«Certains disaient que nous serions isolés géographiquement… mais non, avec les nouveaux outils web, ce n’est plus le cas! Nous avons redéveloppé l’activité sur le territoire historique ici à Florac. Ici, l’atelier a une âme… Nos produits visent l’élégance de la sobriété avec une qualité irréprochable… Ici produire un jean denim prend tout son sens» explique avec passion et fierté Julien Tuffery, jeune trentenaire, directeur depuis 2016, de la marque de Jeans qui porte son nom depuis… 130 ans ! 

Il faut dire que les résultats parlent pour lui. Car les Jeans qui sortent des ateliers de l’entreprise familiale Tuffery, dont il est la quatrième génération, sont désormais un symbole du made in France et un exemple : savant mélange entre savoir-faire productif «ancestral» et innovation e-marketing, ancrage territorial revendiqué tout au long de la chaine de production, mais produits vendus aux quatre coins de la planète!

L’histoire des ateliers Tuffery commence en 1892, dans le petit village de Florac en Lozère. Célestin Tuffery, alors âgé de 17 ans, maître tailleur-confectionneur de son village, constate que les nombreux ouvriers venus construire les voies de chemin de fer au cœur de ses Cévennes natales ne sont guère habillés de vêtements pratiques, robustes et adaptés à la tâche sur ce territoire singulier appelé carrefour de la pierre et de l’eau. 

L’idée lui vient alors de confectionner un pantalon à partir d’une toile locale robuste, teintée à l’indigo et venant de Nîmes, la fameuse toile qui deviendra par contraction le Denim. Très rapidement, l’offre rencontre sa demande… Le «Jean» made in Florac est né! Et ce vêtement de travail séduit également les agriculteurs et artisans locaux… Tout le monde là-bas a déjà son «Tuff’» !

Toutefois, le marché demeure local. Durant la guerre 14, l’armée française réquisitionne les ateliers pour fabriquer des uniformes… et contribue, par là même, à faire connaître la qualité Tuffery !

L’âge d’or de la toile Denim !

En 1920, Alphonse, le fils de Célestin, qui a grandi au milieu des rouleaux de toile de Nîmes, notamment, et des grands ciseaux de coupe, comprend, lors de son apprentissage dans la capitale du Gard, tout le potentiel de la toile Denim !

En 1938, alors qu’il succède à son père à la tête de l’atelier de confection, il décide de faire de cette toile la marque de fabrique de Tuffery. Son but est simple : démocratiser le Jean… pour tous !

Rapidement, le succès est au rendez-vous et la notoriété de la marque s’étend bien au-delà du Causse Méjan, du Mont Lozère, et même des Cévennes !

Vient la Seconde Guerre mondiale avec son cortège de difficultés… Mais avec les Trente Glorieuses, le Jean devient autant un symbole de liberté qu’un accessoire de mode. La demande explose! Au début des années 60, la troisième génération prend à son tour la relève… Et ils ne sont pas de trop, les trois frères Tuffery (Jean-Jacques, Jean-Pierre et Norbert) pour faire tourner l’entreprise familiale… En quelques années, les ateliers se doivent d’embaucher nombre de couturières (près de cinquante !) pour être en capacité de produire jusqu’à 500 pièces par jour ! C’est l’âge d’or !

«Il fallait être cévenol pour résister»

Mais, au tournant des années 80, la donne change pour l’économie française et plus spécifiquement pour le secteur du textile ! Les délocalisations se généralisent, de nombreuses entreprises ferment… C’est la mode du prêt-à-porter, pas cher… made in Asie !

Chez Tuffery, les commandes se réduisent comme peau de chagrin. Pour autant, pas question pour les trois frères opiniâtres d’abandonner la partie ou de délocaliser la production, même si elle n’existe plus que pour une petite clientèle de fidèles qui peine à faire vivre la fratrie et les leurs. L’entreprise qui, en 1982 comptait quelque 60 employés, n’en compte plus que 3 ! Les trois passionnés sont alors les derniers fabricants de jeans français! «Il fallait être un peu cévenol pour résister» avoue aujourd’hui Jean-Jacques. 

Le début des années 2000 est marqué par un regain d’intérêt pour le «made in France», les circuits courts… mais, cependant, la présence des ateliers Tuffery à Florac semble indexée sur l’âge de départ à la retraite de la fratrie.

La quatrième génération reprend le flambeau

Certes, le fils de Jean-Jacques, Julien s’est intéressé au savoir-faire des ateliers et y est attaché, mais ingénieur et diplômé des Ponts et Chaussées en 2012, il semble alors embrasser une carrière chez Véolia. «Je ne voulais pas le pousser à reprendre et le mettre en galère» explique aujourd’hui Jean-Jacques, «tout allait s’arrêter» !

Bien sûr, des investisseurs étrangers britanniques et tunisiens se déplacent jusqu’à Florac, à plusieurs reprises, pour faire une proposition de rachat. «Ce qui les intéressait, c’était le nom, la marque, pas l’atelier… La production aurait été délocalisée en Tunisie» explique Jean-Jacques.

C’est alors qu’en 2016, Julien et son épouse (Myriam, également ingénieure) s’engagent, contre toute attente, à reprendre le flambeau, bien décidés à remettre en lumière ce joyau du patrimoine productif français, en perpétuant l’héritage de la maison… à Florac! «Il n’était pas question pour nous de laisser s’éteindre la plus vieille marque de jeans française» explique Julien. Le défi n’en est pas moins majeur : trouver un modèle économique qui allie «ce métier ancestral avec les moyens modernes, notamment le digital».

Le jeune couple investit plusieurs centaines de milliers d’euros entre apports personnels, emprunts bancaires et coup de pouce des collectivités locales. 

La gamme est renouvelée, mais toujours fabriquée dans les règles de l’art et à la main! Les coupes sont modernisées, les différents patrons désormais numérisés et portant le nom des illustres ancêtres. 

La gamme s’étoffe rapidement de chemises, jupes, duffel-coats, tabliers, blousons, tuniques… et le sur-mesure est possible !

Savoir-faire ancestral et circuit court digital !

Dès 2016, les ateliers produisent 10000 pièces par an! Il faut former de nouvelles couturières… Heureusement, les trois frères sont toujours présents et distillent avec patience leur savoir-faire et les petites astuces de production. «Partager une passion pleine de sens et collaborer pendant quelques années avec son papa et ses oncles, c’est juste génial» affirme Julien.

«Nous, ça fait 40 ans que l’on fait ça… Mais bon, on a encore pour quelques années à les suivre… les aider, les conseiller» explique Norbert Tuffery. 

«Une couturière, c’est une année de formation», explique Clémentine Lemaître, cheffe d’atelier, car chacune réalise six à sept opérations par heure et doit être capable de réaliser de A à Z un jean».

«Ici, ce n’est pas le travail à la chaîne» complète Julien, lui qui, dès le début, a veillé à la mise en place «d’un management soucieux de bonnes conditions de travail, et garant d’une ambiance familiale» ! Ce que les clients de la marque peuvent constater par eux-mêmes, en visitant les ateliers à Florac, avant d’acheter dans la boutique attenante…

Cette vente directe représente 20% des ventes, les 80 autres pour cent se vendant en ligne (dans quelque 30 pays!), pour des articles allant de 120 à 260 euros pièce, et au-delà pour du sur-mesure!

Non aux sirènes des investisseurs !

Ce qui peut paraître élevé, est en réalité, le prix non seulement du «made in Cévennes», mais aussi de conditions de rémunération allant de 1300 euros mensuels net, plus intéressement, à l’embauche, à 2500 € pour la direction. «Tout cela est un modèle qui se tient économiquement, puisque les mains qui fabriquent sont celles qui vendent» répète à l’envi le jeune PDG. 

Car, entre les ateliers et les acheteurs, il n’y a pas d’intermédiaire, hormis l’ordinateur ou la tablette: «Toute la valeur revient donc à l’atelier». La stratégie marketing cible le client final, par les réseaux sociaux, des influenceurs, une newsletter… cherchant à séduire une clientèle très sensible à la dimension artisanale et circuit court du produit! L’origine de la matière première est «sourcée au plus proche de l’atelier». Certains jeans sont 100% local, en laine de mouton du Causse Méjan, en toile des Vosges ou du Pays basque ou en chanvre des Cévennes, d’autres intègrent du coton provenant de Grèce, d’Espagne et d’Italie. Seul l’indigo brut vient de loin, d’Inde. 

Et le modèle est manifestement le bon… En 5 ans d’activité, le chiffre d’affaires n’a cessé de bondir… doublant presque chaque année, pour atteindre désormais près de 4 millions d’euros en 2021, pour quelque 38 000 jeans vendus ! En 2022, de nouveaux investissements devraient permettre, à terme, d’atteindre les 100 000 pièces par an. Mais pas question pour autant de céder aux sirènes d’investisseurs qui déjà frappent à la porte, ni à celles du modèle productif de feu la filière textile française, avec sa chasse aux coûts à outrance, sa division maximale des tâches, sa quête du toujours moins cher ! 

«Il y a des valeurs qu’on ne galvaude pas»

Non, la manufacture « made in Florac », qui a décroché le précieux label « entreprise du patrimoine vivant », promeut un modèle de croissance raisonnée, sans soldes, ni vente privée. «On vise d’atteindre les 100000 jeans et après, on arrête de croître» car là n’est pas le but. «C’est juste une question de bon sens», affirme Julien… Certes, cette production limitée de 30 à 250 jeans par jour engendrera inévitablement un peu d’attente à la commande… Mais les vrais adeptes de « Tuff’s » comprendront qu’il y a des valeurs qu’on ne galvaude pas ! 

Philosophie « productive », mais aussi de vie, que Julien aime à imager par ces quelques mots : «C’est grâce à ses racines profondes que le grand châtaignier des Cévennes a su résister à tous les aléas du siècle passé…»