«En voyant ces lumières qui s’éloignent derrière le bateau, je sens mon cœur chavirer. Là-bas, sur la Côte d’Azur, une foule joyeuse et insouciante fête l’arrivée du printemps. Un indicible désespoir m’étreint. Je me sens abandonné de tous, détaché de mon pays.»

C’est par ces mots que Jean Failler, l’auteur bien connu de la série à succès Mary Lester et fondateur des éditions du Palémon, raconte son départ pour la guerre d’Algérie à bord d’un vieux paquebot en compagnie de 5000 autres appelés… Il nous livre un récit poignant de ses deux années de service militaire dans le second volume de son autobiographie : « Le petit Quimpérois s’en va en guerre ».

Le 26 février 1960, il fête ses vingt ans et doit se soumettre, quelques jours plus tard, aux obligations militaires. Il est incorporé au 3/22e RIMa à Nantes. «Ce commencement fut aussi la fin d’une jeunesse joyeuse et insouciante et les jours qui suivirent ce 26 février 1960 furent le commencement d’un long cauchemar.»

Avec humour et des accents parfois pathétiques, Jean Failler fait revivre l’ambiance pesante des «classes» où les nouveaux appelés sont soumis à l’arbitraire de certains sous-officiers…

Il est affecté ensuite à un centre de formation professionnel à Fontenay-le-Comte, en Vendée, où des bergers kabyles doivent apprendre à vivre à la française avant de devenir éventuellement des soldats. Il croque une série de portraits hauts en couleur, notamment de l’adjudant Morvan («il a deux plaisirs essentiels dans la vie, boire ses six litres de pinard par jour et exercer sadiquement son pouvoir de nuisance sur les malheureux qui sont sous sa coupe»)…

Maniant la verdeur de l’argot militaire, Jean Failler raconte ses démêlés avec cet adjudant mais aussi les liens et l’esprit de corps qui se créent avec ses camarades…

Un cadre magnifique mais terriblement propice aux embuscades

Mais, trop vite arrive le moment tant redouté du départ pour l’Algérie, pour «une opération de maintien de l’ordre» selon la terminologie officielle, et où plus de 1 300 000 appelés se succéderont dans une guerre qui ne dit pas son nom, contre un ennemi insaisissable.

Avant de monter dans le bateau, on leur remet une plaque qui ne devra plus les quitter, sur laquelle est gravé leur numéro matricule. «Désormais, nous ne sommes plus des êtres humains avec un nom, un prénom, une famille […] mais un numéro».

C’est en Petite Kabylie, à Tizi N’Béchar, que Jean Failler et ses camarades sont affectés. Le cadre grandiose des gorges de Kherrata est hélas l’un des pires endroits, particulièrement propice aux embuscades avec ses vallées encaissées et ses cimes couvertes de cèdres…

Lors de leur première sortie, les «bleus» découvrent les veilles de nuit, tourmentés par la peur et le froid, puis les marches épuisantes sous le cagnard… Les caractères se révèlent dans cet univers clos, sous tension permanente.

C’est Mario Campello, «un si bon camarade», très adroit au tir, qui se transforme en «un tireur froid qui exécute des hommes sans la moindre hésitation, sans l’ombre d’un regret». C’est Youen Drézen, un robuste paysan bigouden, qui aide une femme du village à accoucher comme on fait vêler une vache, parce que l’aspirant médecin s’est évanoui. C’est Joseph Lépicier, professeur dans le civil et infirmier à l’armée, qui ira jusqu’à relancer l’école locale et qui périra au pied de son tableau noir sous le poignard d’un adolescent…

Cruel dilemme : faut-il tuer pour ne pas être tué ?

Cette guerre le met face à un terrible dilemme: faut-il tuer pour ne pas être tué? Quand l’occasion se présentera, il repensera au «chant de Marsala», que chantait souvent son grand-père et qui raconte l’histoire d’un conscrit qui tue un soldat en Sicile et qui en reste marqué: «Ah, que maudite soit la guerre, qui fait faire de ces coups-là». Et le «petit Quimpérois» pourra au moins se dire qu’il n’a tué personne lors de cette guerre.

Si Jean Failler a eu la vie sauve, c’est, terrible ironie, grâce au décès de sa jeune sœur… Sa permission le ramènera en France après deux ans sous les drapeaux. La plupart de ses camarades laissés au camp de Tizi N’Béchar périront quelques jours plus tard dans une embuscade.

Il en est revenu, oui, mais avec des souvenirs qui continueront longtemps à le hanter: ses copains morts là-bas, «ces bons garçons sacrifiés pour RIEN», les civils pris «entre deux feux dans une vendetta qui ne s’éteindra qu’avec le dernier combattant» et subissant d’horribles massacres… Son commandant lui fait remarquer un jour: «Tu es un sentimental…» et ajoute: «C’est une belle qualité que cette guerre, qui nous déshumanise, nous fait oublier».

Depuis 1997, la conscription n’existe heureusement plus en France: ce témoignage émouvant de Jean Failler nous rappelle les drames qui sont nés de l’enrôlement contraint de toute une génération… Espérons que jamais ce temps ne revienne pour notre pays !

Olof Alexandersson