«Ce que j’aime le plus en Bretagne et chez les Bretons, c’est leur art de bien vivre ensemble, la convivialité, la relation humaine. Même s’il y a parfois des affrontements, il n’y a pas de méchanceté. Le Breton est bâtisseur, il est curieux, il est ouvert, il est fidèle… Le Breton est généralement travailleur, et j’aime la valeur travail…»

Qui à Carhaix ne connaît James Affari ? Son « éternel » sourire, sa gentillesse spontanée, son amour du dialogue, du partage, de la convivialité…

Ceux qui le connaissent au-delà de cette bonne humeur amicale, savent aussi son sens du travail, et les solides valeurs humaines qui fondent sa vie et ses actions.

Ce «vieux Carhaisien» est de ces Bretons de cœur et d’âme qui, venus d’ailleurs, ont choisi de s’enraciner en Bretagne.

Arrivé du Maroc en Penn Ar Bed à l’âge de cinq ans, puis devenu citoyen résolu et actif de Carhaix voici bientôt 44 ans – après avoir eu, dit-il, «le coup de foudre» pour le Kreiz Breizh et notre ville – ce maître d’hôtel de métier, y a été une cheville ouvrière du commerce, et avec son épouse Marcelline, un acteur inventif et entreprenant dans son domaine des arts de la table et du comptoir.

En témoigne leur Brasserie marocaine, ancrée contre vents et marées à deux pas de la mairie…

C’est avec son inaltérable sympathie que James Affari a bien voulu revenir pour «Regard d’Espérance» sur le périple de sa vie et de ses entreprises, partager ses réflexions sur l’évolution de Carhaix et du Centre-Bretagne, le commerce local, le développement et l’avenir de cette contrée…

Sans jamais se départir de son optimisme raisonné, de sa bienveillance, et de son maître-mot: «de l’humain» ; «de l’humain encore et toujours, en toutes choses !»


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«Je suis né à Casablanca en 1959. Mon premier prénom est Abderamane, James étant celui par lequel je suis connu. Mais il vient en fait du surnom qui m’avait été donné quand j’étais petit: Cheims, qui signifie «soleil» en marocain. Cela s’est transformé en James par la suite…

Je suis marié à Marcelline, originaire de Plouyé, née à Carhaix, et carhaisienne. Je suis moi-même arrivé à Carhaix en fin d’année 1978.

Nous avons trois enfants, qui sont carhaisiens. Notre fils est né en 1982, et nos filles en 1986 et 1990. Ils ont été scolarisés ici, à Carhaix, à Treffrin… Ils travaillent aujourd’hui à Paris, Rennes et près de Genève.

J’ai suivi une formation dans l’hôtellerie. J’étais en fait maître d’hôtel, et suis d’ailleurs arrivé à Carhaix pour effectuer un remplacement alors que je travaillais comme maître d’hôtel au Brittany à Roscoff…

J’aime la lecture, et j’aime la marche, que je pratique beaucoup. Je suis curieux. J’aime découvrir. J’aime les documentaires, en particulier sur la nature… Et depuis un temps, j’essaie de réapprendre le plus possible sur la culture marocaine.»

Votre famille a quitté Casablanca, au Maroc, quand vous étiez enfant pour venir vivre en France… L’adaptation a-t-elle été facile ?

«Oui… L’histoire familiale est celle-ci: à l’époque la France avait besoin d’immigrés pour reconstruire, après la Guerre 39-45. On allait alors chercher des ouvriers dans leurs pays d’origine.

Mon père était un ancien berger, qui avait déjà quitté la campagne, près de Safi – connue pour ses poteries – pour aller vers Casablanca où il est devenu commerçant…

Un de ses amis était déjà venu en France. Mon père a été recruté sur place, au Maroc, par son employeur – les contrats étaient souvent signés sur place à l’époque – et il est donc arrivé en France pour travailler comme maçon, à Pau, puis à Bordeaux, Bayonne…

Puis, il est donc venu à Brest où, après trois ou quatre ans, un rapprochement familial a pu avoir lieu. Et c’est comme cela que je suis arrivé en France.

J’ai quelques souvenirs de ces tout débuts en France, mais j’étais très jeune, et ce sont donc surtout quelques «flashs», quelques scènes et moments qui ressurgissent parfois.

Je me rappelle surtout d’un très long voyage, de plusieurs jours, en train, depuis Casablanca…

Pour ceux qui connaissent un peu Brest: nous avons habité au «Polygone Butte», puis à Pontanézen pendant trois ou quatre ans à partir de 1970. J’ai été scolarisé à Kerichen, à Pen Ar C’hleuz, à Dupuy de Lôme…

L’adaptation n’a pas été difficile; l’accueil était bon en général. Il y avait sur place une petite communauté marocaine, mais surtout un brassage de la population dans ces quartiers.»

Quels souvenirs gardez-vous de vos jeunes années, vécues à Brest ?

«J’y ai vécu jusqu’à mes 18 ans. Mes parents sont, eux, partis de Brest en 1973 pour aller vivre en Haute-Savoie, à Annecy. Je suis resté à Brest, où, étant mineur, j’étais donc accompagné par un éducateur pendant trois ou quatre ans. J’étais élève interne au Lycée Dupuy de Lôme, et logeais au foyer Don Bosco le week-end. Et pendant les vacances, j’allais voir mes parents à Annecy…

Je garde de très bons souvenirs de ces années, et je serai toujours reconnaissant envers ces gens qui m’ont accompagné, envers ce système que nous avons. Je considère que je me dois de «ramener l’ascenseur» en tant que citoyen.»

Qu’est-ce qui vous a ensuite attiré vers les métiers de l’hôtellerie-restauration ?

«Je suivais une formation de mécanicien-ajusteur, et cherchant une orientation avec mon éducateur, allais me diriger vers le dessin industriel en faisant une classe de rattrapage… C’était l’été, et comme chaque été depuis l’âge de 14 ans, j’ai travaillé pour gagner un peu d’argent. Jusqu’alors, j’avais fait des saisons de boulangerie pendant un mois et demi ou deux mois, chez Calvez, en haut de Kerinou, dans le secteur de la Villette-Lambézellec… Ce sont des métiers difficiles, je travaillais la nuit. J’ai fait cela jusqu’à l’âge de 18-19 ans.

Mais cette année-là, j’ai commencé à travailler comme barman dans un bar-restaurant de Plouescat le week-end, pour financer mon année de «rattrapage». Mon éducateur me conduisait là-bas au début du week-end et revenait me chercher ensuite…

Cela m’a plu. J’ai commencé à apprendre le métier. J’apprenais vite visiblement, et j’ai suivi une formation accélérée : commis de suite; commis-débarrasseur (etc.), le parcours classique en brigade hôtelière.

Ensuite je suis allé en formation hôtelière à Dinard, puis au Renouveau à Loctudy pour suivre une formation accélérée en œnologie, en fromages, en savoir-vivre…

Mon épouse et moi avons donc fait l’école hôtelière, c’est notre métier de base. Et c’est aussi ce que nous aimons: recevoir, partager…

J’étais bien plus fait pour cela que pour l’ajustage: la convivialité, le contact avec les gens plutôt qu’avec le métal froid dans des ateliers glacials…

Mais l’ajustage m’a appris une chose que j’ai toujours gardée, qui fait partie de mon comportement, de mes valeurs: la précision, la justesse, la rigueur… L’ajustage, c’est la précision au centième de millimètre.

J’ai aussi eu la chance d’avoir de très bons professeurs, qui avaient une dimension humaine extraordinaire, qui m’ont accompagné en permanence et au-delà de leur métier ; des gens qui avaient de vraies valeurs humaines. Cela m’a toujours marqué…»

La Bretagne est restée votre «patrie de cœur»; vous y avez toujours vécu et travaillé… Qu’est-ce qui vous y a retenu ? Qu’en appréciez-vous tout particulièrement ?

«J’ai eu comme professeur de maths au lycée Dupuy de Lôme, Charles Le Gall, qui faisait des émissions de télévision sur FR3 en breton. (Ndlr : Charles Le Gall – Charlez Ar Gall – militant de la culture bretonne et pionnier de la radio-télévision en breton).

Il m’a transmis cette fibre bretonne, au sens noble, cette dimension bretonne… J’avais 17 ans. J’étais curieux. Et cette dimension de minorité culturelle, de langue minoritaire, m’a forcément intéressé…

Je cite souvent cette phrase: «On ne naît pas breton, on devient breton». Je me sens breton ! 

Souvent, en terrasse, des clients me demandent :

«Vous êtes d’où?». Je réponds toujours: «Je suis d’ici !» 

«Mais, non, vous êtes…». Et ils ne formulent pas trop la suite…

Je leur demande alors à mon tour:

«Et vous, vous êtes d’où ?»

J’entends répondre, par exemple :

«Ah! Moi je suis d’ici, je suis breton!»

«Vous vivez en Bretagne ?»

«Non, à Paris, mais je suis né en Bretagne!»

«Vous êtes donc parisien d’origine bretonne; moi je suis breton d’origine marocaine !…»

Je m’amuse beaucoup de ce genre d’échanges.

Ce que j’aime le plus en Bretagne et chez les Bretons, c’est leur art de bien vivre ensemble, la convivialité, la relation humaine. Même s’il y a parfois des affrontements, il n’y a pas de méchanceté. Le Breton est bâtisseur, il est curieux, il est ouvert, il est fidèle…

Le Breton est généralement travailleur, et j’aime la valeur travail.»

Vous avez choisi de venir vous installer à Carhaix, puis y êtes revenu après un séjour à St-Brieuc… Pourquoi Carhaix, alors que vous aviez connu Brest, Dinard, Quimper, Roscoff…?

«J’étais donc maître d’hôtel au Brittany à Roscoff, et j’allais partir à New-York où une proposition d’emploi m’avait été faite dans un des deux restaurants que Jean-Claude Brialy possédait là-bas…

J’avais deux ou trois mois devant moi, et l’ancien directeur du Gradlon à Carhaix m’a proposé de remplacer pendant trois semaines son maître d’hôtel, qui venait de partir…

Je suis donc venu fin novembre 1978, pour un «dépannage» de trois semaines… Et je suis resté! J’avais 19 ans.

J’ai découvert Carhaix et la vie carhaisienne, dans laquelle je me suis immergé. Je m’y suis marié.

Nous avons ouvert, ici même, notre propre établissement en 1981, en gérance. Il s’appelait alors «Le 21». Nous avons acheté les lieux en 1985 et avons ouvert «La Brasserie»…

Evoluant avec le temps pour répondre à la demande, nous sommes passés du bar au bar-snack, bar-jeux, bar de nuit… Puis, épuisés par ce métier exigeant, nous avons vendu le fonds de commerce en 2007 – tout en restant propriétaires des murs et carhaisiens – pour faire de l’import d’artisanat marocain.

Je venais de perdre mes parents. On ne se rend pas bien compte, avant, de ce que cela peut faire dans une vie que de perdre ses parents…

Je me suis dit que je perdais toute une partie de mes racines culturelles, et que je n’allais pas pouvoir les transmettre à mes enfants et à mes petits-enfants.

C’était donc une manière de renouer avec l’histoire de mes origines, de réapprendre. J’ai réappris à parler le marocain, à cuisiner les plats marocains…

Nous vendions de l’artisanat marocain à des professionnels, des magasins donc, uniquement.

La crise financière de 2008 a ensuite malmené nos affaires, si bien que nous avons pensé retourner vers notre ancien métier.

L’une de nos filles travaillait à St-Brieuc, où nous allions la voir, et nous avons eu «un coup de foudre» pour le plus ancien pub de la ville, l’Iliade.

Nous l’avons repris, orientalisé, et y avons fait ce que nous faisons ici aujourd’hui : de la cuisine marocaine et de la vente d’artisanat marocain.

Puis, nos locataires ici ayant connu des difficultés, un choix s’est imposé à nous : continuer à St-Brieuc ou revenir à Carhaix…

Nous avons posé la question à nos trois enfants, qui nous ont conseillé : «Retour à la maison ! Et la maison, c’est Carhaix…»

Voilà la raison de notre retour aux sources. Même loin de Carhaix, nos enfants y ont gardé des attaches particulières !»

Quand vous avez «découvert» Carhaix, et sa région, quelles impressions avez-vous ressenties…? Quelle opinion première s’est imposée à vous ?

«J’ai connu ici le lien social, le bien vivre ensemble, dans la joie et la bonne humeur, je me suis fait des amis… Je n’ai ressenti aucun racisme, aucun rejet ou discrimination.

Anecdotiquement, au tout début, j’ai été un peu surpris de voir, venant de Brest, que l’on ne connaissait pas beaucoup ici le kig ha farz, le «couscous breton» en quelque sorte. A Don Bosco, j’en mangeais souvent !

Comme je ne buvais pas d’alcool, on me regardait aussi avec un peu d’étonnement.

Ma toute première découverte de Carhaix a eu lieu en même temps que mon passage du permis. Il y avait à l’époque – en 1978 – la possibilité de le passer en stage accéléré. J’avais passé le code le mercredi matin à Brest, et j’étais venu l’après-midi à Carhaix en conduite accompagnée…» 

Depuis, bien des années se sont écoulées, quels changements importants ou moins perceptibles avez-vous notés ? 

«J’observe un vieillissement de la population. Il est visible. Nous ne parvenons pas à fixer nos jeunes ici, faute d’emploi, ce qui est problématique pour l’avenir du pays…

Nos trois enfants, bien que très attachés à Carhaix, sont partis chercher du travail ailleurs. Et dès lors que des jeunes vont étudier à Brest, Rennes, St-Brieuc ou ailleurs, il est très difficile de les faire revenir travailler ici; encore faut-il qu’ils puissent y trouver de l’emploi dans des métiers qui leur conviennent. L’offre n’est pas assez diversifiée.

Je pense aussi que des opportunités n’ont pas été suffisamment saisies dans le passé pour fixer en ville une densité commerciale. C’est regrettable.

On a perdu du temps et de l’argent. Or, on aurait pu avoir un centre-ville plus dense, avec moins de fermetures de commerces qu’aujourd’hui…»

Votre établissement – la Brasserie Marocaine – est bien connu à Carhaix, et au-delà ; il est idéalement situé, sur la place de la Mairie… Est-il facile de tenir et de faire vivre un tel restaurant à Carhaix ?

«C’est un combat quotidien! La remise en question doit être permanente. Il faut travailler les produits. Ce sont des produits locaux, travaillés pour des saveurs d’ailleurs. Nous n’allons pas en hélicoptère faire notre marché à Marrakech ! Nous nous approvisionnons au maximum en produits locaux de qualité, dans la limite de nos moyens.

Après, il faut une vraie compétence…

Quand nous avons repris la brasserie – qui s’appelait donc ainsi depuis 1985 – nous y avons adjoint le mot «marocaine» pour répondre à une compétence et à une demande. Nous avons commencé à proposer des couscous une fois par mois, puis une fois par semaine, et ainsi de suite parce que la demande augmentait…

Le but était aussi d’avoir une identité propre, avec cette spécialité, distincte de celles des brasseries qui s’étaient ouvertes à Carhaix entre temps: la brasserie du Poher, la brasserie Le Gavroche, la brasserie Coreff…

Les gens qui viennent ici savent qu’ils vont y trouver une identité culinaire, du couscous, des tajines… C’est une invitation au voyage, à la découverte d’autres saveurs…

Un regret cependant: que notre belle place de la mairie n’ait plus ses arbres, et que nous subissions les désagréments des travaux depuis plusieurs années…

Nous sommes aujourd’hui le seul commerce de la place de la mairie. Tout le reste a fermé. C’est un peu compliqué de «se battre», de se faire valoir dans ce contexte !»

Quelle clientèle vient se restaurer chez vous ?

«Elle est extrêmement diverse, et c’est une chance de nos métiers que d’avoir cette extraordinaire diversité: une clientèle de tous milieux sociaux, de tous âges, de tous horizons…

Les contacts avec tous ces gens différents sont très enrichissants. On apprend toujours. L’échange humain apporte toujours beaucoup, réciproquement.

Et les gens qui viennent chez nous ont souvent déjà cette recherche, cette envie de découverte, de «voyage»; voyage culinaire, c’est vrai, mais plus que cela aussi…

Nous avons des clients fidèles, locaux et régionaux, puisque certains viennent de Landerneau, de Concarneau, de Quimper, de Rennes, exprès pour venir partager un repas ici !

En terrasse, nous avons une clientèle plus saisonnière, plus internationale, notamment avec la «voie verte»…

Je mentionnerais aussi une évolution dans le comportement d’une ultra-minorité de clients, qui sont plus dans l’exigence que dans la demande. Par exemple, des cyclistes qui vont nous demander de recharger gratuitement leurs batteries de vélos électriques avant même d’avoir demandé à manger, ou à prendre quelque chose… Or, recharger des batteries de vélos, cela a un coût, nous oblige à quitter notre service auprès des autres clients… 

Nous sommes dans le service, pas dans la servitude! Et nous n’assurons pas un service public.»

Quel est le plat préféré de vos hôtes ?

«Les couscous et les burgers marchent très bien. Nous avons une clientèle qui ne vient que pour les couscous, une autre qui ne vient que pour les burgers, et encore une autre qui ne vient que pour les tajines !

Nous n’avons pas une grande carte, mais tout est «fait maison».

La «table» – la gastronomie – fait partie de «l’art de vivre à la française» dit-on ; est-ce une tradition qui perdure parmi les jeunes générations ?

«Tout dépend à mon avis de l’éducation familiale. Et l’on observe même que les «sorties» des jeunes évoluent davantage vers le «resto» que vers le bar comme autrefois, pour un moment de partage, de convivialité…

Et ceux-là apprennent alors, à table, d’autres comportements que celui du comptoir, bruyant, remuant…

On perçoit tout de suite l’éducation familiale derrière le comportement social.»

La cuisine nord-africaine et la cuisine asiatique, notamment, se sont taillé une belle place au sein de la vaste gastronomie française, tout comme les crêperies bretonnes ont conquis l’ensemble du pays… Comment expliquez-vous cet engouement pour les saveurs «exotiques» ou typiques ?

«L’être humain a l’envie, je pense, d’enrichir son palais, et au-delà de cela, d’élargir ses horizons… La cuisine est aussi une invitation au voyage !

On peut très bien «voyager» ainsi, «dans sa tête» en imagination, ou en variant ses expériences culinaires…»

Le partage du repas est en France un moment de convivialité, de plaisir, de détente… Le cuisinier, le restaurateur ne le vivent-ils pas eux comme un moment de stress et de labeur ?

«Si, bien sûr! Mais ma première motivation quand j’ai commencé dans le métier, et que j’étais sans argent, était de partager des moments de convivialité et des moments festifs avec d’autres, tout en travaillant.

Et puis, c’est un stress positif. On a besoin de ce stress-là, pour nous pousser à progresser, à bien faire. On aime l’anticipation, la préparation… Cela fait partie du métier !

Et l’un des défis, l’une des difficultés de notre métier aujourd’hui, est de le faire partager à des jeunes ; de leur faire aimer nos valeurs, toutes les connaissances et les savoir-faire que ce métier implique… qu’ils se l’approprient, et le fassent évoluer à leur tour.

Mais c’est de plus en plus difficile pour des jeunes de s’installer aujourd’hui.»

Quelles sont les joies du métier ?

«Nous sommes heureux de voir un client repartir satisfait, avant tout; et ensuite de parvenir à absorber nos charges fixes et à vivre de notre métier !

J’aime quand les clients sont curieux, s’intéressent à notre cuisine, à nos plats, à notre démarche et à notre métier. On ne commercialise pas un prix de repas, mais des produits que nous voulons les meilleurs possibles et toutes les valeurs ne s’expriment pas en euros et dans une addition. 

On aime bien que le client réalise tout le travail et tout le soin apporté pour préparer le plat qu’il a consommé. On est heureux quand cela est apprécié; c’est frustrant quand ce n’est pas capté ou reconnu…

J’aime cette curiosité et ce partage avec les gens.»

Et quelles sont ses contraintes particulières ?

«C’est un métier exigeant, en disponibilité, en énergie à déployer… Mais quand on aime son métier, on ne s’arrête pas à ses difficultés. On est dans l’énergie positive. On fait, et quand le retour est positif de la part du client, ce n’est que du bonheur partagé, de la relation humaine dans une bonne ambiance…

On a permis aux gens de «voyager», d’oublier un moment leurs soucis, voire leurs difficultés quotidiennes pour certains…

A mes débuts, c’était compliqué: j’ai dû faire du travail de nuit le week-end après avoir laissé la brasserie en plan le samedi soir, pour revenir faire le ménage ici le dimanche matin afin d’ouvrir à 11 h… J’ai fait les réveillons suivis de quelques heures de sommeil sur un matelas dans la cuisine, après avoir ouvert une boîte de raviolis pour mon propre repas de réveillon…

Il y a eu beaucoup de sacrifices. Mais j’avais l’exemple du sacrifice de mes parents, de mon père qui ne savait ni lire ni écrire, mais qui est venu en France pour nourrir sa famille, qui a passé son permis, et a fait face à toutes les démarches administratives sans savoir lire…

Je n’ai pas sacrifié le dixième de ce que mes parents ont sacrifié de leur vie pour que nous puissions avoir une éducation, une culture…

Je leur en suis reconnaissant, comme je suis reconnaissant envers ceux qui nous ont accompagnés en France, en Bretagne… Il ne faut pas s’arrêter à nos propres difficultés, mais voir aussi tout ce que d’autres ont fait pour nous !»

Quelles qualités ou dispositions naturelles faut-il avoir pour faire ce métier ?

«Il faut être ouvert d’esprit, humain, discret, à l’écoute, respectueux de l’autre, de son intimité, de ce qu’il est ; ne pas s’ingérer…»

N’avez-vous jamais été tenté de «quitter les fourneaux» pour aller faire autre chose ?

«Non. Mais on a su évoluer, innover, comme je l’ai expliqué.

Nous avions aussi créé un cybercafé. On avait créé le Victor Hugo dans les années 2000… Il faut être créatif, curieux, imaginatif, tenter des expériences…

Et j’ai essayé de faire un peu « autre chose » en lançant l’artisanat marocain.»

Vous avez donc toujours, outre la restauration, un volet «petit commerce» de vente d’objets d’artisanat marocain ; quelles réflexions nourrissent cette démarche ?

«J’ai évoqué les raisons qui nous avaient poussés à prendre cette orientation, le fait que nous étions fatigués, que les enfants grandissant, nous avons réalisé que nous ne les avions pas vu grandir, que nous avions sacrifié beaucoup, et que nous voulions partager davantage avec eux, et leur transmettre cette partie de l’identité et de l’histoire familiale, marocaine…

Et l’idée dans le concret était de travailler directement avec des artisans marocains. Nous savons qui nous fabrique nos babouches, par exemple…

C’est aussi une démarche économique. Il faut souvent plusieurs jours pour fabriquer une paire de babouches artisanalement. Des familles en fabriquent, puis vont en ville en vendre trois ou quatre paires en fin de semaine sur le marché… Nous travaillons avec des associations féminines de la région de Marrakech. Quand nous allons là-bas en vacances, nous leur apportons des fournitures scolaires.

Le Maroc a son côté touristique bien connu, mais il y a aussi une partie du pays qui est très pauvre…

On essaie donc de maintenir cette activité, parce qu’il y a plus qu’une relation commerciale ; une relation humaine.

Et à la Brasserie marocaine, l’ambiance est marocaine, avec du mobilier marocain, et bretonne, avec les meubles bretons qui nous viennent des arrière- grands-parents de mon épouse. Il y a un mélange, qui correspond à nos identités respectives !»

Les confinements et restrictions d’activité liés à la pandémie du Covid 19 ont été particulièrement difficiles pour l’hôtellerie-restauration… Comment avez-vous traversé – et vivez-vous encore – cette période sans précédent ?

«Cela a été – et cela reste – une période de combat, vraiment, de contraintes, de manque total de visibilité, encore maintenant; de remise en cause permanente… et l’actualité internationale dramatique vient ajouter à ces difficultés !

Nous avons eu du soutien ; et je pense à nos clients qui venaient prendre des plats à emporter et nous ont aidés à évoluer dans ce sens.

Mais il a vraiment fallu «se réinventer» du jour au lendemain !

La décision de fermeture des restaurants est tombée à 21 heures un samedi. Il a fallu se réorganiser complètement le dimanche pour pouvoir rouvrir dès le lundi en faisant de la vente de plats à emporter… C’est un autre métier, avec d’autres contraintes. Mais on est resté ouvert tout le temps, on s’est battu contre vents et marées.»

Pensez-vous qu’elle aura des effets durables sur la clientèle, ses habitudes, sa consommation ?

«Oui, la façon de consommer a changé, et durablement je pense.

La digitalisation de la consommation va se poursuivre. Les gens choisissent de plus en plus des plats à emporter et consomment moins sur place.

Les commandes passent de plus en plus par Internet. Nous avons dû créer notre site Internet, notre page Facebook, notre compte Instagram… Il a fallu suivre des formations. 

Nous avons été aidés par l’Etat dans cette digitalisation, mais cela s’ajoute à tout le travail de préparation de nos plats et au service, qui restent les mêmes, depuis l’achat des denrées jusqu’au service des tables…

Acheter, transformer, vendre le produit, cela prend énormément de temps et d’énergie.»

Vous avez été très impliqué dans la vie du commerce carhaisien pendant de longues années – vous en avez présidé l’association des commerçants – quel regard portez-vous aujourd’hui sur la situation commerciale de notre ville ?

«Il y a un manque de présence, et de visibilité sur le tissu économique, à la fois dans le centre-ville et dans le Centre-Bretagne.

Nous avons la chance que Carhaix soit un pôle économique, «proche de partout et loin de nulle part». Mais les routes qui facilitent l’accès pour venir à Carhaix, facilitent aussi la sortie…

Le centre-ville est affaibli, parce que la périphérie est dynamique. L’argument souvent entendu est que cette évolution suit la demande des consommateurs… Mais tout dépend aussi des aménagements qu’on réalise.

Avoir des meilleurs trottoirs pour mieux circuler à pied partout en centre-ville en est un simple exemple…

Il faut penser le développement commercial en équilibrant les deux espaces: centre et périphérie.»

Quelles vous semblent être ses forces, ses faiblesses, les orientations à prendre… ?

«La centralité est donc une force… Carhaix a un peu plus de 7 000 habitants, mais un bassin économique de 17 000 habitants avec lesquels elle travaille réellement, sans quoi elle n’aurait pas autant de grandes surfaces, de pharmacies, de commerces…

Mais je reviens sur le déséquilibre commercial entre le centre et la périphérie. Nous avions travaillé, à l’époque où j’étais dans l’association des commerçants «Avenir Economie», sur un accord pour l’implantation du Centre Leclerc et du Décathlon sur le boulevard Jean Moulin, c’est-à-dire près du centre-ville et avec un seul échangeur, vers la Métairie-neuve…

Mais Décathlon avait refusé… ils vont revenir en ville aujourd’hui !

La municipalité de l’époque a subi les décisions préfectorales plutôt que d’essayer d’imposer une vision du développement commercial qui aurait évité la création de la «zone bleue» autour du Leclerc et de la «zone rouge» autour d’Intermarché, qui aspirent le commerce au détriment du centre-ville… Je pense qu’il n’y avait pas de vision sur le long terme.

Il fallait comprendre que le rapprochement des grandes surfaces et la création d’un échangeur proche du centre-ville aurait amené d’autres implantations économiques à proximité… Mais cela n’a pas été compris.

Les craintes que nous avions à l’époque étaient justifiées, on voit se faire ce que nous redoutions. Or, on aurait pu avoir une bonne densité et une bonne dynamique commerciales au centre-ville, avec une galerie marchande…»

Etes-vous optimiste pour l’avenir du commerce à Carhaix, et au-delà, pour la vie économique du Centre-Bretagne ?

«Je reste optimiste. Nous avons une jeune génération de décideurs, qui ne regardent pas l’avenir dans un rétroviseur. Même s’il y a des erreurs, des désaccords… La fibre centre-bretonne est là, le dynamisme est là, la vision d’avenir est là…

Il faut savoir se rassembler sur l’essentiel, et qu’une bonne démocratie fonctionne à tous les échelons, dans toutes les instances des collectivités territoriales.

Carhaix a aussi la chance d’avoir 250 associations, qui sont une richesse et une dynamique pour la ville.»

Son long passé historique vous paraît-il suffisamment mis en valeur ? Est-ce un véritable atout tant touristique que pour sa renommée ?

«Oui, c’est évident. Et tout ce qui se fait autour de Vorgium, et bientôt du cairn de Goasseac’h, le quartier historique qui va être mis en valeur… tout cela est très important.

C’est un investissement pour demain.

Il était attendu. Cela arrive, tardivement… mais il n’est pas trop tard pour bien faire ! De même, on peut mieux tirer partie de la « Voie verte », du canal… Et du tourisme «culturel».

En 1983, «Avenir Economie» avait suggéré l’édition d’une simple feuille A4 proposant un circuit «en escargot» dans le centre historique de Carhaix, avec une courte explication sur l’histoire des vieilles façades, et une mise en évidence de celles-ci à l’aide d’un éclairage par deux spots…

Les touristes qui s’arrêtent en ville pour manger quelque chose ont souvent envie d’aller voir ce qu’il y a d’intéressant alentour avant de repartir.

C’est important de donner une identité locale aux centres-villes.»

A quoi ressemblera le Carhaix de demain ?

« A une jolie petite ville touristique, attractive, et agréable pour ses habitants. Je crois au regain d’intérêt pour les centres-villes et les centres-bourgs, de la part des retraités, des gens qui sont lassés de la vie dans les grandes villes et qui recherchent une dimension humaine.

C’est une chance pour nous.»

Vous qui avez entrepris avec dynamisme à Carhaix, quelles innovations, quelles actions jugeriez-vous utiles pour le développement local ?

«Fédérer au maximum est le plus important, et créer des centres d’intérêts par secteur d’activité…

Les métiers de bouche, dont nous faisons partie, ont des contraintes différentes de celles des marchands de vêtements, de celles des grandes surfaces…

A l’époque d’Avenir Economie, l’association comptait environ 270 adhérents, dont les grandes surfaces, ce qui permettait des actions fortes. Pour mémoire, nous avions été, avec Coutances, la première ville française à mettre en place les cartes de fidélité, qui se sont généralisées par la suite…

Il faut être en pointe, en avance, pas en retard !

Et il faut se faire entendre, être présent partout, surtout ne pas pratiquer la politique de la chaise vide, car ce sont alors les autres qui décident pour nous !

Le milieu économique local connaît-il aujourd’hui, par exemple, nos délégués consulaires, nos représentants à la chambre de commerce, à la chambre des métiers ? Ils devraient être nos premiers interlocuteurs…

Plus largement, nous avons su nous mobiliser et déployer de l’énergie pour créer le Pays COB, à l’époque, un «pays test» qui, sans cela, allait nous «passer sous le nez»…

Nous avions obtenu la création de la cellule administrative, de la chambre interconsulaire… et après tant d’efforts, de «combats», cela va maintenant disparaître ! Alors que nous avons besoin d’outils structurants dans et pour ce Centre-Bretagne…. Pour que le Gourinois n’ait pas à aller à Lorient, que le Rostrenois n’ait pas à aller à St-Brieuc ou Guingamp, et le Carhaisien à Brest ou à Morlaix…»

Vous êtes allé revoir le pays de votre petite enfance, celui de vos pères ; avez-vous trouvé le Maroc profondément transformé, ou resté proche de celui d’il y a cinquante ans ?

«Il y a eu une grande transformation. Le Maroc est un pays jeune, où les évolutions vont très vite.

Dans certains endroits de Marrakech, vous avez l’impression d’être en France. Vous allez trouver les mêmes grandes enseignes: Mac Do, Zara… C’est peut-être dommage, mais c’est aussi une démarche des Marocains eux-mêmes. Et le Zara de Marrakech ou le Décathlon de Casablanca font les troisièmes chiffres d’affaires de ces enseignes au monde…

D’un autre côté, les Marocains sont très attachés à leurs traditions, mais ouverts au développement.»

Qu’espérez-vous aujourd’hui pour le pays de vos origines, et pour votre pays d’adoption ? Et pour la Bretagne ?

«Pour la Bretagne, j’espère plus de moyens et de compétences, pour avoir des décisions prises au plus proche des territoires, de la population…

Ma conviction est que le « mille-feuille » que nous avons aujourd’hui en France ne sert à rien. Avoir tant d’échelons est contre-productif: commune, communauté de communes, canton, département, région, et échelon national… cela ne fait qu’alourdir la «machine», et la feuille d’impôt !

La démocratie fonctionnerait mieux en allégeant le système. Le but final, c’est l’amélioration de la vie des citoyens, pas l’alimentation de la machine administrative.

C’est la question que doit se poser tout élu à la fin de son mandat : «ai-je amélioré la vie de mes concitoyens ?»

Je ne suis pas pour l’indépendance de la Bretagne, mais pour une véritable régionalisation et la préservation d’une identité culturelle régionale, bretonne.

Et il faut mettre de l’humain, de l’humanité, du partage, en toutes choses…»