«Je suis souvent très agacée par les déclarations du type
«On n’est pas au Moyen Âge» ou «On se croirait au Moyen Âge».
Le Moyen Âge souffre d’une image noire construite largement à… la Renaissance précisément, puis au XIXe siècle quand il s’agissait, pour la République, de dénoncer les abus de l’Ancien Régime pour valoriser l’action révolutionnaire. Certains se font volontiers le relais de cette vision fausse : le Moyen Âge serait violent, sale, obscurantiste, voire ignorant… «moyenâgeux» en un mot, mot qui exaspère tous les spécialistes de la période, d’ailleurs ! Il n’est rien de cela…», nous a confié Esther Dehoux.

Toute historienne médiéviste, enseignant-chercheur et vice-présidente d’université qu’elle soit, pour qui connaît Esther Dehoux depuis son enfance, c’est un plaisir de croiser son chemin quand elle revient dans la région : elle n’a vraiment pas changé !

Vous retrouvez toujours en elle, l’élève, la jeune scoute simple, directe, pleine d’empathie qu’elle était.

Avec l’humour et la perspicacité hérités de son père – longtemps dynamique chef d’entreprise au franc parler – elle partage volontiers ses expériences (épiques quand elle enseignait dans ces « zones d’éducation prioritaire » de la banlieue parisienne, [voir Regard d’Espérance n° 204]) ou vous fait part  du fruit de ses recherches et analyses…

Elle a bien voulu consacrer une partie de ses courtes vacances de Toussaint « au pays », pour nous permettre de réaliser cet entretien enrichissant.

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Voudriez-vous vous présenter brièvement ?

J’ai bientôt 47 ans et si je suis née dans l’Aisne, à Hirson, j’ai grandi à Carhaix et fait mes études en Bretagne, à Brest, à l’Université de Bretagne Occidentale, jusqu’à la maîtrise, puis à Rennes–où j’ai passé mon Diplôme d’études approfondies (DEA), toujours en histoire, et le concours du CAPES pour devenir professeur d’histoire-géographie. Je suis enseignante depuis plus de 20 ans maintenant; j’ai été professeur d’histoire-géographie à Janzé, près de Rennes, quand j’étais stagiaire, puis à Aulnay-sous-Bois (93) pendant cinq ans avant d’obtenir ma mutation pour l’académie de Rennes et d’être affectée au collège de Rostrenen (22). J’ai, en parallèle, préparé ma thèse de doctorat en histoire du Moyen Âge à l’université de Poitiers.

J’ai quitté la Bretagne et l’enseignement secondaire en 2014, ayant été élue maître de conférences en histoire médiévale à Lille. Je suis donc aujourd’hui enseignante et chercheuse, les deux aspects étant indissociables car on forme les étudiants «à et par la recherche». Je suis également, depuis quelques mois et pour un mandat de quatre ans, vice-présidente de l’université de Lille, en charge des formations de 1er cycle.

J’habite dans le Nord, mais reviens régulièrement en Bretagne où résident l’essentiel de ma famille et une bonne part de mes amis.

Lors de ces congés ou quand j’en ai le temps, j’aime beaucoup lire –et pas seulement des livres d’histoire !–ou me promener pour me détendre ou découvrir des lieux que je ne connais pas.

Quand ou comment est né en vous cet intérêt pour l’histoire ?

L’intérêt est venu par les visites que j’ai pu faire avec mes parents, lors de vacances par exemple : châteaux, églises, musées… et par les livres nombreux qu’il y avait à la maison.

Cet intérêt a été conforté par des enseignants qui m’ont marquée : Daniel Rolland, en CM2, Anne-Marie Michel au collège, puis Patrick Kernévez au lycée. Chacun dans leur style, ils m’ont fait aimer l’histoire. Ils m’ont également initiée à sa méthode, à sa rigueur et à la manière de la raconter, de l’expliquer, de l’enseigner. L’histoire est une science, mais il s’agit aussi de savoir transmettre de manière à être compris !

L’enseignement, tâche si délicate et complexe, est-il pour vous une « vocation »?

J’ai pensé, pendant plusieurs années, être professeur des écoles, puis j’ai finalement passé le CAPES pour être professeur d’histoire-géographie. J’ai enseigné en collège, préférant de très loin le collège au lycée : tenir la classe demande sans aucun doute plus de temps et d’énergie, mais j’aimais bien le côté réactif, actif des élèves.

À l’université, j’enseigne en licence et master, avec un goût particulier pour les cours où l’on voit les étudiants progresser : en TD (travaux dirigés) en 1ère année, en 3e année également, en particulier quand je les confronte à des documents médiévaux-cartulaires, récits hagiographiques, chroniques…-que je leur donne sans en sélectionner juste un passage, comme on le fait dans les premières années. Ils doivent, en apprentis-chercheurs, choisir la question à laquelle ils vont chercher à répondre et ils découvrent qu’il n’est pas simple de répondre, qu’il faut aussi exprimer la réponse de manière construite et rigoureuse, mais que c’est passionnant !

Aujourd’hui, je suis vice-présidente, mais j’enseigne toujours un minimum : c’est un aspect essentiel de mon métier et je ne vois pas comment être en charge du 1er cycle sans avoir un étudiant en cours !

Comment éveiller chez l’enfant et l’adolescent actuels – »branchés », à la fois connectés en permanence mais « déconnectés » des réalités–l’intérêt pour l’histoire, le goût de l’étude et comment développer en eux la curiosité intellectuelle?

Il faut réussir à capter leur attention, parfois en les interpellant, en commençant son cours par un fait d’actualité par exemple. Je vous donne deux exemples. Après l’incendie de la charpente de Notre-Dame de Paris en 2019, il y a eu des discussions sur la manière de reconstruire. Les gens du Moyen Âge ne se seraient pas posé la question longtemps : ils auraient cherché le plus neuf, le plus moderne, pour refaire en mieux. Plus proche de nous : le décès d’Élisabeth II. Il a été l’occasion de rappeler les pouvoirs originaux qu’elle détenait, par exemple sur les esturgeons, les dauphins, les baleines et les cygnes de la Tamise. Il s’agit de dispositions datant du Moyen Âge, quand la chasse de ces animaux marins garantissait de substantiels revenus et que les cygnes étaient un met de luxe.

Le goût de l’étude, la curiosité, c’est plus compliqué car bien des étudiants se contentent d’apprendre le cours, révisant juste avant les examens, sans aller lire les ouvrages ou articles que l’on conseille… On vérifie donc, par exemple, l’effectivité des lectures, on demande la traduction des articles sous forme de posters ou de capsules vidéo, on organise des débats autour de lectures imposées pour amener à confronter les interprétations et encourager la réflexion. On peut aussi leur demander de préparer une web-expo sur un sujet donné, en lien avec le cours.

Quels souvenirs gardez-vous de vos premières années d’enseignement au collège, quelles leçons en avez-vous retenues ?

J’ai le souvenir de certains moments difficiles, mais surtout de moments formidables et j’ai beaucoup appris dans le secondaire. Quand on voit, lors d’un exercice réussi, lors d’un échange, lors d’une sortie qui permet de découvrir d’autres lieux, des «étoiles dans les yeux» ou un sourire après les larmes, on s’en souvient longtemps…

Les années de collège ne sont pas faciles, pour beaucoup de raisons : l’adolescence n’est souvent pas un moment simple pour les enfants, les relations entre élèves ne sont pas toujours simples non plus, les premiers choix pour l’orientation arrivent tôt… J’ai longtemps été professeur principal, en particulier en 3e : certaines réunions avec les élèves et leurs parents se terminaient tard car il fallait écouter, comprendre, expliquer, aider, accompagner…

Je retiens surtout que la dimension humaine est essentielle. On ne peut pas être un bon enseignant si on n’aime pas faire cours–c’est une évidence à rappeler–, si on n’aime pas–au sens juste du terme–ses élèves comme ses étudiants, si on ne les respecte pas. Or, sans exigence et sans vérité, il n’y a pas de respect. Il n’y a pas de confiance non plus. Et la confiance, avec les élèves, les étudiants comme avec les collègues, elle se gagne et s’éprouve avec le temps, qui seul permet de voir que les paroles et les gestes s’accordent, que l’on est donc crédible, fiable et en rien démagogue. Les prédicateurs du Moyen Âge disaient qu’il fallait prêcher «verbo et exemplo», «par la parole et par l’exemple» : ils avaient bien raison !

Lors de notre entretien en 2009, vous nous aviez déclaré : «Il faut enseigner l’histoire en développant l’esprit critique des élèves, favoriser au maximum la confrontation de documents différents»… Voulez-vous développer cette réflexion ?

Il faut développer l’esprit critique, plus que jamais. Il faut que les étudiants apprennent à mieux interroger les données, les faits, les documents et les informations.

C’est valable pour le travail d’historien car, en termes de méthode, il faut croiser les documents pour essayer de saisir un phénomène en confrontant les points de vue. Un document ne peut pas tout nous dire. Son apport est limité par sa nature et ses raisons d’être. Le récit d’un banquet et le document comptable indiquant les dépenses faites pour ce repas nous informent sur un même sujet, mais ils ne disent pas la même chose.

Il y a aussi un véritable enjeu citoyen : nous sommes dans un monde où l’information circule plus vite qu’elle n’est vérifiée, si elle est vérifiée, et l’histoire est d’ailleurs volontiers falsifiée, manipulée. Aussi, s’interroger sur l’auteur, la source, la date, la construction du discours ou encore l’image qui peut l’accompagner est indispensable pour qu’on ne soit pas la victime et, le cas échéant, le relais de «fake news» et autres intox.

Vous aviez également souligné que «l’école ne peut pas remplacer l’éducation à la maison». Depuis lors notre société a beaucoup évolué… Conservez-vous la même certitude ?

Oui ! Bien des choses qui relèvent du savoir-vivre ou du savoir-être, que l’on apprend à la maison, ne sont pas toujours au rendez-vous.

La crise sanitaire a également révélé et accentué des choses. La difficulté à accepter les contraintes, les cadres, les règles est plus évidente, tout devenant vite sujet de contestation, y compris par des voies judiciaires. On observe aussi une plus grande versatilité car on change de projet, on arrête avant l’effort, ce qui se traduit par des changements de filière ou d’études dans les toutes premières semaines de l’année (abandon des filières d’accès aux formations de santé, des classes prépas…). On note également une plus grande fragilité, avec des étudiants qui peuvent très vite «vriller» ou tenter l’irréparable, des étudiants qui sont aussi, pour certains, en situation très difficile, économiquement, mais aussi humainement car beaucoup sont en rupture familiale et sont seuls. L’université, dans ce contexte, comme l’école, peut évidemment aider, accompagner, mais pas remplacer… et elle est parfois bien impuissante.

Gérer de front l’emploi du temps d’un professeur de collège et celui d’un doctorant aboutissant à la soutenance de thèse, n’a pas dû être chose aisée ?

Non, ce ne fut pas toujours facile, mais c’était un choix et un choix s’assume ! Cela a impliqué de courtes nuits, des périodes de vacances studieuses ou consacrées à des déplacements, assez épiques parfois, dont certains de mes proches se souviennent encore !

Mais j’ai pu aussi proposer à mes élèves des documents que j’étudiais dans le cadre de ma thèse, en particulier des images : c’était intéressant de voir comment ils y réagissaient. Et les élèves savent aussi encourager leur enseignant : je me souviens bien du SMS envoyé par une collègue qui avait une de mes classes en cours au moment de ma soutenance de thèse… De la même manière, certains de mes élèves ont demandé, quand il est sorti, à voir le livre issu de ma thèse. Au fil des années, ils m’avaient vue travailler, en particulier sur la pause de midi, donc voir l’aboutissement leur importait.

Quels mots choisiriez-vous pour faire partager au lecteur non averti le fruit de votre travail de recherche ?

Des mots compréhensibles par tous, déjà ! Boileau disait «Ce que l’on conçoit bien s’exprime clairement et les mots pour le dire arrivent aisément». C’est vrai, mais nombre de livres ou d’articles se distinguent par le jargon et les formules alambiquées.

Je travaille sur la période qui court de l’époque de Charlemagne, du IXe siècle donc, jusqu’à la fin du XIIIe siècle, et je m’intéresse à l’histoire des pouvoirs, pouvoir civil, royal en particulier, et pouvoir ecclésiastique, touchant ainsi à l’histoire politique, religieuse, mais aussi culturelle ou encore sociale, si tant est que ces découpages aient un sens pour la période qui m’occupe.

J’ai consacré ma thèse aux représentations, littéraires et iconographiques, des saints guerriers (Georges, Maurice, Michel…) aux Xe‑XIIIe siècles et abordé par ce biais, à une époque où la société et son organisation évoluent beaucoup, les relations qu’entretenaient les rois, les guerriers et les gens d’Église : en utilisant telle ou telle figure de saint, voire telle facette de tel ou tel saint, les uns et les autres affirmaient leurs ambitions ou leurs revendications, se positionnaient par rapport aux autres pour justifier leur place et leur supériorité.

Ces dernières années, je me suis plus spécialement intéressée aux relations qu’entretiennent les évêques et le pape aux Xe-XIIIe siècles, quand l’Église catholique connaît une grande réforme qui conduit, entre autres –mais pas sans résistance !–, à l’affirmation de la hiérarchie ecclésiastique et de l’autorité romaine.

Quelles réflexions vous inspirent les découvertes et analyses de la société de cette époque sur celle que nous vivons aujourd’hui?

Travaillant sur les pouvoirs, sur leur manière de s’affirmer, de se représenter, de se justifier ou de contester l’autorité, je suis forcément intéressée par les méthodes adoptées par nos contemporains, par l’actualité, car l’homme reste l’homme, surtout quand on parle pouvoir, place, hiérarchie… On gagne, en tant qu’historien, à lire les travaux des collègues sociologues, politistes, ou encore anthropologues. Croiser les approches et considérer les autres périodes sont deux dimensions essentielles pour approfondir l’analyse.

Le Moyen Âge est-il si éloigné de notre monde du 21e siècle? Quels sont les points communs… et les divergences fondamentales?

Oui, il en est très éloigné, par bien des aspects. Il suffit de considérer nos conditions de vie et les techniques dont nous disposons pour s’en convaincre, mais je suis souvent très agacée par les déclarations du type «On n’est pas au Moyen Âge» ou «On se croirait au Moyen Âge». Le Moyen Âge souffre d’une image noire construite largement à… la Renaissance précisément, puis au XIXe siècle quand il s’agissait, pour la République, de dénoncer les abus de l’Ancien Régime pour valoriser l’action révolutionnaire. Certains se font volontiers le relais de cette vision fausse : le Moyen Âge serait violent, sale, obscurantiste, voire ignorant… «moyenâgeux» en un mot, mot qui exaspère tous les spécialistes de la période, d’ailleurs ! Il n’est rien de cela… Oui, il y a eu des violences, mais la guerre médiévale tue moins que la guerre contemporaine et s’il y eut des tortures, des chasses aux sorcières et l’Inquisition, ils furent surtout le fait de l’époque moderne. En termes d’hygiène, les médiévaux peuvent aussi donner la leçon à d’autres. Quant à l’obscurantisme et à l’ignorance, c’est croire que l’esprit critique n’existait pas, voire que nous en aurions le privilège, et occulter la culture et la puissance de réflexion de bien des savants et penseurs du Moyen Âge.

La question de la périodisation est importante dans l’image que l’on se fait du Moyen Âge. Quelles bornes chronologiques donnons-nous au Moyen Âge ? En considérant que le Moyen Âge se termine avec la découverte de l’Amérique par Colomb en 1492, ou avec Luther et la réforme protestante vers 1517…, on modifie forcément la vision que l’on a de la période car on fait porter l’accent sur un changement qui dit le rapport du Moyen Âge au monde, à la foi, à la culture…

Auriez-vous aimé vivre au Moyen Âge?

Surtout pas ! Et pas plus à Athènes au temps de Périclès ou dans la France de Louis XIV ! Étudier une période ne veut pas dire qu’on aimerait y vivre ou qu’on l’idéalise ! En revanche, si nous avions une machine à remonter le temps, j’aimerais bien pouvoir poser des questions à certains comme Pépin le Bref, le père de Charlemagne, Charles le Chauve, Louis VI, Suger, l’abbé de Saint-Denis, ou encore le pape Innocent III, histoire de vérifier si mes interprétations sont justes !

Quel tableau brosseriez-vous de l’Université française actuelle à quelqu’un qui souhaiterait en avoir une image ?

L’université en France offre une image contrastée. Elle accueille de plus en plus d’étudiants, y compris en formation continue et en alternance, compte des enseignants-chercheurs de grande qualité, mais dont le nombre baisse depuis plusieurs années. De plus, les missions des enseignants-chercheurs ont changé : les activités administratives sont toujours plus nombreuses et s’ajoutent au montage de projets qui, indispensable aujourd’hui pour obtenir les financements nécessaires à la recherche, est tellement chronophage qu’il finit par l’emporter sur l’activité de recherche elle-même. L’université souffre donc, globalement, d’un sous-encadrement croissant, qui vaut aussi pour le personnel administratif. Elle souffre aussi de la dégradation de son patrimoine : aujourd’hui, plus du tiers des locaux des universités sont en mauvais état. Mais l’université résiste encore, grâce au dévouement de nombre de ses personnels. Il est urgent que l’État réinvestisse dans l’enseignement supérieur.

L’étudiante que vous avez été se reconnaît-elle dans les étudiants d’aujourd’hui ?

Et la vice-présidente de l’université que vous êtes se sent-elle toujours proche des étudiants, ou vos responsabilités vous ont-elles donné une autre vision des réalités du monde universitaire ?

Les étudiants d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’il y a 25 ans, c’est évident. Je pense être proche des étudiants, sensible à leurs situations, compréhensive aussi, mais être en position de responsabilité, quel que soit le niveau, implique de faire respecter la réglementation, nationale et locale, et de faire des choix. Cela suscite forcément des tensions! Il faut donc user de pédagogie, informer, expliquer les décisions aussi, et répéter à longueur de semestre et d’année… On s’y épuise littéralement parfois ! Cela ne suffit pas toujours pour échapper aux critiques, qui passent vite aujourd’hui, et avec les étudiants en particulier, sur les réseaux sociaux, mais on apprend à prendre les coups et, surtout, à se préserver.

Vous n’avez donc pas seulement voulu enseigner et faire de la recherche mais aussi vous investir dans diverses tâches et responsabilités, pouvez-vous nous expliquer quelques-uns de ces engagements successifs ?

En effet, j’ai assez vite assumé des responsabilités administratives ou pédagogiques. J’ai été, pour l’aspect «recherche», une des adjoints à la direction de mon unité de recherche, l’Institut de Recherche historique du Septentrion (IRHiS), avec pour mission de m’occuper des doctorants, d’établir pour eux un programme de formation adapté en particulier, et de travailler à l’élaboration du bilan du contrat qui s’achevait (activités, publications…) et du projet pour le contrat suivant, avec la définition des axes de recherche devant faire l’identité de l’unité dans le paysage scientifique national et au-delà, pour les quatre années à venir.

Je me suis aussi engagée dans le domaine de la formation : j’ai été responsable de 1ère année de licence, soit 550 étudiants qu’il faut accompagner car ils découvrent l’université et une organisation très différente de celle du lycée. La messagerie électronique fonctionne beaucoup ! J’ai aussi été responsable de la licence (soit environ 1000 étudiants), assurant donc la présidence du jury pour délivrer le diplôme, et préparant également ce qu’on appelle la «maquette», l’organisation des cours et des modalités de contrôle des connaissances, pour l’actuel contrat.

Ensuite, j’ai assuré la direction du département d’histoire–une cinquantaine d’enseignants titulaires pour quelque 1500 étudiants, tous parcours et niveaux confondus–pendant deux ans et demi, dont la crise sanitaire, avant d’être nommée, en janvier dernier, vice-présidente en charge des formations de 1er cycle, soit les licences, licences professionnelles, BUT, DEUST, qui représentent à Lille quelque 55 000 étudiants, répartis dans tous les domaines de formation.

De tous les postes (et responsabilités) que vous avez connus, lequel vous a le plus passionnée… et a demandé un plus grand investissement de temps et de labeur?

Toutes ces responsabilités m’ont beaucoup appris et je n’ai pas tendance à faire les choses à moitié quand je les fais. J’y ai donc mis beaucoup d’énergie, d’enthousiasme, donnant sans vraiment compter… La vice-présidence, actuellement, me permet de comprendre mieux encore l’université, ses acteurs, son fonctionnement et c’est passionnant ! En temps et en labeur, je crois que c’est la direction de département qui a demandé ou coûté le plus, car nous étions au cœur de la crise sanitaire : il fallait gérer le passage à distance pour les étudiants, mais aussi pour les enseignants et le responsable administratif du département a été en arrêt de travail, donc il a fallu pallier tout en assurant ce qui était mon travail normal. Ce fut dur, indéniablement, et j’ai désormais l’expérience personnelle du burn out, expérience bien utile pour éviter de la revivre et aussi pour prévenir les collègues. On apprend également, dans ces moments-là, à connaître ceux sur lesquels on peut réellement compter…

Il a beaucoup été question du mal-être estudiantin pendant la crise de la Covid, comment l’avez-vous vécu à Lille?

Nous l’avons vécu à divers niveaux. Au niveau de la présidence, l’investissement de la vice-présidente Vie étudiante de l’époque, Emmanuelle Jourdan-Chartier, et des services associés, a été exceptionnel : il fallait aider les étudiants pour qu’ils puissent vivre et se nourrir, avoir l’équipement nécessaire pour suivre les cours à distance, être suivis en cas de détresse psychologique… Au niveau du département, en lien avec la présidence et le doyen de la faculté, il a fallu passer à distance : nous n’avions pas d’expérience, donc nous avons appris «sur le tas», avec des outils pas forcément adaptés au début… Il y a eu beaucoup de réunions, de messages, d’appels téléphoniques et d’heures de travail pour préparer les tutoriels nécessaires, les espaces de dépôt des cours, les espaces d’examen à distance… en expliquant cela aux enseignants comme aux étudiants. Ces derniers ont dû s’adapter aux cours en visioconférence, parfois aux simples cours mis en ligne, en n’ayant pas, pour beaucoup d’entre eux, de lieu pour travailler au calme, ni même d’ordinateur personnel. Ce fut rude et, dans ce contexte, nous avons parfois servi de punching-ball ou de déversoirs à toutes les craintes, angoisses ou colères des étudiants, voire des enseignants.

Les méthodes traditionnelles d’enseignement s’en sont trouvées bouleversées avec le fameux distanciel: ces pratiques perdurent-elles, peut-on y trouver un impact positif?

Les cours, à l’université de Lille, sont revenus en présentiel et ils seront bien maintenus en présentiel pendant l’hiver qui vient, malgré la crise énergétique et malgré ce qu’ont pu dire certains médias ! La visioconférence perdure surtout pour l’organisation de réunions ou de rendez-vous : elle permet une plus grande souplesse, voire une plus grande efficacité en réduisant les contraintes liées aux déplacements. Elle rend aussi possible l’organisation de colloques ou de séminaires intégralement en ligne ou hybrides, ce qui est très précieux pour les activités de recherche, même si on sait combien il est utile – et plus agréable ! – de voir les gens «en vrai» pour développer des collaborations.

D’autres outils ont été découverts et retenus après la crise sanitaire : des tests en ligne, des retours sur les copies en ligne également… ainsi que des pratiques comme la classe inversée, qui implique que les étudiants lisent les articles ou documents avant le cours puis que le moment de «face à face» avec l’enseignant permette d’aller plus loin dans la réflexion et l’analyse.

«Parcoursup», tous les ans de nombreuses critiques reviennent contre cette plateforme. Vous semblent-elles fondées?

La plateforme Parcoursup a été mise en place pour mettre un terme à des pratiques de tirage au sort pour des filières dites «en tension», en particulier l’année d’entrée en études de santé et des licences comme STAPS (sciences et techniques des activités physiques et sportives), psychologie ou encore droit. Aujourd’hui, Parcoursup n’a rien réglé car ces filières sont toujours en tension : nombre de candidats n’y trouvent pas de place car les capacités d’accueil sont atteintes avant épuisement de la liste d’attente.

Se pose alors la question du classement. Chaque commission établit ses critères et, le cas échéant, son algorithme, qui permet de prendre en compte les résultats obtenus en 1ère, en terminale, au baccalauréat ainsi que des éléments de la «fiche avenir» et de la lettre de motivation, le fameux «projet de formation motivé», pour établir un pré-classement. Sachant que cet algorithme varie d’un établissement à l’autre pour une même formation, un étudiant peut donc être pris tout de suite à Lille et être sur liste d’attente, voire pas retenu, à Paris 1 ou à Marseille ou l’inverse. Cela a suscité bien des incompréhensions, légitimes, et justifié la demande d’un rapport public pour chaque commission.

J’ajouterais aussi que Parcoursup–et nombre de médias qui attendent son ouverture comme la publication des résultats–génèrent du stress là où il n’y a pas de raison d’en avoir. Concrètement, pour la grande majorité des formations universitaires, tous les candidats ont une proposition, qu’ils acceptent ou pas : le processus s’est allongé et les candidats, comme leurs proches, stressent… pour rien. L’affichage, sur la fiche Parcoursup, d’un taux d’accès à 100% devrait rassurer. Certaines formations, en revanche, sont sélectives–l’étudiant peut être refusé et n’être pas classé–, à commencer par les BUT (Bachelor universitaire de technologie), mais ce n’est pas une nouveauté liée à Parcoursup : ils l’étaient avant, comme les classes préparatoires. On le dit simplement plus.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune désireux de s’engager dans des études supérieures?

Je lui conseillerais de penser à sa personnalité. En effet, même si l’université n’est pas le lieu où l’étudiant n’est qu’un numéro perdu dans un amphithéâtre (les cours en amphis sont emblématiques de l’université, mais de moins en moins nombreux), l’encadrement est moins étroit en licence qu’en BTS, en BUT ou en classes préparatoires, par exemple. Il faut donc savoir apprécier son niveau d’autonomie, sa capacité à travailler et à s’organiser seul. Il faut aussi être lucide sur la durée des études dans lesquelles on s’engage : la licence, exception faite de la licence professionnelle, n’ouvre pas sur l’emploi. Aux trois ans d’études s’en ajoutent donc d’autres, en master ou en préparation de concours.

Il faut aussi considérer les attendus des formations, leurs contenus également, leur taux d’insertion pour savoir si on a les connaissances et compétences nécessaires pour réussir, si les contenus correspondent bien au projet construit (parfois, sous une même mention de diplôme, il y a des parcours qui différencient les formations) et voir quelles sont les formations qui offrent une meilleure garantie en termes d’employabilité. Beaucoup s’engagent dans des études sans avoir le bagage indispensable et se trouvent rapidement en situation d’échec.

J’ajouterais enfin qu’il faut faire attention à ce que certaines institutions «vendent», à grand prix souvent : il faut se méfier des écoles et autres instituts qui mettent en avant, avec plein de lumière et de paillettes, des diplômes qui ne sont reconnus par personne ou presque, et surtout pas par l’État !

Beaucoup d’observateurs notent que les échanges et débats à l’université ne sont plus aussi ouverts
qu’avant … Le notez-vous également ?

Certains ont pu le dire, en effet, et certaines organisations seraient volontiers tentées d’interdire ce qui ne leur convient pas.

Pour ma part, je pense que l’université est et doit rester un lieu d’échanges et de débats. D’ailleurs, même s’il est alors très ritualisé et aucunement pensé comme critique à l’endroit de l’autorité, le débat est l’exercice universitaire par excellence quand naissent les universités au Moyen Âge : c’est la «disputatio», le débat oral entre deux ou plusieurs interlocuteurs qui se déroule publiquement et donne lieu à des échanges d’arguments, chacun défendant sa position, avant que le maître ne tranche.

Il serait dangereux qu’une autorité définisse ce qui doit être étudié, enseigné ou ce qui ne peut ou ne doit pas l’être… L’important est que le travail académique soit de qualité, avec tout ce que cela implique en termes de méthode et de rigueur, et en cohérence avec les missions, de formation comme de recherche, qui sont celles de l’université.

Vous avez quitté la Bretagne pour enseigner en région parisienne puis maintenant à Lille, que vous apportent vos retours réguliers dans cette région de votre enfance?

Une bouffée d’oxygène et d’iode !

Lille est une très belle ville, la région recèle aussi bien des endroits où j’aime aller… à commencer par le littoral, de Malo-les-Bains, près de Dunkerque, aux caps Blanc-nez et Gris-nez non loin de Calais, mais la mer du Nord n’est pas l’océan… Je reviens régulièrement en Bretagne, pour des périodes de congés. C’est l’occasion de retrouver famille et amis, mais aussi de recroiser d’anciens élèves ou leurs parents.

Mes collègues et amis lillois savent qu’il m’importe, comme à d’autres Bretons que compte notre université, d’aller en Bretagne régulièrement. Notre identité est d’ailleurs bien marquée, plus que pour d’autres régions peut-être. Le gâteau breton ou le far apportés lors des réunions, salons ou journées portes ouvertes y contribuent sans doute !»

Entretien recueilli par gaelle LE FLOCH