«20 000 tonnes de mâchefer ont été enfouies à Kervoazou sous la décharge actuelle… Le site est pollué pour un siècle au moins… Mais mon but, c’est de protéger la nature, l’eau, que ce soit ici ou ailleurs.
On détruit la nature et on pollue toujours plus. On constate les dégâts et on laisse faire… C’est inhumain !» nous a confié Yves Le Bras.

Le regard bleu acier de ce jeune octogénaire possède une vivacité et une intensité qui annoncent une inébranlable détermination et une grande densité humaine… Tout autant que la fugitive lueur amusée – voire malicieuse – qui le traverse de temps à autre trahit un humour «pince-sans-rire», voire parfois un rien grinçant quand les mots se font désabusés.

Yves Le Bras est sans conteste un personnage !… Que les Carhaisiens connaissent bien ; et pour cause : ses bientôt 50 ans de lutte d’une rare opiniâtreté pour la sauvegarde du site de Kervoazou ont été jalonnés de moments forts – de «coups d’éclats» même – qui ont retenti dans la presse locale, et régionale parfois…

Ponctué de regards entendus et de mimiques complices, le propos, souvent elliptique, raconte le combat farouche d’un homme qui a su résister à tout – de l’opposition frontale ou sournoise au sarcasme et à l’hostilité – mais surtout au découragement: «Lâcher ?… Jamais !» semble être la devise de ce combattant que l’on croirait habité par l’esprit d’un Robin des Bois des temps modernes, épris de justice et d’exigence de vérité…

Car au-delà de la lutte pour Kervoazou et pour l’environnement, c’est finalement un refus de toutes les injustices qui anime Yves Le Bras… Le combat d’une vie que «Regard d’Espérance» a voulu ce mois retracer avec lui, outre son amour pour la nature, la terre, les campagnes et le cheval breton…

Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis né à Treffrin, le 30 mars 1939, dans une famille de cinq enfants, deux frères et trois sœurs… A l’âge de 5 ans et jusqu’à mes 9 ans j’ai été scolarisé à l’école communale de Treffrin, puis à l’école St-Trémeur de Carhaix.

Après le BEPC, obtenant de bons résultats, j’aurais dû continuer mes études, mais mes parents ont voulu que je reste travailler avec eux sur la ferme de Coat Cliviou, en Treffrin, qu’ils venaient de reprendre…

J’ai donc travaillé dans la ferme familiale, de 16 à 24 ans, avec une interruption pour le service militaire: 28 mois, dont 14 mois en Algérie… Une jeunesse volée, dans une guerre perdue d’avance, par la faute de gouvernants qui ont fait de mauvais choix, pour défendre des intérêts financiers au lieu de suivre les recommandations de Pierre MendèsFrance, qui demandait de procéder de la même façon qu’on l’avait fait pour la Tunisie et le Maroc. Au lieu de partager, on a tout perdu ; et surtout la vie de quelque 30000 jeunes…

En Algérie, j’étais maréchal des logis, chef de poste et radio, affecté à la circulation routière, à 4 km de Sétif et de la base d’Ain Arnat.

Après l’armée, j’ai travaillé pendant 6 mois  dans une coopérative agricole privée à Kerauzern, puis au Remembrement pendant deux ans et demi, à Plounévézel, Plouyé, Maël-Carhaix, St-Nicolas-du-Pélem, et surtout Carnoët, où j’ai pu faire en sorte que l’on travaille différemment : en réunissant tout le monde à la mairie, village par village, pour discuter des découpages équitablement, dans une bonne entente… Sinon, certains membres des commissions communales chargées de procéder aux échanges des terres, se servaient souvent les premiers, et cela créait de gros problèmes, comme j’ai pu le voir à Trébrivan, à Kergloff…

A la suite de cela, voyant aussi que le remembrement aboutissait à la destruction de trop de talus, et de chemins, j’ai trouvé un emploi au Crédit Mutuel de Bretagne, à Callac pendant un an et demi, puis à Carhaix. J’y ai travaillé pendant 25 ans.

Entretemps, le partage de la ferme de mes parents à Coat Cliviou ayant eu lieu, j’ai eu quelques hectares de terre, dont ma femme s’est occupée principalement, et nous avons ensuite racheté à la famille le reste des terres pour reconstituer la ferme…

Et aujourd’hui, en retraite, j’essaie de continuer, à «dépanner» la famille et les voisins ici et là, à aider mon fils Christian qui a repris l’exploitation il y a plus de dix ans…

Nous avons un autre fils, qui habite Rennes.»

Carhaisiens et habitants de notre contrée vous connaissent particulièrement pour le persévérant combat que vous menez depuis plusieurs décennies afin de défendre l’environnement dans le secteur de Kervoazou, où se trouvait autrefois la décharge publique de Carhaix, et où a été implantée la déchetterie… Quand et pourquoi vous êtes-vous lancé dans cette lutte, à l’origine ?

«C’est en construisant notre maison ici, en 1971, que je me suis rendu compte de la présence toute proche de la décharge, dans une zone inconstructible, au-dessus d’une nappe phréatique, et de la pollution qu’elle provoquait…

J’avais alors rencontré le maire, Jean Rohou. Les documents signés notaient que cette décharge n’était là que pour dix ans. Je me suis battu pour que cette période limite soit confirmée. Un décret du 21 septembre 1977 a ordonné la fermeture du site… Tout était écrit, et inclus dans les documents de la CLIS (Commission Locale d’Information et de Surveillance ; aujourd’hui «Comité de Suivi du Site») mais rien n’a été fait. Le préfet de l’époque a passé outre…

C’est ce genre de choses, souvent répétées, qui explique mon combat depuis l’origine, et qui fait que je ne lâcherai jamais !»

Que représentent pour vous ces terres, et pourquoi vous tiennent-elles tant à cœur ?

«Ce sont les terres de la famille… Mais mon but, c’est de protéger la nature, l’eau, que ce soit ici ou ailleurs. On détruit la nature et on pollue toujours plus. On constate les dégâts et on laisse faire… C’est inhumain !»

Quelles constatations précises vous ont amené à réagir dès 1971, et jusqu’à aujourd’hui ?

«D’abord la pollution évidente! Un exemple : 20000 tonnes de mâchefer ont été enfouies sous la décharge actuelle… Le site est pollué pour un siècle au moins. Il n’y a plus aucune trace de vie dans le ruisseau sur presque 3 kilomètres…

Les analyses de l’eau à la station d’épuration se focalisent sur les pesticides et les nitrates… Mais qu’en est-il des «métaux lourds», qui ne sont pas filtrés?

Un autre exemple : l’étude épidémiologique que nous avions commencé à faire avec Yvon Bercot, l’ancien maire de Treffrin, sur les cas de cancers répertoriés dans la zone de l’usine d’incinération a ensuite été élargie à l’ensemble de la commune par l’ARS  (Agence Régionale de Santé), ce qui a faussé les résultats…

De même, le cheptel qui a été décimé par la pollution: trois troupeaux qui ont disparu. Ne reste que celui de mon fils… L’usine produit environ 50 tonnes de rejets par an, qui contiennent des dioxines, des PCB, de l’arsenic, des métaux lourds (etc.) – la liste est longue – qui retombent sur le sol et s’accumulent.  Le bétail emmagasine tout cela et s’empoisonne, dépérit…

A l’époque où nous avions notre ferme, il nous est arrivé de perdre 7 veaux la même année, et des poulains… J’ai vu des bêtes «crever» dans les champs. J’ai vu une bête de 32 mois, qui aurait dû peser 500 à 600 kilos, ne plus en faire que 140. Elle n’avait plus que la peau et les os…

Je pourrais continuer longtemps. Mais je raconte une anecdote pour montrer ce à quoi nous avons assez souvent fait face : en 1984, à la veille d’une visite officielle du Service Contentieux du Ministère de l’Environnement sur le site de l’usine de broyage, le bassin de décantation de la décharge débordait… Le soir, je reçois un appel téléphonique d’une personne qui me signale une activité bizarre sur les lieux: c’étaient trois camions-citernes de 30000 litres qui avaient été envoyés sur place pour tenter de vidanger le bassin…

Nous avons fait bloquer les camions, avec constat d’huissier… Pour quel résultat ensuite ? Aucun !

Et des faits semblables, je pourrais vous en citer beaucoup ; des rapports enterrés, des obstructions, des manœuvres destinées à «noyer le poisson»… On se bat contre des murs !

C’est malheureux; c’est révoltant et scandaleux… 

On fait aujourd’hui des analyses sur les lichens du site et des abords, mais il faudrait aussi en faire sur les terres, les fourrages, les bêtes du cheptel – car les rejets de cheminées ne sont pas toujours directs – et les faire réaliser par des organismes indépendants.

Mais pour moi, ce sont toutes les usines d’incinération qu’il faudrait arrêter. Car c’est le principe en lui-même qui est mauvais: brûler des mélanges de toutes sortes de matières produit des rejets toxiques dont le «cocktail» est dangereux pour la santé…

Et même si on me dit que les filtres limitent désormais les rejets, c’est l’accumulation au fil des années qui est le problème.

Mais il faudrait aussi alors réduire nos déchets, et les limiter à des matières que la nature peut absorber sans problème et «recycler» naturellement…»

Vous n’avez cessé d’entreprendre démarches et actions pour alerter, inciter à agir, réclamer des mesures de protection… Voudriez-vous rappeler les principales étapes de ce long et âpre combat ?

«Il y en aurait pour des heures !

C’est donc en 1967 que la décharge est ouverte pour la commune de Carhaix-Plouguer à Kervoazou, pour dix ans…

En 1977, le décret de loi prévoyant sa fermeture – dont nous avons parlé – n’est pas appliqué…

Précisons que dès 1981, nous avons constitué un Comité de défense du site de Kervoazou.

En 1983, vu la montagne de déchets, on installe sur le site une usine de broyage, qui permet d’entasser toujours plus de déchets…

En 1984, suite à la visite officielle du site par le Service Contentieux du Ministère de l’Environnement, il est conclu que l’on ne peut installer une décharge sur une zone marécageuse… Constat sans suite…

En 1986, j’ai fait une grève de la faim de six jours, dont trois jours sans boire… J’ai ici la lettre du maire et président du SIRCOB de l’époque promettant que l’on changera de site dès qu’il sera à saturation… On sait la suite !

En 1992 est donné un permis de construire pour une usine d’incinération sur une zone classée inconstructible ! Nous avons attaqué cette décision… résultat, en 1993, le POS (Plan d’Occupation des Sols) classe Kervoazou zone industrielle ! Puis la Chambre d’Agriculture n’étant pas d’accord, la zone est déclassée en 1998 et reclassée «Agricole et Industrielle» : du jamais vu !

Et je pourrais rallonger la liste, jusqu’au récent tracé du «Réseau de Chaleur» entre la déchetterie et l’usine Synutra, non reconnu aux hypothèques…

Tout cela, c’est pour moi, depuis 1971, une multitude de démarches, de courriers, de dossiers, de déplacements, de réunions, d’actions sur le terrain – visites, occupations de sites, blocages, grève de la faim… – d’actions en justice, de procès… Je ne compte plus ! Dans nos actions, nous avons été jusqu’au Conseil d’état !»

Vous y avez consacré votre vie – ou du moins, une grande part de celle-ci ; quels sentiments cet engagement opiniâtre vous laisse-t-il aujourd’hui, après bientôt 50 ans d’actions multiples ?

«Beaucoup de déception… Mais surtout celle de voir que l’état ne remplit pas son rôle, ne fait pas son travail, quel que soit le bord politique au pouvoir. C’est déplorable.»

Cependant, en Breton obstiné, vous avez persévéré ! Où puisiez-vous cette force et cette détermination ?

«Je ne sais pas… Peut-être parce qu’en voyant combien je dérange et combien certains m’en veulent, je dois avoir raison ! J’ai sans doute le tort d’avoir raison… Mais c’est le terrain qui me donne raison.

Et c’est aussi le sort des bêtes qui m’a poussé à continuer; le sort des gens et des bêtes… Mais les gens, eux, peuvent savoir et se défendre s’ils le veulent; les bêtes non. J’avais parfois envie de pleurer en voyant des bêtes dépérir…

Et puis, l’adversité renforce ma détermination, me rend têtu. Chaque fois qu’on a cherché à «m’abattre», cela m’a donné une énergie et une force nouvelles !»

Quelles satisfactions, au contraire, vous laisse cette entreprise de longue haleine ?

«Le fait que, petit à petit, à la fin, beaucoup de gens aient reconnu que je n’avais pas tort de mener ce combat-là, que j’allais dans le bon sens…»

Votre famille a-t-elle partagé votre idéal, vos entreprises, même aussi extrêmes que votre «grève de la faim» ? En a-t-elle souffert ?

«Au début, on m’a parfois conseillé d’arrêter, car il faut le dire, la famille avait aussi des ennuis à cause de toutes ces actions…

Puis, en voyant que les faits me donnaient raison, l’on a conclu que nous ne pouvions plus abandonner la lutte.

Mais il y en a eu des pressions! Et des moqueries, des agressions verbales… Parfois, on oserait à peine sortir de chez soi. Mais il faut faire face, et ne jamais céder quand on sait que l’on a raison; non pas penser que l’on a raison, mais en être sûr…

Ceci dit, des amis ont renoncé à continuer le combat devant les pressions, les ennuis, les menaces parfois, que l’on subit. 

Il m’est arrivé deux ou trois fois de voir les gendarmes venir me chercher, à la ferme ou ailleurs, comme cette fois où les pupitres de l’usine de broyage avaient été cassés à la masse… On soupçonnait bien sûr l’opposant à l’usine! Mais casser n’est pas mon genre, et j’ai répondu tranquillement aux questions des gendarmes, en leur disant aussi de bien faire leur enquête…

Une autre fois, on s’est fait «embarquer» à sept par les gendarmes, sur une fausse accusation…

Et vous savez, quand on en arrive à des interventions auprès de la préfecture ou du Ministère de l’Environnement, à des procès (etc.), il faut «avoir le cœur bien accroché» pour ne pas «mettre les pouces» au bout d’un temps…

A un moment, j’ai eu contre moi le personnel de la déchetterie.  Puis ils ont compris que ce n’était pas contre eux, ni contre leur travail – mais aussi pour eux – que je me battais…

Une fois, ce sont des syndicalistes et des gens de la DDE qui sont venus sur un de mes blocages de route… Ils sont repartis après cinq minutes d’explications «très franches».

Rions un peu: aujourd’hui, quand je passe visiter l’usine d’incinération et la déchetterie, même les bufflonnes qui broutent là ne me disent rien. Elles se contentent de me regarder !…

Mais on comprend que tout le monde ne soit pas prêt à avoir des ennuis, ni à payer de sa propre poche – et j’en ai dépensé de mon argent ! – pour se battre, prendre des «coups»… et voir les dossiers être enterrés !»

Ce combat a-t-il rencontré auprès de la population locale l’écho que vous attendiez ou espériez ? Vous êtes-vous senti compris ?

«Au début non, pas du tout… Après, oui, de plus en plus…»

Les préoccupations environnementales aujourd’hui de plus en plus fortes ne sont-elles  pas venues justifier votre engagement finalement précurseur ?

«Si! Les gens se rendent compte aujourd’hui des dangers de la pollution, même si les effets de ce qui s’est passé à Kervoazou ne seront vraiment visibles que dans 20 ou 30 ans, comme ce sera le cas pour des accidents comme celui de Lubrizol à Rouen…

Mais le problème principal, c’est que là comme ailleurs, ce sont les intérêts financiers qui priment et dictent leur loi, plus que les préoccupations pour la santé de la population !

C’est là, je le redis, que l’état et les politiques ne remplissent pas leur rôle…»

Si vous vous trouviez comme autrefois, tout au début de l’action à entreprendre, choisiriez-vous de mener le même combat ? 

«Oui! Parce que c’est la santé humaine et animale qui est en jeu. Je ne lâcherai jamais!»

Quelles leçons avez-vous tirées ?

«Dans certaines actions, si c’était à refaire, je serais plus intransigeant et plus vigilant, pour suivre l’affaire jusqu’au bout, ne pas me contenter d’avoir des papiers officiels, une signature, une assurance verbale ou écrite, mais rester sur le terrain jusqu’à ce que la mesure promise ou décidée soit appliquée effectivement, sous mes yeux… parce que je me suis trop souvent fait avoir par de belles promesses ou de beaux papiers, que personne n’a ensuite respectés !

J’aurais dû, par exemple, attaquer en Justice dès que le décret de fermeture de la décharge n’a pas été mis en œuvre en 1977…»

Que reste-t-il, après tant d’années, de vos espoirs, de votre espérance ? Votre idéal de justice, de liberté a-t-il résisté face aux dures réalités ? Et croyez-vous possible de changer les situations et le cours des choses par l’action revendicatrice ?

«Oui, si on parvient à entraîner assez de monde à notre suite. Et si nos élus veulent bien comprendre et suivre également. C’est souvent là qu’est le problème…»

Agriculteur, vous avez cultivé ces terres situées sur les communes de Carhaix et de Treffrin pendant des années, et connu l’extraordinaire évolution du monde agricole depuis «l’Après-guerre»… Avec le recul, quels aspects vous en paraissent les plus marquants ?

«D’abord l’évolution du matériel. Dans mon enfance, il fallait encore tout faire à la main. J’ai biné les betteraves dans les champs, travaillé avec la charrue à main que l’on devait retourner au bout du champ… J’ai gardé les vaches, participé à la fenaison, aux moissons, chargé le fumier à la fourche, fait les fagots… tout à la main.

Même quand nous sommes venus en 1955, sur la ferme de Coat Cliviou, nous n’avions pas encore de tracteur. Il est arrivé en 1957… De même, je n’ai pas connu l’électricité à la maison avant l’âge de 16 ans, pas de téléphone, pas de sanitaires intérieurs, pas de routes goudronnées, ni de moyen de locomotion autre que le vélo…

Avant-guerre, il y avait surtout des petites fermes de 10 à 15 hectares, pour des familles nombreuses, de 5 à 6 enfants, où tout le monde participait aux travaux…

Puis, avec le progrès, tout a changé vite, très vite… presque trop vite.

Les machines sont arrivées: j’avais vu couper les céréales à la faux, puis les faucheuses tirées par les chevaux sont arrivées, puis quelques années après, les petites moissonneuses tractées, puis les automotrices… Et maintenant, vous en avez qui ont 10 mètres de largeur de coupe !

A une époque, vous achetiez une machine, et 3 ans après elle était déjà dépassée, périmée. Il fallait en acheter une plus moderne et plus performante…»

De la vie et des travaux agricoles dans ces campagnes d’hier, que peut-on aujourd’hui regretter ?…

«La vie était plus dure, mais elle était plus familiale, plus conviviale. On travaillait beaucoup ensemble, les fenaisons, les moissons étaient suivies du petit fest-noz le soir ; même chose quand on «tuait le cochon»…

Les gens dans les campagnes se connaissaient, se voyaient, s’arrêtaient pour discuter… Avec «le progrès» c’est tout juste aujourd’hui si on se salue en passant chacun dans sa voiture, son tracteur… On est devenu des étrangers les uns pour les autres ! Est-ce cela le progrès ? C’est triste.

Nous sommes aussi dans un monde où on veut tout avoir tout de suite. On a poussé les gens à vouloir toujours plus. Et les agriculteurs veulent voir toujours plus grand, agrandir leur terre, et l’on en arrive presque à se battre pour un bout de champ !…

Je regrette aussi l’agriculture d’alors, qui était respectueuse de la nature. Un exemple: tous les neuf ans, il fallait élaguer les arbres et si on en abattait un, il fallait en replanter un autre. Les talus devaient être entretenus, et les règles étaient très précises…

Toute la campagne était entretenue. Les fonds de vallées qui retournent aujourd’hui à la friche et au marécage étaient en prairie. Les rivières, les ruisseaux pouvaient circuler librement. Aujourd’hui ils s’envasent…»

Quels aspects de cette existence ne regrettez-vous pas du tout ?

«Essentiellement la vie un peu dure, comme je l’ai dit, sans aucune commodité… Avant-guerre et dans les années cinquante, les paysans et les campagnes étaient les oubliés!

En rentrant de l’école, je faisais mes devoirs à la lueur de la lampe à pétrole…»

Le «monde agricole» est en grande difficulté, y compris morale comme l’ont à nouveau montré les manifestations récentes… Quel est votre regard sur cette douloureuse situation ?

«Tout tombe aujourd’hui sur les paysans… Mais ils ont été poussés à avancer presque à marche forcée! Après la guerre, on a poussé les agriculteurs à produire toujours plus, jusqu’à la surproduction. Résultat: l’agriculture et les paysans vont mal. Et au rythme où vont les choses, peut-être n’aurons-nous bientôt plus de paysans en France… C’est fou!

Même pour la pollution, on tape sur les paysans. Il y a bien sûr eu des erreurs de faites, mais prenons l’exemple des «algues vertes»: on met tout sur le compte des nitrates, donc des engrais… Mais on ne veut pas regarder du côté des phosphates qui sortent des égouts des villes! Et là, il y aurait beaucoup à dire sur cette pollution-là, qui va directement à la mer…

On parle beaucoup, et avec raison, des pesticides. Mais qui les a autorisés et donnés aux paysans, qui en sont les premières victimes? C’est comme pour les autorisations de mise sur le marché de médicaments dangereux… voir l’affaire Servier, et d’autres!

Autre chose: avec les accords internationaux qui viennent d’être passés, nos agriculteurs ne pourront bientôt plus rien vendre. Les prix vont encore baisser. Et pourquoi faire venir d’ailleurs des produits agricoles dont la qualité n’est pas garantie, voire qui sont dangereux pour la santé, alors que la France – et la Bretagne en ce qui la concerne– peuvent s’auto-suffire ?!

Dans ce domaine, il faudrait aussi parler des «centrales d’achat»: il n’aurait jamais fallu tolérer ce système qui étrangle les producteurs. Ou alors, il aurait fallu que nos coopératives agricoles – qui nous ont «vendus» – créent leurs propres centrales de vente !

Aujourd’hui, les producteurs n’ont plus aucune garantie de prix pour leurs récoltes. Tout est calculé par des trusts, ce qui est inacceptable. Ce sont plus les lobbies industriels et financiers qui nous gouvernent aujourd’hui… 

Un jour, dans les années 70, un ancien pharmacien de Carhaix m’avait dit ces mots, qu’il faut retenir:

«Yves, rappelle-toi, tu verras: le paysan restera toujours le serf de la société, chargé de nourrir la population.»  C’est toujours vrai !»

Une autre évolution de l’agriculture était-elle possible dans les années 1950 et par la suite ?

«Oui. Il aurait fallu pouvoir aller moins vite dans l’évolution, la penser davantage et à long terme. On a trop détruit; trop de talus –il fallait aménager les champs, certes, mais pas tout casser–; trop de petites fermes…

La course au «toujours plus grand» a été catastrophique: porcheries, stabulations, poulaillers toujours plus grands… Il aurait fallu subordonner cela à la surface des terres de chaque exploitation.»

L’agriculture biologique, l’agriculture dite «raisonnée» sont désormais mises en évidence et prônées… Sont-elles, à vos yeux, l’avenir de l’agriculture ?

«Partiellement. On ne peut pas tout changer du jour au lendemain. Il n’y a plus assez de gens, de personnel, dans les campagnes pour revenir à une agriculture manuelle. Et les rendements nécessaires pour nourrir l’ensemble de la population mondiale ne seront pas au rendez-vous…

Il existe des produits phytosanitaires moins dangereux que ceux utilisés aujourd’hui. Le premier «Round Up» était beaucoup moins nocif, mais pour augmenter son efficacité contre certaines mauvaises herbes, on y a ajouté du «2,4-D», proche du napalm, qui éradique tout… 

Pourquoi avoir autorisé cela ?

Il faut revenir à des choses naturelles, mais petit à petit, sinon on tuera notre agriculture.»

Vous vous êtes également toujours intéressé au cheval breton, en avez élevé vous-même, et continuez à entretenir cette passion… D’où vous est-elle venue ?

«J’ai travaillé avec les chevaux dans le passé, et même si je n’ai pas été très porté sur cela, parce que c’était un travail pénible, il m’en est resté quelque chose…

Mais ce sont surtout les fistons qui se sont passionnés pour le cheval breton. Nous avions acheté une belle jument – «Bretagne» – qui a remporté un premier prix à Paris. Tout est parti de là…

L’on s’est dit qu’on en prendrait bien 4 ou 5. Et il y a eu 4 poulains cette année, 6 l’an dernier sur la ferme de mon fils… Il a donc maintenant une douzaine, ou plus, de chevaux.»

Qu’est-ce pour vous que le cheval, et le cheval breton en particulier ?

«Ce sont des bêtes sympathiques, intelligentes… Quand je vais voir mes pièges à taupe le matin, elles m’appellent et viennent causer avec moi! Quand j’étais à la ferme, les poulains me suivaient partout. On pouvait tout leur apprendre…

Et c’est la même chose avec les veaux dans les champs : les bêtes, il faut leur parler. Un mot et elles comprennent…»

Quelles qualités spécifiques lui reconnaissez-vous ?

«Sa force et sa robustesse, pour le travail… Sa docilité, son obéissance, son écoute des ordres qu’on lui donne.»

Après avoir connu un inquiétant déclin, les effectifs du cheptel remontent, semble-t-il, et les utilisations de ce cheval se multiplient de même… Quelles sont-elles actuellement ?

«Il est surtout utilisé pour les loisirs, l’attelage…

Et ici ou là pour le débardage en forêt, pour quelques travaux particuliers en ville ou dans les champs, mais quand j’étais jeune, c’est 5 ou 6 chevaux que nous avions à la ferme. Nous en attelions 2, et parfois 3, à la charrue…»

Quel avenir voyez-vous au «Postier» et au «Trait» bretons ?

«C’est surtout grâce aux Japonais que leur élevage se développe… Mais là, c’est principalement pour la viande de boucherie chevaline, une consommation qui n’est pas vraiment dans les habitudes ici, où le cheval est un animal domestique. Pour beaucoup de gens, manger du cheval serait presque comme manger du chien ou du chat !…»

Votre fils Christian Le Bras est dans notre région – et avec quelques autres passionnés de la «jeune» génération, tels Erwan Peuron – l’une des chevilles ouvrières de l’élevage du cheval breton dans le Poher : vous lui avez transmis la flamme… et le flambeau ?

«Fils et petits-fils s’y sont lancés à fond! On les a aidés un peu au départ, mais ce sont eux qui sont partis loin devant maintenant…»