Soudain, une profonde émotion l’étreint. Parmi les sans-abri de Honolulu, sur le sort desquels elle est venue faire un reportage photographique en ce jour de 2012, un homme attire son regard. Vêtu de quelques misérables haillons, d’une maigreur extrême, le regard fixe, il semble totalement étranger à ce qui se passe autour de lui. Pendant quelques secondes, elle le regarde intensément, puis, bouleversée, elle essaie d’attirer son attention : «Papa, lui dit-elle, Papa !» Mais son appel reste sans réponse ! 

Diana Kim n’a que 5 ans lorsque son père quitte le foyer familial, et à part quelques rencontres sporadiques durant les toutes premières années après la séparation de ses parents, elle ne l’a plus revu. Son père était photographe professionnel dans l’Île de Oahu, la troisième île, par sa taille, de l’archipel d’Hawaï, et c’est lui qui, très tôt, lui a donné le goût du travail de photographe.

«Je sais ce que cela veut dire d’être abandonnée et oubliée…»

Le départ du père crée un grand vide dans sa vie. Plus tard, sa mère part vivre avec un autre homme, abandonnant à son tour la jeune fille, qui se retrouve bien seule. Parfois, elle loge chez des membres de sa famille ou chez des amis, parfois c’est dans un parc public qu’elle trouve un abri.

Mais Diana s’accroche et, plus tard, elle devient photographe elle-même, tout en poursuivant des études de droit. Elle se marie. Depuis qu’elle était toute petite, elle priait souvent Dieu de pouvoir fonder un foyer stable, être entourée d’une famille affectueuse pour oublier une enfance difficile et une jeunesse tourmentée.

En 2003, elle commence une longue série de reportages photographiques parmi des personnes en difficulté, notamment les sans-abri, ceux qui ont perdu le contact avec leurs proches et qui alors souvent s’enfoncent dans la misère. 

«Je sens, dit-elle, que je peux comprendre leur souffrance… Je sais ce que cela veut dire d’être abandonnée et oubliée… Lorsque je rencontre des sans abris, je vois en eux mon passé, je ressens leur douleur et leur frustration, leurs joies simples et leurs espoirs, je ressens ce qu’ils ressentent au fond de leurs cœurs.»

Cela faisait des années qu’elle n’avait plus vu son père lorsque, un jour, elle apprend par sa grand-mère paternelle qu’il est malade, qu’il souffre d’une maladie mentale, une forme sévère de schizophrénie, qu’il a été chassé de son logement par des voisins qui ne le supportaient plus et qu’il se retrouve dans la rue sans ressources. Elle apprend aussi qu’il ne veut pas se faire soigner, qu’il refuse tout traitement médical. A partir de ce moment, elle multiplie ses reportages photographiques parmi les rejetés de la société. 

«Ma chair, mon sang… et pourtant un étranger pour moi !»  

Et c’est là qu’un jour, à Honolulu, elle découvre soudain cet homme dans une grande misère, debout à un coin de rue. Malgré les longues années qui la séparent de leur dernière rencontre, malgré l’état physique délabré, malgré sa déchéance morale, malgré son regard sans vie, elle le reconnaît : aucun doute, c’est son père !

Elle s’approche de quelques pas, hésite, inquiète, puis trouve le courage de l’appeler. Il ne réagit pas. Elle fait encore quelques pas et finit par lui tapoter doucement l’épaule, en appelant encore: «Papa!». Toujours aucune réaction ! 

Elle a espéré cette rencontre, mais le choc est quand même terrible. «Ma chair, mon sang, s’écrie-t-elle, et pourtant un étranger pour moi !»

Elle reste tout près de lui, essaie encore et encore d’attirer son attention, mais c’est peine perdue. A une femme qui lui dit que ce n’est pas la peine de s’occuper de cet homme, qu’il se tient là tous les jours comme cela depuis longtemps, elle a envie de hurler sa douleur, lui crier en face : «C’est mon père !», mais elle se retient, réalisant que cela ne sert à rien de se fâcher et répond seulement: «Il faut que j’essaie !»

Et à partir de ce moment, elle continue, jour après jour, à aller le voir, elle lui apporte à manger, elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour combler le vide insupportable qui les sépare. Malgré l’absence de réaction, elle garde l’espoir, même lorsque, parfois, il lui tourne délibérément le dos pour s’en aller. Quelques membres de sa famille et quelques amis la soutiennent dans ses efforts, alors que d’autres, plus nombreux, lui disent de le laisser dans sa misère. Mais tout en se souvenant de tout le mal que son père lui a causé en quittant le foyer, elle a décidé de pardonner et de tout faire pour l’aider.

«Son regard avait repris vie…»

Désormais, son père devient aussi l’objet n° 1 de son reportage photographique. Elle le découvre autant, ou peut-être même davantage, à travers l’objectif de son appareil photo que dans leurs rencontres face à face. D’une certaine manière, c’est plus facile de gérer cette situation compliquée en photographe professionnelle.

Pendant un an et demi, elle persévère ainsi. «Je ne peux pas compter tous les moments où j’étais assise à côté de lui dans la rue, me demandant quel serait son avenir. Je me tenais juste là, assise et je priais doucement pour qu’un miracle se produise et pour qu’il accepte de se faire soigner.» 

Puis, un jour, en octobre 2014, elle apprend par un appel téléphonique que son père a été terrassé par une crise cardiaque dans la rue et transporté d’urgence à l’hôpital. Il y a déjà passé plusieurs semaines avant qu’on ait pu trouver la trace de sa famille. 

Diana se précipite à son chevet et découvre alors avec stupéfaction et un soulagement immense que le miracle qu’elle a demandé est en train de se produire. Finalement, la crise cardiaque a sauvé son père. Dans son lit d’hôpital, il a retrouvé sa dignité humaine. Lui qui avait refusé tous les soins, tous les médicaments, qui a refusé même de se laver, repose là, tout propre. Il reçoit enfin les soins nécessaires, aussi bien pour son cœur que pour sa schizophrénie. 

Quand Diana entre dans sa chambre, il la reconnaît, il l’appelle par son nom.

Et c’est là, à l’hôpital que tous les deux vont enfin réussir à retrouver le contact. Petit à petit, jour après jour, sa santé s’améliore. Lentement, il reprend le contrôle de sa vie. Lorsqu’il quitte l’hôpital, il est déjà un autre homme. 

«Son regard avait repris vie…, raconte Diana… il me souriait, m’embrassait. C’était comme voir quelqu’un revenir à la vie : un miracle !»

Pour Diana, c’est un cadeau magnifique, inespéré. 

«Aussi longtemps que nous sommes en vie dans ce monde, conclut-elle son témoignage, chaque jour est une opportunité à saisir, une «seconde chance» ! Il n’y a pas d’échec sinon si tu abandonnes le combat. Mon père ne l’a pas abandonné, moi non plus !»