le défi pour l’homme est de réussir à s’approprier les espaces naturels que sont les alpages, en intégrant pleinement toute la diversité qui s’y trouve.

La disparition du loup a permis des facilités: d’immenses troupeaux de moutons en liberté dans la montagne ; un modèle économique qui se fonde sur cette facilité, avec des intermédiaires relativement nombreux… Et pour les bergers la difficulté de parvenir à concilier la gestion de leurs troupeaux – parfois nécessairement grands pour que leur activité soit rentable – et le risque que représente la présence du «sauvage».

L’ours a toute sa place, mais il est confronté à une société humaine qui n’accepte plus une concurrence du «sauvage» qu’elle considère déloyale… 

Ne faudrait-il pas réviser notre manière d’appréhender les choses, et par exemple accepter de payer un peu plus cher notre gigot d’agneau afin de permettre à nos bergers d’avoir un revenu décent, tout en gérant des mesures de protection de leurs troupeaux, plutôt que d’acheter moins cher du gigot d’agneau importé de Nouvelle-Zélande, et qui a donc fait le tour de la planète ?…»

Les enfants sont naturellement amis des animaux et vont vers eux, domestiques ou sauvages, sans crainte… Quels conseils donneriez-vous aux parents quant aux relations enfant-animal ?

«La nature, l’animal, apportent quelque chose à l’être humain. On y trouve une sorte de bienveillance, de chaleur, de douceur…

Ce n’est pas un hasard si les centres équestres ont vu leur fréquentation augmenter fortement après le déconfinement du printemps dernier!

Mais le rapport à l’animal sauvage ne peut pas être le même qu’à l’animal domestique… on ne va pas vers l’animal sauvage comme on va vers l’animal domestique. Il faut apprendre aux enfants à être sensibles à l’animal sauvage dans son milieu naturel. A l’observer dans ses comportements… 

Certains oiseaux sont très faciles à observer – tels les rouges-gorges, les mésanges… – et ils le sont d’autant plus si on amène les enfants à fabriquer des «hôtels à insectes», des nichoirs, de petits habitats… Le contact avec la nature peut déjà commencer par cela!

Puis, lors de balades en forêt, on peut apprendre à repérer les traces au sol, à identifier l’animal qui les a laissées, à savoir ce qu’il faisait…

On entre là dans un jeu d’enquête infini et absolument fabuleux pour l’enfant!»

A un enfant qui aimerait consacrer une partie de sa vie à la protection et au développement de la nature, que conseilleriez-vous ? Quelles études entreprendre ? Quels métiers choisir ?

«Tout dépend de ce qu’il recherche: est-ce le contact avec l’animal, auquel cas il faut qu’il se dirige vers les écoles vétérinaires, les métiers liés aux centres équestres, et bien d’autres…

Vis-à-vis de la faune sauvage, il existe aussi beaucoup de formations, soit de type BTS, soit universitaires ou écoles d’ingénieurs.

L’un des bons moyens pour aller à la découverte de ces métiers proches de la nature est de fréquenter les associations naturalistes, qui proposent généralement beaucoup de sorties-nature, où on rencontre des gens qui font ces métiers, des passionnés, des spécialistes…»

Votre thèse de Doctorat, et votre sujet de prédilection, concernent les chauves-souris… Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser tout particulièrement à ces mal-aimées des humains, et à devenir chiroptérologue ?

«La curiosité a fait que je me suis intéressé à tous les aspects de la nature. Et j’aime l’observer. J’ai donc réalisé des inventaires sur les reptiles, les amphibiens, un peu les insectes… Je m’intéresse aux fourmis – qui sont des animaux extraordinaires et mystérieux – aux plantes, aux arbres…

Parmi tous les animaux que j’ai approchés, il y a effectivement les chauves-souris. Et ces animaux-là, c’est un peu comme la potion magique d’Obélix: quand vous commencez à vous y intéresser, vous tombez dedans et vous ne pouvez plus en sortir !

Ce sont des animaux de très petite taille, mais qui possèdent des capacités physiques, physiologiques, biologiques inégalées dans le monde animal. Elles nous surprennent toujours! On pourrait citer beaucoup d’exemples, mais prenons celui de leur sonar d’écholocation, ou écho-sonar: nous n’avons rien inventé avec les radars les plus sophistiqués de nos avions et sous-marins…

Leur système d’écho-sonar est tellement performant que certaines espèces de chauves-souris peuvent distinguer entre des chenilles de papillons de nuit noctuelles et des chenilles de papillons de nuit géomètres, afin de choisir ainsi leur repas!… Et cela, uniquement grâce à l’écho acoustique de leurs cris, qu’elles reçoivent par leurs oreilles… C’est tout simplement extraordinaire !

Elles ont un mode de vie social, vivant en colonies, qui leur permet de mettre en place des nurseries. Chez le fameux Murin de Bechstein, qui pèse 10 grammes, les femelles qui ne se reproduisent pas restent dans le gîte garder les juvéniles pendant le temps où les femelles qui allaitent sortent chasser, rapidement… Elles ont mis en place des crèches !

Récemment, l’on a découvert le gène qui explique la longévité des chauves-souris, dont certaines espèces – comme le Grand Rhinolophe, très présent en Bretagne – vivent plus de 40 ans. C’est aussi un gène anti-cancer. Or, aucune chauve-souris ne développe de cancer, malgré les pollutions, les contraintes de l’environnement…»

Parmi tous les maux dont on les accuse, quelles sont les idées fausses et les incriminations portées à tort à leur encontre ?

«Elles sont toutes fausses! Ce sont des animaux qui ne nous apportent quasiment que des bénéfices. Elles sont parmi les meilleurs alliés de l’homme. Dans nos pays, elles sont toutes insectivores.

La Pipistrelle commune, qui pèse 5g et peut vivre dans nos habitations, sous les toits, derrière les volets…, peut manger entre 600 et 1000 moustiques par nuit. Le bénéfice est évident pour l’homme, particulièrement quand on voit monter le moustique-tigre, porteur du chikungunya, du zika…!

A peu près tout ce qu’on peut dire sur ces animaux est faux: «elles s’accrochent aux cheveux», «elles sucent le sang»…

Sur les 1250 espèces de chauves-souris existant au monde – dont 35 en France – seules trois espèces sont hématophages, dont deux ne le sont que sur les passereaux et les insectes. Une seule se nourrit du sang des mammifères, dont l’homme, à l’occasion mais assez rarement. Et elle vit uniquement en Amérique du Sud dans certaines zones de forêts et d’élevage.

Quant à leur réputation de «porte-malheur»… Eh bien ! Je les fréquente depuis longtemps et je suis très heureux dans la vie!

Si leur présence en nombre dans certaines habitations pose quelque désagrément, il suffit d’appeler un spécialiste, qui vous indiquera comment faire pour réguler ces dérangements potentiels. Toutes nos espèces de chauves-souris sont protégées…»

Les soupçons dont elles sont parfois l’objet quant à l’origine de la pandémie du Coronavirus-Covid 19 ne vont pas améliorer leur triste réputation ?

«Les ongulés, les rongeurs, les oiseaux sont porteurs de beaucoup plus de virus que les chauves-souris, mais la particularité de celles-ci, phylogénétiquement parlant, est de ne pas être très éloignées des primates. Elles sont donc susceptibles d’héberger des virus qui peuvent muter et passer vers l’homme à un moment…

On en a eu des exemples, en Australie avec «Hendra», qui est passé par les chevaux; en Afrique avec Ebola; en Asie avec le SRAS, le MERS, qui sont tous des coronavirus…

Mais toutes les enquêtes menées ont démontré, dans tous les cas, que ces virus se sont trouvés anormalement en situation de muter et de passer vers l’homme, parce que l’impact des activités humaines sur le milieu de vie de ces espèces en Asie ou en Afrique a créé un tel stress qu’elles ont eu une déficience immunologique favorisant le développement de ces virus, et sans doute des mutations permettant le passage à d’autres espèces…»

On dit leurs effectifs en forte diminution, et certaines de leurs espèces menacées. A quoi est-ce dû ? Que pouvons-nous faire, chacun d’entre nous, pour protéger et favoriser leur développement ?

«Elles sont effectivement presque toutes en forte diminution, pour diverses raisons, mais avec des notes d’espoir, comme pour le Grand Rhinolophe, dont les effectifs remontent en France depuis un peu plus de dix ans. Et ceux des Murins à oreilles échancrées suivent une courbe proche…

L’on a été très attentifs à protéger leurs gîtes majeurs, estivaux (certains bâtiments), et hivernaux (des grottes…), ce qui a eu un effet immédiat. S’est ajoutée à cela la création de haies et d’espaces protégés… Et tout cela a été très efficace!

Les chauves-souris sont très sensibles à la dégradation de leur habitat : des actions telles que la coupe des haies, l’abattage de tous les vieux arbres en forêt les impactent énormément. Mais aussi les traitements du bétail avec les produits qui contaminent les insectes, puis leurs prédateurs que sont les chauves-souris. De même pour les pesticides, les insecticides…

Il y a un gros travail à faire de ce côté-là ; et dans des domaines aussi différents que la rénovation énergétique de bâtiments : il faut laisser des espaces – des «nichoirs» – dédiés à ces espèces, car l’on détruit actuellement beaucoup de gîtes à chauves-souris…

Enfin, il faut dire que le développement des éoliennes est catastrophique pour certaines espèces de chauves-souris, en particulier la Noctule commune, qui a vu ses effectifs réduits de 88% en 13 ans en France: elle est en train de disparaître, principalement à cause de l’éolien !…»

Les forêts bretonnes – mais également nos campagnes, en abritent-elles des sous-espèces rares ?

«Non, mais le Grand Rhinolophe, donc, est un peu l’espèce phare de la Bretagne. Et le Grand Murin s’y porte aussi très bien.  Deux associations bretonnes mènent des études approfondies sur les chauves-souris: le Groupe Mammalogique Breton et Bretagne Vivante. Ils ont d’excellents scientifiques et naturalistes qui réalisent un grand travail de fond pour la préservation de ces espèces. Si le Grand Rhinolophe va mieux, c’est en grande partie grâce à eux!

Et ce travail, ces résultats ont valeur d’exemple, et sont porteurs d’espoir pour d’autres espèces… La Bretagne est là en tête de pont. Bravo!»

Les confinements successifs ont eu un impact semble-t-il très positif sur la faune ; en quoi et pourquoi ces «étonnantes» conséquences ?

«Le confinement a été très positif… Puis le déconfinement très négatif !

Le confinement a limité les dérangements partout, et les animaux ont pu nicher, s’installer et se reproduire partout en toute tranquillité. Ils ont réinvesti des espaces où ils n’allaient plus, ou peu. J’ai vu une chevrette qui avait mis bas à 30 m d’un chemin…

Mais le déconfinement a ramené partout des promeneurs très légitimement avides de plein air, de nature, de liberté, à la mi-mai, au moment où la reproduction de beaucoup d’espèces était en cours…

Des espèces ont vu leur effort de reproduction être anéanti en deux jours, le week-end du déconfinement… Et l’on a hélas aussi vu des comportements inhabituels, et inadmissibles, dans des réserves biologiques en forêt…

L’on mesurera malheureusement peut-être ce printemps les effets dévastateurs de cette période de mai dernier, sur certaines populations animales… On a peut-être perdu de la biodiversité sur certains sites.

J’invite donc tous ceux qui vont aller cette année en forêt à être très attentifs et très précautionneux.»

Vous êtes sans doute plus écologue qu’écologiste, et votre écologie semble raisonnée et non idéologique… Quelle parole souhaitez-vous porter à tous en ce domaine ? Quelle est votre «philosophie de la vie» ?

«Je n’ai pas un message écologiste au sens militant du terme. Mais j’ai appris à l’école de la nature, à l’écoute de la forêt – notamment au pied de Quercus – et de par mon métier, que nous vivons dans un monde d’interactions, et que rien ne se passe donc « en silo », de manière cloisonnée. Tout dépend de tout. Une action sur un sujet, dans un domaine, va avoir des répercussions en chaîne sur beaucoup d’autres. Et c’est ce que nous devons avoir en tête en permanence.

J’aurais donc deux messages : 

allez en forêt, en pleine nature et «posez-vous» ; prenez le temps de tout observer, et vous verrez ces interactions multiples; des compétitions et les entraides…

Ces relations positives dans le milieu naturel doivent être source d’inspiration pour nos sociétés humaines, pour nos activités, pour notre vie quotidienne. Il nous faudrait savoir prendre des mesures, avoir des politiques qui s’harmonisent entre elles, qui tiennent comptent les unes des autres.

Et allez en forêt, dans la nature… car au contact de celles-ci, il se crée au fond de soi un petit quelque chose qui entraîne un attachement à la nature, et amorce un petit changement dans sa façon de concevoir la relation à celle-ci, dans la manière de consommer, de vivre, sur lequel on peut s’appuyer pour bâtir une société qui soit bien plus attentive aux enjeux actuels de la biodiversité.»