«J’ai débuté ma carrière le 1er avril 1980, dans la toute petite mairie du carrefour des écoles : un tout petit bureau, une salle un peu plus grande où le conseil municipal se réunissait autour d’une grande table, une antique machine à écrire dont les bras se coinçaient souvent, d’autant que je n’avais jamais fait de sténodactylo…

Je me suis dit : « Qu’est-ce que je suis venu faire là ? »»

Des Bretons tels qu’on aime à les typifier, Philippe Connan possède la sage retenue autant que la fermeté de caractère, l’une empêchant parfois de révéler l’autre aux yeux de l’observateur superficiel !

Car qui connaît cet homme rompu aux contacts humains, le sait d’une pondération et d’une écoute nourries de modestie mais aussi d’une fermeté de caractère et d’un tempérament habité par l’intérêt passionné et la convivialité.

Si son métier l’a formé à la diplomatie, sa nature lui a forgé une solidité de granit breton !

Quarante années de travail assidu au cœur de la mairie de Plounévézel ont fait de lui une mémoire vivante de l’histoire communale de cet entre-deux siècles. De la vie publique jusque dans ses moindres arcanes et péripéties, mais souvent aussi de l’histoire de bien des familles, il sait tout ou presque…

Et l’homme sait quoi taire ; et quoi dire au contraire…

Voici donc un entretien qui va et vient au fil de souvenirs du Plounévézel d’hier, des campagnes de ce Kreiz Breizh marqué par la révolution agricole, des anecdotes et réflexions sur la vie communale et le délicat mais crucial rôle du secrétaire de mairie, d’incursions dans l’actualité économique et politique du Poher… et de bien plus encore ; le tout mâtiné de silences parlants, de discrétion avisée comme de propos sans détours, et semé ici et là d’un trait d’humour fin, caustique sans jamais être méchant, dont le sourire se lit entre les lignes.


Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

«J’ai 63 ans. Je suis né à Plounévézel, où j’ai toujours vécu, à l’exception de trois ou quatre années où je suis allé habiter à Motreff avec mon épouse. Nous avons ensuite emménagé à Kergroas, en 1990.

Nous avons trois enfants, aujourd’hui âgés de 34, 31 et 25 ans ; et trois petits-enfants.

Mes parents étaient cultivateurs. Ils avaient une ferme d’un peu plus de 20 hectares, au village de Kervern, dans le nord de la commune. J’avais deux frères aînés, plus âgés que moi de 10 et 14 ans.

J’ai donc le souvenir de cette campagne de mon enfance, où nous partagions le matériel agricole en CUMA, avec des voisins des villages de Kermoigne et Guern-an-Prat, qui se reconnaîtront… Des périodes des foins ou des moissons, qui duraient bien plus longtemps qu’aujourd’hui, car la mécanisation était moins importante. J’accompagnais mon papa dans les fermes. Le soir, après le dîner, on restait discuter… On rentrait dans la chaleur des nuits d’été, moi à demi-endormi sur le garde-boue du tracteur… J’avais une dizaine d’années.

Aujourd’hui, ces travaux sont faits en quelques heures, et les échanges sont bien moindres, la convivialité n’est plus la même.

Il y avait toujours quelque chose à faire sur la ferme familiale. Les jeunes n’allaient pas faire du foot les mercredis ou les samedis après-midi. Il y avait à prendre soin des animaux, les travaux dans les champs…

J’ai aussi en mémoire mes bonnes années de scolarité à l’école de Plounévézel, avec un souvenir particulier pour Mademoiselle Dilasser et Monsieur Louis Guillerm. Le matin, les plus grands allaient couper les bûchettes de bois avec une hachette pour allumer le poêle.

Le «transport scolaire» était organisé par les parents, dans des Tractions, des Arondes, des Peugeot 403… Une autre époque, pas si lointaine finalement !

J’ai eu la chance de découvrir la pratique de la voile grâce à des cousins, à Logonna-Daoulas, là où était Jacques Kerhoas, le fondateur des classes de mer.

J’y suis allé durant plusieurs étés, et ai même passé un CAEV (Certificat d’Aptitude à l’Enseignement de la Voile). J’ai mon «permis bateau»… mais toujours pas de bateau ! J’ai aussi pratiqué la planche à voile.»

Secrétaire de mairie à Plounévézel pendant plusieurs décennies, quelles furent les circonstances de vos premiers pas dans le métier, et ce qui vous a incité à embrasser cette carrière ?

«Mon papa est décédé en 1973. J’allais avoir 15 ans, et ma première réaction d’adolescent a été de me dire que j’allais rester à la ferme pour aider ma maman.

Mais mes frères – surtout Alain, mon aîné de dix ans – m’ont incité à chercher autre chose. Après le collège, j’ai donc intégré le lycée agricole de Morlaix-Suscinio, où j’ai passé en trois ans un Brevet de Technicien Agricole, puis un BTS pendant les deux années suivantes.

En 1979, mes études achevées, j’ai travaillé un peu en usine tout en aidant à la ferme. Puis j’ai été embauché par une coopérative du nord-Finistère pour m’occuper des veaux de boucherie. C’était donc plutôt cela ma «destinée» : coopérative, groupements de producteurs, usine d’aliments…

Mais voilà qu’en 1980, Yves Morvan, secrétaire de mairie à Plounévézel depuis 38 ans, prend sa retraite. Un appel à candidature est lancé pour le remplacer. Je postule, comme 33 autres candidats… Et le Conseil municipal retient ma candidature!

Me voilà donc lancé inopinément dans la fonction publique, dans l’administration communale… Un changement complet d’orientation !»

Quels souvenirs gardez-vous de la mairie d’alors ? 

«J’ai débuté ma carrière le 1er avril 1980, dans la toute petite mairie du carrefour des écoles: un tout petit bureau, une salle un peu plus grande où le conseil municipal se réunissait autour d’une grande table, une antique machine à écrire dont les bras se coinçaient souvent, d’autant que je n’avais jamais fait de sténodactylo…

Je me suis dit : «Qu’est-ce que je suis venu faire là ?»

J’ai fait aussi la connaissance de Xavier Berthou, élu maire en 1977, et qui avait dix ans de plus que moi. Nous étions tous deux assez jeunes dans nos fonctions, lui avec trois années d’expérience, moi découvrant le milieu communal.

A l’époque tout se faisait manuellement : pas de photocopieur, ni d’ordinateur bien sûr… Tout se faisait au carbone, au stencil quand il fallait rectifier une erreur de frappe…

Yves Morvan est resté quatre mois avec moi pour me «tuyauter», et j’ai donc appris «sur le tas». Mais il y avait alors une perception avec des gens qui se mettaient vraiment à disposition, une DDE avec des gens présents pour gérer les voieries, une DDA avec des gens présents pour gérer les services d’eau… des services publics d’Etat présents sur le terrain, et qui apportaient leur soutien aux collectivités.»

Et qu’en était-il du Plounévézel de cette époque, et encore au-delà, de la commune de votre enfance ?

«Le Plounévézel de mon enfance, c’était notamment le Centre d’Insémination, où nous venions livrer du foin car la coopérative en achetait directement aux agriculteurs locaux… C’était toutes ces tentes jaunes visibles depuis la route départementale – le fameux «camping de Plounévézel» – mais dont les tentes abritaient des taureaux impressionnants…

C’était la route du bourg, qui était toute sinueuse, entre le bourg ancien autour de l’église et le carrefour des écoles, qui étaient séparés par des champs, des pâtures… Un des premiers chantiers municipaux de l’époque a été –en 1978– de rectifier le tracé des routes entre cet ancien bourg et la route de Poullaouën.

Plounévézel était une commune très rurale, avec un petit bourg, habité par quelques familles : Gouranton, Rohou, Lozach…

Avant 1980, les municipalités s’étaient surtout attachées à développer les réseaux de voierie, d’eau, d’électricité… les équipements structurels.

Hormis les anciens locaux de l’école et les vestiaires du terrain de football, il n’y avait presque rien d’autre.»

Dans une «petite commune», le secrétaire de mairie est au carrefour de tous les aspects de la vie communale ; il «sait tout ce qui se passe»… Comment vit-on et «gère»-t-on cette situation stratégique ?

«Le secrétaire de mairie doit savoir pour bien faire son métier !… 

Les élus décident, mais c’est souvent ensuite à lui de piloter. Le maire et le conseil municipal sont le commandant de bord, mais le pilote de l’avion une fois le cap fixé, c’est le secrétaire de mairie, qui doit suivre pas à pas les chantiers, la mise en œuvre des décisions, veiller à ce qu’il n’y ait pas d’incidents de parcours, que tout soit bien cadré…

Si lui-même n’est pas habilité à faire, à décider, à intervenir, il doit être en alerte, avoir l’œil sur tout, afin de pouvoir signaler au maire ce qui peut ne pas aller, ou ce qui serait à faire ici ou là…

Il faut aussi qu’il soit vigilant dans le domaine des dépenses. Une commune n’est pas une entreprise, mais elle a un budget à tenir. Les dépenses ne doivent pas dépasser les recettes, car on ne peut pas augmenter l’emprunt sans cesse. Beaucoup de gens oublient cela et pensent « qu’il n’y a qu’à faire»… Non, on ne peut pas tout faire. Il y a l’échéancier du remboursement des emprunts, l’évaluation des recettes à venir…

Dans une petite commune, le secrétaire de mairie est «multi-tâches», car la mairie ne dispose pas de tout le personnel diversifié et qualifié dont dispose une collectivité de grande ville.

Il doit donc être à l’état civil, à la comptabilité, à l’urbanisme, et à bien d’autres choses encore… Mais cela fait aussi l’intérêt du métier !» 

Il est également au fait de bien des événements de la vie des habitants…?

«Etre originaire de la commune est, pour le secrétaire de mairie, à la fois un avantage et un désavantage. L’on connaît généralement toute l’histoire des familles, et l’on a plus de mal à prendre du recul que si l’on arrive de l’extérieur…

Si arrive M. Untel, que l’on ne connaît pas plus que cela, on va lui rendre le service qu’il vient demander, sans plus. Mais si c’est Untel, dont on connaît très bien toute la famille, et toute son histoire, ses difficultés, on va essayer d’aller plus loin, de l’accompagner, d’apporter son soutien…

Le secrétaire de mairie vit donc un peu sous pression. Il a du mal «à éteindre le gyrophare» – si je peux dire les choses ainsi. Il y a toujours quelque chose qui surgit, et parfois des situations compliquées. On y repense la nuit…»

Il se trouve également «sur le front» de toutes les plaintes, récriminations, impatiences et doléances des administrés. N’est-ce pas une position particulièrement délicate et difficile à tenir ?

«Si, mais «on connaît son monde». Quand je vois telle voiture se garer devant la mairie, je sais qui arrive, et bien souvent pourquoi son propriétaire vient en mairie !

Il faut laisser s’énerver la personne un peu énervée, la laisser évacuer son émotion, puis après l’avoir laissé parler quelques minutes, on peut reprendre calmement le sujet :

«On va étudier le problème. Je ne promets rien, mais on va voir, on va essayer…»

On prend note, on essaie d’être attentif à tous les problèmes, d’apporter une solution…

Mais si le problème ne relève en rien du domaine de compétence communal – si, par exemple, c’est un problème de bornage, de limite de propriété – il faut savoir dire :

«Non, ton affaire relève du domaine privé. On ne peut pas intervenir…», et orienter la personne vers les services compétents, vers les géomètres, les avocats ou autres.

Il faut bien connaître les limites de nos compétences, et j’ai souvent dit : «domaine communal, travail communal. Domaine privé, travail privé», sauf, exceptionnellement, pour un petit service en passant : un coup de godet dans un tas de terre en deux minutes…

Le secrétaire de mairie doit parfois faire preuve de beaucoup de psychologie !

Je connais des personnes depuis quarante ans, qui viennent en mairie depuis 40 ans, toujours avec les mêmes problèmes, qui sont d’ordre privé !…»

Est-il dans cette fonction, et dans son exercice, des aspects que la plupart des gens ignorent, des tâches ou responsabilités méconnues ?

«Sans doute la plupart n’imaginent-ils pas, par exemple, le travail de gestion comptable et financière; la préparation, le vote puis la mise en application et la gestion des budgets… c’est à la fois énorme et passionnant.

Passionnant, parce que le budget, c’est ensuite l’action concrète sur le terrain : construction, équipements, entretien…

Une fois voté le budget primitif, généralement en début d’année ou en fin d’année précédente, l’on a une vision de ce qui va être réalisé dans la commune. Et c’est au secrétaire de mairie de le mettre en application, de le gérer. C’est le cœur de l’action communale.

Mais un budget, ce sont des mécanismes comptables assez complexes à manier… 

Les grandes collectivités ont un directeur et un service financiers pour le faire, pas les «petites communes»! Or, on ne peut plus guère aujourd’hui prendre sa voiture pour aller à la perception demander un rapide conseil sur tel ou tel détail, comme on pouvait le faire autrefois…»

Maire et secrétaire forment, surtout dans une «petite commune» rurale, un tandem essentiel… Quels sont les «secrets» d’une bonne entente et d’une collaboration harmonieuse ?

«Il faut se dire les choses. Se les dire telles qu’elles sont.

Des projets, des dossiers commencent souvent par être discutés entre le maire et le secrétaire.

Un secrétaire doit toujours être très réactif. Si une information lui parvient concernant une possibilité de financement, de subvention pour telle ou telle action, il en fait tout de suite part au maire, en lui donnant déjà quelques grandes lignes du projet, pour que celui-ci puisse y réfléchir, et peut-être décider d’étudier davantage le « dossier».

Avant de le porter devant le conseil municipal, le maire et le secrétaire en parlent ensemble, commencent à élaborer le projet, afin de pouvoir présenter au conseil une ébauche déjà consistante…

Les échanges sont également nombreux sur des dossiers précis, sur des situations, des personnes et leurs problèmes…

Et il y a des «dossiers» humains dont seuls le maire et le secrétaire sont informés. Le secrétaire de mairie a une obligation d’absolue discrétion. C’est une de ses premières qualités. Je le dis chaque fois que l’on recrute du personnel communal, quel que soit le poste de travail: «Ici, la première chose, c’est discrétion absolue !»

Xavier Berthou et moi-même avons fonctionné ainsi en binôme pendant 40 ans !

Il nous est arrivé de ne pas être d’accord. On se le disait. Puis chacun assumait sa fonction. Le maire décide et le secrétaire, qui a donné son opinion, fait ce qu’il a à faire… Il faut collaborer dans une totale transparence.»

Quelles sont donc à vos yeux les principales qualités que doit avoir un secrétaire de mairie ?

«Discrétion et réactivité. Car il est des situations qui ne peuvent pas attendre. Je me souviens d’une personne qui se trouvait dans la détresse. Elle n’avait même plus rien à manger. J’ai appelé le Secours populaire, pris ma voiture pour aller chercher des victuailles et les lui apporter…

Il faut être pratique, concret, polyvalent, et à l’écoute. Et savoir composer avec les gens comme ils sont…

Il faut aussi savoir être «bousculé» : souvent j’arrivais tôt le matin en ayant prévu un programme de travail. Puis le maire ou un adjoint passe, une réunion doit se tenir avec des élus, un problème ou une urgence surgit, un «râleur» arrive… et le soir je n’avais rien fait, ou presque, de ce que j’avais prévu.

En mairie, cela peut partir dans tous les sens!… Mais c’est aussi passionnant, car il n’y a pas deux journées à se ressembler. 

C’est un métier où il faut rester humble. Savoir rester à sa place, être discret, tout en assumant sans reculer toutes ses responsabilités.»

Le secrétaire de mairie n’est-il pas précisément très souvent la «mémoire» du passé récent de sa commune ?

«Si, très souvent. Et parfois de nouveaux maires, fraîchement élus, imaginent pouvoir tout révolutionner. Mais ils ont généralement tout à apprendre. Et le concours du secrétaire de mairie, qui connaît tous les dossiers, leur est indispensable. Ils ont besoin l’un de l’autre, et doivent former un binôme qui marche bien. Le conflit entre eux mène à la catastrophe! J’ai hélas vu le cas dans des communes où le secrétaire de mairie a fini par partir…»

Jetant en arrière un regard sur ces années de travail en mairie de Plounévézel, que diriez-vous des joies et des peines qui les ont jalonnées ?

«Les joies, ce sont les projets qui ont été menés à bien. Plounévézel a été précurseur dans plusieurs types d’équipement en milieu rural dans notre région : une des premières salles polyvalentes ; salle multi-sports, vestiaires, école moderne avec restaurant scolaire aux normes les plus pointues… C’est gratifiant d’avoir pu mener à bien tous ces projets.

Le plus difficile, c’est d’avoir à porter de mauvaises nouvelles.

J’ai malheureusement eu à accompagner parfois Xavier Berthou, parce que je connaissais les familles, pour des événements graves; accident ou autre…

C’est sans doute le pire que l’on puisse vivre dans le métier. Cela reste gravé dans votre mémoire pour toujours.»

Quand le jeune retraité que vous êtes passe aujourd’hui à la mairie de Plounévézel, quels sentiments et pensées naissent en vous ?

«Dans les premiers temps après mon départ en juillet 2020, l’impression a été particulière: plus de téléphone, plus de mails, plus de public… plus rien! J’avais envie de rester informé, connecté à ce qui se passait en mairie, sur les dossiers que j’avais lancés notamment… Je passais donc de temps en temps.

Puis, au fil des mois, j’ai pris le recul nécessaire, tout en restant au contact de la vie municipale, puisque je suis les conseils municipaux pour la presse, et que l’on m’y interroge parfois sur tel ou tel dossier plus ancien, que j’ai bien connu. Je peux apporter un éclairage aux élus actuels, ou aux collègues qui m’ont succédé… Je suis un peu la mémoire et le photographe de la commune, et c’est avec plaisir que je vais en mairie ! 

Mais il a fallu, avant ma retraite, que je ralentisse un peu le rythme. Outre ma profession, mes engagements associatifs et mon travail de correspondant de presse, j’ai siégé pendant 25 ans au Comité départemental du Syndicat des autonomes UNSSA, et pendant quelques mois au Comité régional d’orientation du Conseil National de la Fonction Publique Territoriale…

J’ai rencontré de très belles personnes dans ces deux instances, tant élus que collègues syndiqués, avec de très bons échanges, mais il a fallu que je taille un peu dans toutes ces activités, car en 2008, j’ai été « rattrapé » aux Urgences de Carhaix pour un problème cardiaque…»

Etre secrétaire de mairie aujourd’hui, est-ce exercer le même métier qu’à vos débuts ?  L’environnement – la vie et la politique communale, les contraintes réglementaires, les attentes des administrés, et l’évolution des mentalités – n’ont-elles pas transformé le travail ?

«Cela n’a plus rien à voir !

En 1980, c’était encore l’ancienne génération des secrétaires de mairie. Entre communes du canton, nous travaillions beaucoup en réseau, y compris avec la ville de Carhaix, où Philippe Mahé – depuis parvenu à des fonctions plus élevées ! – était secrétaire général…

Tout est aujourd’hui devenu plus administratif. A l’époque, les mails n’existaient pas. Aujourd’hui, la moindre circulaire descend toute l’échelle administrative pour atterrir dans la moindre mairie. C’est presque à chaque fois dix ou vingt pages à lire. Dans les derniers temps, j’en arrivais à ne plus les lire. Le titre suffisait. Sinon, j’aurais pu passer mon temps à lire des textes administratifs sur tous les sujets.

Cette dématérialisation des documents a généré une inflation des transmissions, par facilité, et parce que tout le monde, à chaque échelon, «ouvre le parapluie». Tout descend en cascade jusqu’à la petite mairie, dont le maire a un métier à assumer, et où le secrétaire est débordé…

L’informatique a, en tous domaines, transformé le métier, les façons de faire, les transmissions de dossiers, les démarches…

Nous sommes aussi aujourd’hui de plus en plus confrontés à des «citoyens-contribuables», dont certains considèrent avoir toujours «droit à…» parce qu’ils paient des impôts – ou n’en paient pas, d’ailleurs.

Je me souviens de voir arriver en mairie un «citoyen-contribuable» très énervé et particulièrement revendicatif, auquel j’ai demandé combien d’impôts il payait… Avant de lui dire qu’il n’en payait pas – y compris sur la commune – ce qui l’a énervé un peu plus…

La «judiciarisation» de la vie publique est un problème.»

Si c’était à refaire, choisiriez-vous la même voie professionnelle ?

«Si c’était pour faire le métier que j’ai commencé en 1980, je le referais! Si c’était pour faire le métier de 2020, non. A cause de cette «pression administrative» notamment; mais aussi de l’ambiance qui peut régner dans certaines collectivités… Le mal-être du personnel communal ici ou là m’inquiète!

Une anecdote au sujet des carcans et des œillères administratives : pour des récupérations de TVA auprès de la préfecture, nous envoyions des déclarations un ou deux ans après les investissements… J’avais l’habitude d’arrondir les chiffres des centimes à l’entier supérieur ou inférieur, considérant que récupérer 20% sur quelques centimes ne valait pas la peine…

Je me suis un jour fait admonester par une responsable de la préfecture: «Ici, on est au centime près !»

Dont acte : j’ai dès lors transmis les chiffres au centime près.

Mais cela m’a paru ahurissant. On a tant à faire dans une petite commune qu’il faut savoir aller à l’essentiel, être efficace…»

Plounévézel a beaucoup changé ces dernières années ; quelles évolutions ou transformations vous paraissent les plus marquantes ?

«Quelqu’un qui aurait vécu à Plounévézel voici 20 ou 30 ans, puis en serait parti pour ne revenir qu’aujourd’hui, ne s’y retrouverait plus !

Dans les années 2008-2010, la commune était pleine de chantiers. Les constructions sortaient de terre partout. Environ 200 habitations ont été construites, entre l’ancien bourg et le carrefour des écoles.

En 2006, l’on a construit une dizaine de pavillons adaptés aux personnes âgées ou handicapées, autour de la «Maison de quartier»…

Plounévézel a donc aussi connu un afflux de population, qui a généré beaucoup de jeunesse, donc une forte augmentation du nombre d’enfants à scolariser.

Il a fallu adapter l’école au fur et à mesure, de même que le restaurant scolaire.

Je me souviens de la cantine de mon enfance : il y avait des trépieds, et des gamelles, dans lesquelles chacun «piochait»… Il n’était pas question de «circuit froid» et de «circuit chaud», ni «propre» ou «sale». Mais nous n’étions pas malades et on y mangeait bien !

Aujourd’hui, l’équipement est «au top». J’ai eu le plaisir d’entendre un chef d’entreprise me dire un jour que le restaurant scolaire de Plounévézel avait la réputation d’être le meilleur du Pays COB !

Presque tous les enfants de l’école restent déjeuner, ce qui est la preuve qu’on y mange bien !

J’en profite ici pour donner un «coup de chapeau» à Corinne et Sylvie, les préposées au service, et pour l’étendre d’ailleurs à l’ensemble du personnel – que mes fonctions m’ont appelé à gérer, tâche pas toujours simple – un personnel communal dont je salue l’investissement. J’ai eu affaire à des gens motivés et responsables !»

Quelles évolutions appelleriez-vous de vos vœux ?

«L’école était une priorité… Ses effectifs avaient tellement diminué à un moment, que certains proposaient de la fermer et de prendre un car pour scolariser les enfants de Plounévézel à Carhaix. Cela en avait choqué plus d’un !

Xavier Berthou et ses équipes successives ont toujours eu le souci de l’école, et de redynamiser la commune, ce qui a débouché sur cette urbanisation spectaculaire dont nous avons déjà parlé.

Je crois que l’avenir est à la poursuite de ce développement, à moindre échelle, mais dans le même esprit…»

Vous œuvrez beaucoup pour la vie et l’animation du village de Kergroas. Quels sentiments ou motivations vous y engagent ?

«L’envie de m’impliquer dans la vie de ma commune. J’ai signé ma première licence de foot à l’âge de 15 ans, à la création du club de foot de Plounévézel; une équipe dont un certain Xavier Berthou était le capitaine.

En 1980, j’ai hérité du comité des fêtes, dont j’ai été le secrétaire pendant une quinzaine d’années. C’était l’époque des «interclochers», des moto-cross, des courses cyclistes…

Puis, nous avons relancé le Comité de Kergroas en 1998, dans la même perspective. J’habite le village. C’est un comité très sympathique, convivial. L’ambiance est excellente. On y est entre voisins, se connaissant tous, et s’appréciant tous… Nous n’organisons qu’une fête annuelle, mais nous y tenons beaucoup !»

Une commune n’est pas une entité indépendante… Quels sont les contraintes, les règlements, les liens… qui limitent l’action possible ou envisagée ?

«A mes débuts, la commune gérait encore quasiment elle-même ses dossiers. Elle allait voir directement le Conseiller général, le Conseiller régional, les représentants de l’Etat…

Aujourd’hui, ce sont souvent des contrats qui sont finalisés avec l’intercommunalité ou avec le Pays… C’est beaucoup plus astreignant. Les projets doivent être «rentrés dans le circuit» bien en amont, bien en avance pour obtenir des financements.

Dans le passé, pour la construction d’une salle polyvalente, un dossier monté en janvier pouvait être bien lancé sur les rails en mai-juin, et les élus des instances supérieures pouvaient déjà nous dire les subventions que le projet pouvait obtenir…

Aujourd’hui, il doit cheminer dans une machinerie administrative assez lourde et lente…

Mais il reste important pour une commune d’avoir du réseau entre les élus, à l’échelon du département, de la région, du national.

Si les relations sont bonnes, l’on peut avoir les bonnes informations au bon moment.»

Un conseil municipal est constitué de personnes fort diverses… sans même nous attarder sur les «clivages» politiques, la juxtaposition de personnalités si différentes, et les «visions», les desseins, voire «les calculs» des uns et des autres, doivent parfois rendre compliquée la tâche du secrétaire de mairie, et plus encore celle du maire! Comment avez-vous vécu cet aspect des choses au cours des ans ?

«Si des tensions surviennent au conseil municipal, le secrétaire de mairie écoute, «enregistre», mais reste en dehors des débats, sauf quand il est mis en cause lui-même. Mais je n’ai pas souvent vu de séances difficiles au conseil municipal de Plounévézel.

En conseil, le maire est comme un capitaine d’équipe. Il a sa majorité, et si des clivages se font jour, il lui faut obtenir en amont un consensus dans cette majorité. On ne peut arriver à un conseil municipal «la fleur au fusil» et en se disant «on verra bien»! Le maire ne peut prendre le risque d’être mis en minorité. A lui de «cadrer les choses !»

L’administration française, pléthorique et parfois envahissante, est-elle une aide véritable ou un frein, voire un obstacle ?

«Nous avons besoin d’une administration… Mais l’empilement des textes, des normes, des réglementations finit par compliquer énormément les choses ! On ne sait parfois plus par quel bout prendre les problèmes… Et si l’on cherche à tout appliquer, on finit par ne plus rien faire tant c’est complexe et parfois contradictoire.

Je me souviens de la première inspection de la DSV (Direction des Services Vétérinaires) au restaurant scolaire communal en 2009. Il y avait sans cesse des remarques sur des broutilles, alors que le restaurant était tout neuf et avait le meilleur matériel qui soit.

«Dans ce cas, il va falloir fermer le restaurant scolaire, licencier le personnel, et faire appel à une société privée de restauration…» avons-nous fait remarquer.

«Ah, non! Ne faites surtout par ça!» a été la réponse…»

La Presse est attentive à la vie locale, et parfois aux «rumeurs»… a-t-elle une action bénéfique ?

«C’est pour moi un sujet un peu particulier, puisque je suis correspondant de presse depuis 40 ans.

Si un sujet délicat venait au conseil municipal, je me «retirais» de mon rôle de correspondant, pour ne conserver que ma «casquette» de secrétaire de mairie.

C’est arrivé une fois, il y avait une crise municipale. Je connaissais les protagonistes de chaque bord, et je ne pouvais pas me permettre d’écrire sur la situation. J’ai préféré qu’un journaliste vienne faire le compte-rendu…

Et si la mairie ne souhaite pas divulguer une information, elle ne la donne pas. Il m’est arrivé, dans certaines situations, face à certaines informations, de ne plus être que secrétaire de mairie !

J’ai parfois vu des collègues d’autres communes livrer à la presse des projets qui en étaient au stade du «frémissement», et qui n’ont pas pu être ensuite réalisés… Mieux vaut attendre que le projet soit bien cadré avant de donner l’information au grand public !

Mais ce travail de presse locale est très enrichissant: c’est du contact humain, des rencontres… On est au cœur de la vie locale, associative. C’est intéressant et agréable.

Maintenant que je suis à la retraite, je fais aussi des articles sur Carhaix. Cela me plaît beaucoup !»

Le Poher, le Centre-Bretagne, l’intercommunalité sont autant de réalités qui vous tiennent à cœur, et dont votre travail vous a amené à suivre de près la vie, les évolutions, les enjeux… Quelles réflexions sont les vôtres en ce domaine ?

«Le Poher devrait mieux fonctionner qu’il ne fonctionne. Cela est lié à l’intercommunalité, aux querelles qui existent entre certaines communes au sein de Poher Communauté… alors que cela ne tient finalement pas à grand-chose.

Je pense en particulier au fameux «pacte fiscal». Des investissements communautaires, comme la nouvelle laiterie Synutra à Carhaix, génèrent des taxes importantes, notamment plusieurs centaines de milliers d’euros de taxe foncière.

J’estime qu’une telle taxe devrait être versée dans la caisse de la Communauté de Communes, et non dans celle de la commune-siège de l’entreprise.

C’est pour régler ce genre de situation que des élus de communes rurales militent pour la mise en place d’un pacte fiscal, qui rééquilibrerait cela.

Mais c’est compliqué… alors que ce pourrait ne pas l’être ! Il suffirait de se mettre d’accord sur des critères de base pour la répartition, en fonction des populations communales, des richesses et du potentiel fiscal…

C’est techniquement simple à réaliser, mais compliqué faute de réelle volonté de la part de la majorité des élus de Poher Communauté.

Du coup, des petites communes bloquent des projets qui pourraient intéresser toute l’intercommunalité, comme le Plan Local d’Urbanisation Intercommunal ou «la redevance incitative»…

On en arrive à un «combat de boxe», où tout le monde est perdant. Il faudra donc bien avancer là-dessus tôt ou tard.»

Carhaix paraît assumer le rôle de petite capitale… Quelles relations, quels liens doivent être établis pour un développement harmonieux de l’ensemble ?

«Il faut précisément parvenir à cette harmonisation !»

Quelle configuration, quelle vie entrevoyez-vous pour ce Centre-Bretagne dans dix ou vingt ans ?

«Ce Kreiz Breizh est une belle région. On a plaisir à y vivre !

Bien sûr, il y a des inquiétudes, que l’on connaît bien: le vieillissement de la population; il faudra trouver des solutions pour accompagner nos anciens… dont je vais faire bientôt partie, comme bien d’autres.

A ce sujet, je voudrais mentionner également le manque de considération envers le personnel qui intervient auprès des personnes âgées, tel que les aides-soignantes, les aide-ménagères…

Il est impressionnant de voir le parcours de ces femmes, mis en évidence par le film «Debout les femmes», et que mon épouse connaît bien, pour travailler dans ce secteur, pour quelques mois encore.

Elles font un travail indispensable, comme les caissières, les «ripeurs» et bien d’autres dans ces métiers «essentiels» révélés par la pandémie… Mais elles ne reçoivent aucune considération.

Un autre problème est la désertification médicale. C’est un point très important de vigilance, même si la situation semble devoir s’améliorer un peu…»

Nombreux sont les analystes qui s’inquiètent de la fracturation de notre société, et de la dégradation de ce que l’on appelle souvent le «vivre ensemble»… Qu’en dites-vous ?

«Les «réseaux sociaux» sont une catastrophe. La vraie convivialité disparaît.

En vous promenant, vous croisez des gens qui ont presque tous le smartphone à la main. Même chose au restaurant ou ailleurs, chacun est dans son monde… Tout se vit dans l’instant. Quand j’étais lycéen, ou au début de ma carrière professionnelle, on avait plaisir à se retrouver le vendredi soir pour échanger sur notre semaine…

Une autre de mes inquiétudes est la disparition de la notion de service public. La présence humaine disparaît au profit de la dématérialisation numérique.

La mairie est le premier lieu du service public dans une commune. Il faut qu’il demeure ! L’habitant en a besoin…»