«La tentation est toujours grande de se dire que l’on va bâtir quelque chose de nouveau en écartant ce que les autres ont fait avant nous… Je n’y crois pas trop. On s’appuie toujours sur quelque chose. On vient de quelque part…

Naturellement, et aussi parce que je crois à l’action collective, je pense que la transmission est un des éléments de l’action en réseau, entre générations…»

Yvon Le Cousse est un de ces hommes qui ne parlent jamais pour ne rien dire… ses mots sont pesés. Sa parole est mesurée ; dans les deux sens du terme: sobre et ajustée, volontairement nuancée…

Les silences qui rythment ses réponses témoignent d’une réflexion qui recherche l’équilibre et la justesse de la pensée, autant que la justesse de son expression.

Le trait d’humour qui jalonne le propos n’est jamais gratuit : il est souvent une invitation à saisir le non-dit !

Cette réflexion exigeante et fouillée mérite donc l’attention, d’autant plus que l’homme sait ce dont il parle ! Quand Y. Le Cousse vous entretient des territoires et de leur développement, ce sont cinquante années d’une expérience de terrain qui s’expriment là.

Et quelle expérience! Celle d’une «aventure» humaine et économique unique, presque une épopée, vécue aux côtés de leaders tels qu’Alexis Gourvennec, dont il fut un des plus proches collaborateurs…

Aventure de la phénoménale mutation du «monde agricole» dans le Léon et l’ensemble du Nord Finistère ; de créations emblématiques telles que la SICA et le Kerisnel de St-Pol-de-Léon, ou encore la Compagnie maritime Brittany Ferries… et «d’homériques combats» pour le développement de la Bretagne, qui sont déjà inscrits dans les pages de son histoire.

A l’issue d’un mandat de maire où il a voulu mettre les compétences ainsi acquises au service de sa commune de Plougonven, Y. Le Cousse a écrit un livre, qu’il a intitulé «Ma commune, le territoire au cœur – Journal d’un maire d’une commune rurale de Bretagne occidentale».

Ouvrage singulier, inclassable… qui est bien plus que son titre ne donne à penser. Le condensé d’une réflexion, d’une philosophie de l’action, l’écho d’une vie au service du bien commun, et du développement territorial…

Parole d’un Breton qui a la Bretagne à cœur. 


« Ma commune, le territoire au cœur»… Tel est le titre que vous avez choisi de donner au livre que vous avez récemment écrit, à l’issue de votre mandat de maire de Plougonven… Quel sens – et peut-être quelles significations multiples – ces mots revêtent-ils pour vous ?

«Un double sens, auquel un troisième s’est rattaché ensuite…

Pour moi, la commune est un élément d’un territoire plus vaste, qui est le territoire de vie quotidienne de ses habitants. Celui-ci s’est énormément élargi au fil des décennies, avec l’étalement urbain, l’allongement des déplacements pour toutes les fonctions vitales, de travail, de santé, de loisirs…

Chaque élu doit donc bien regarder quel est le territoire de vie de sa population et situer la problématique du développement de sa commune dans cet ensemble territorial, qui est pour moi à la dimension de la Bretagne occidentale.

En réalité, il n’y a pas un seul territoire pertinent, mais plusieurs qui se superposent sans se recouper exactement: le territoire de vie des habitants de Plougonven en matière de santé n’est pas le même que leur territoire de vie en matière d’emploi, qui n’est pas celui de leurs loisirs sportifs, qui est encore différent du territoire commercial…

L’élu doit prendre en compte l’ensemble de cette complexité.

Le deuxième sens, c’est que tous – élus et habitants – doivent avoir ce territoire «au cœur» pour bien le développer. Je suis convaincu que c’est l’attachement au territoire qui peut avant tout apporter les ressources pour le développer…

Le troisième est que l’on ne peut donc imaginer qu’une personne qui se présente pour participer au développement de ce territoire pour le bien-être de sa population n’ait pas ceux-ci «à cœur», n’y soit pas attachée…»

Vous racontez, dès le préambule de cet ouvrage, l’anecdote qui vous a incité à rédiger ces pages; celle de l’étonnante démarche d’un jeune vers le maire que vous étiez… Voudriez-vous l’évoquer pour nous, et dire pourquoi elle a débouché sur la rédaction de ce livre ?

«La secrétaire de mairie me dit un matin, avec un petit sourire, qu’un jeune voudrait échanger avec moi pendant vingt minutes pour savoir comment on devient maire, et pour quoi faire…

Il m’est arrivé d’attendre deux ou trois semaines avant de donner un rendez-vous, ayant appris par expérience qu’un délai permet parfois au problème de disparaître de lui-même!

Mais là, j’ai trouvé la démarche originale et la question intéressante…

Ce jeune vient donc me voir, me repose sa question, et en reste là : il n’avait aucune autre question à poser.

J’ai donc parlé pendant vingt minutes pour tenter de répondre à sa double question, mais je me suis rendu compte après que j’étais resté très général, lui parlant en synthèse, de la gestion du budget municipal, et autres…

Me restait l’impression de ne pas lui avoir dit grand-chose. Et je me suis reposé cette simple question: «Qu’est-ce que je fais ?»

On était en début d’année 2019. J’ai repris mon agenda, depuis le 1er janvier, puis jour après jour, après mon petit-déjeuner, j’ai pris quelques minutes pour noter sur mon ordinateur ce que j’avais fait la veille, sur dix ou quinze lignes…

J’ai fait cela jusqu’au 15 juillet 2020, date du dernier conseil communautaire où se déroulait la passation entre les anciens et nouveaux élus des différentes communes.

Le 16 juillet, j’ai commencé à relire cette masse de notes, dont je n’ai gardé que ce qui me paraissait significatif…

C’est ce qui a servi de base à mon livre. Mais, même sans cela, j’aurais écrit quelque chose de toute manière ; peut-être sur la partie professionnelle de ma vie plutôt que sur le mandat. J’ai été pendant longtemps le plus jeune dans cette « aventure » du développement du Léon à l’époque des «Trente Glorieuses», avec Alexis Gourvennec (etc.), et plusieurs des «anciens» m’avaient dit: «Il faudrait que tu écrives quelque chose un jour, puisque tu nous as sorti des «tonnes» de rapports pendant trente ans…»

J’avais aussi dit à mes collègues du conseil municipal que j’écrirais quelque chose pour bien rappeler que nous n’étions pas arrivés là par hasard, que beaucoup d’autres avaient travaillé et s’étaient présentés pendant 30 ou 40 ans.

Enfin, j’avais envie d’écrire quelques pages pour ma famille…

Je visais donc un public bien trop large. Mais ce livre est une sorte de compromis entre tous ces objectifs!»

Qu’avez-vous appris très personnellement de ce mandat ? Le «métier» de maire s’est-il avéré conforme à ce que vous en pensiez auparavant ?

«J’ai été au contact de centaines d’élus au cours de ma carrière professionnelle ; j’en ai côtoyé certains dans le travail pendant 40 ans ; j’ai vécu leurs problématiques de manière très proche parfois…

Il n’empêche que j’ai été surpris de découvrir que pour faire ce «métier», il faut le faire de manière exclusive. Comme je l’ai écrit dans mon livre, être maire «c’est 100% d’énergie, 100% du temps».

Je me demande comment font ceux qui conservent leur activité professionnelle, même quand c’est une activité libérale, qu’ils peuvent donc réduire, gérer autrement…

J’avais surtout connu les élus dans leur fonction d’investisseur, de constructeur d’équipements et de services à la population, mais ce n’est qu’une fraction de la fonction d’élu. La fonction de police, d’officier d’état civil (etc.) exige aussi de prendre du temps si on veut bien la remplir. Le maire est à l’écoute; il est un médiateur, un facilitateur, un incitateur, un consolateur… Il doit prendre en compte les gens dans leurs peines et leurs joies.

Il y a également la dimension communautaire – toutes les communes faisant aujourd’hui partie de Communautés de Communes – ce que je préfère appeler la fonction territoriale et de réseaux. Insérer sa commune dans ces territoires et ces réseaux multiples est un travail constant…

Enfin, s’ajoute à tout cela la fonction de représentation, qui ne se résume pas à manger des petits fours et boire un coup ici ou là! C’est vraiment représenter les intérêts de sa commune en toutes circonstances. Pour bien faire ce travail, il faut être présent, participer, rencontrer… Cela prend du temps, mais ce n’est pas du temps perdu !

C’est donc l’ampleur de toutes ces fonctions qui m’a peut-être surpris le plus, alors que j’avais eu l’avantage d’avoir vécu aux côtés de nombreux élus dans mon travail professionnel pendant des décennies…»

«La mondialisation»… Elle semble être aujourd’hui l’objectif à atteindre, l’évidence qui relègue «tout le reste» au second plan, voire le rend obsolète ! Même «l’Européanisation» paraît, aux yeux de certains, dépassée… Que dire alors de la commune et de son maire, petite entité si éloignée des pouvoirs de décision… 

Et pourtant, «le citoyen de base», les hommes et femmes des territoires, ceux qui sont en «prise directe» avec les réalités humaines vécues, n’ont-ils pas «leur mot à dire», le droit et le devoir de se faire entendre? Que diriez-vous à ces gens «de la base», à leur maire…?

«Peut-être ne vais-je pas répondre tout à fait à la question, mais je dirais que si l’on veut aujourd’hui se projeter sur le développement d’une commune, quelle qu’elle soit, l’on doit prendre en compte des paramètres nouveaux qui sont de dimension mondiale.

L’environnement, le climat… les pandémies, comme on le voit maintenant !

Ces grands phénomènes mondiaux doivent être pris en compte si l’on veut que chaque collectivité – chaque individu, même – puisse s’y adapter à son échelle.

Prenons un exemple concret: le problème de l’étalement urbain ne se posait même pas encore en l’an 2000. Les communes, l’administration de l’Etat, l’Equipement… Tout le monde participait à ce phénomène…

Vingt ans après, on réalise que l’étalement urbain est une catastrophe pour la Bretagne, région étroite, dont le littoral important et attractif a une population dense… Si on laisse se poursuivre le phénomène, on met en péril le capital productif alimentaire de la région, et son attractivité naturelle.

Cette problématique globale, liée à la croissance de la population, aux migrations intra-européennes, doit être prise en compte à l’échelle de la commune…

Autre exemple: Plougonven a une zone de crête dans les Monts d’Arrée qui est favorable pour l’implantation d’éoliennes. Quel choix la commune doit-elle faire : celui d’une participation à la mise en place des énergies renouvelables, ou celui d’une préservation d’un espace naturel, de paysages, ce qui – on le sait – sera un atout de développement demain ?…

La plus petite commune en Bretagne est aujourd’hui pleinement insérée dans les phénomènes globaux, mondiaux qui conditionnent l’avenir.»

Un maire… qu’est-il réellement en 2022, et que devrait-il être et faire ? Que peut-il faire ?

«Question difficile !… Je pense – mais peut-être que je me trompe – qu’un maire doit d’abord être une référence pour la population. La personne qui a des problèmes doit pouvoir se dire qu’elle trouvera un premier relais de proximité auprès du maire de sa commune. C’est important.

Certains m’avaient dit : «Tu verras:  maire un jour, maire toujours !» C’est-à-dire que celui qui a été maire restera un peu cette référence, ce recours, même après son mandat. Et c’est vrai. Des gens continuent à faire appel à vous, comme si vous étiez toujours en responsabilité…

«Que peut-il faire ?», me demandez-vous ensuite… Ses possibilités d’action sont à la fois larges et limitées. Il a des possibilités juridiques, des possibilités financières – selon l’état des finances de la commune, notamment – et un troisième pouvoir, qui est celui de l’influence… qui est peut-être le plus important!

Mais il faut avoir bien conscience que l’on n’agit jamais seul ; que l’on ne construit jamais l’avenir tout seul. On agit nécessairement avec d’autres. Il faut donc savoir s’entourer, fédérer, travailler en équipe…

Notre équipe s’était présentée trois ou quatre fois aux municipales avant d’être élue. A la première réunion de ce qui allait devenir la nouvelle municipalité, j’ai dit aux futurs adjoints qu’il n’y aurait pas d’adjoint au maire, mais des maires-adjoints… J’ai senti une interrogation un peu inquiète chez mes colistiers !

Et je leur ai expliqué ce que cela signifiait : chacun des six adjoints sera pleinement responsable de ses décisions dans son domaine…»

Beaucoup d’élus locaux s’estiment aujourd’hui dépossédés de leurs latitudes d’action, de leur pouvoir réel, notamment en raison des transferts de compétences vers les échelons supérieurs : communautés de communes et autres… Est-ce votre avis ?

«Paradoxalement, je pense que le rôle des élus s’est accru par ces transferts de compétences. Par ce biais, les communes gèrent des populations qui vivent sur des territoires et dans des réseaux beaucoup plus vastes.

D’autre part, l’intercommunalité ne peut généralement pas gérer sans les communes les compétences qui lui sont transférées.

Je vais prendre l’exemple de la dernière compétence que j’ai vu transférée juste avant la fin de mon mandat: la loi venait d’ordonner le transfert de la gestion des « eaux pluviales » aux communautés d’agglomération, au moins…

Réunion des maires… perplexité… interrogation… On décide de limiter cela aux zones agglomérées, donc généralement les bourgs pour les communes rurales.

Mais comment gérer les eaux pluviales ?… On va installer des «regards» sur le réseau de collecte, et l’intercommunalité prendra en charge les équipements…

Cependant, finalement, ce seront quand même les services municipaux qui contrôleront sur le terrain et qui interviendront en cas de problème !

On peut dire de même pour la création d’une zone artisanale intercommunautaire : qui va intervenir pour sa surveillance et son entretien ? Les services municipaux de la commune sur laquelle elle est implantée…

En fait, le maire doit sortir de sa commune et être très présent dans toutes les instances avec lesquelles sa commune est en lien, afin de pouvoir agir sur tout ce qui la concerne. Et personne ne lui reprochera d’intervenir dans le domaine d’une compétence transférée.»

Un nombre croissant de maires, et plus généralement d’élus, démissionnent ou renoncent à poursuivre leur engagement dans la vie publique… Les pressions, les difficultés de la charge, et de plus en plus les violences qu’ils subissent sont des raisons souvent invoquées ; qu’en pensez-vous ?

«Sans avoir vécu soi-même la fonction, on ne peut pas se rendre compte des contraintes qu’elle impose, ni imaginer le sentiment d’injustice qu’un maire peut ressentir par rapport à la somme des efforts faits et à la quantité des critiques subies…

Je crois que cela peut expliquer beaucoup de choses. S’y ajoutent de multiples facteurs autres qui, dans ce contexte, amènent certains à arrêter.

On est aujourd’hui confronté à des grosses fractures civiques dans la population. Des personnes sont complètement déconnectées de la connaissance et du respect des mécanismes les plus élémentaires de la vie en société.

Et ce ne sont pas forcément des gens sans instruction… Plutôt des gens qui ont manqué d’éducation ou de cette instruction civique qui se donnait autrefois au début de chaque journée d’école…

Un certain nombre de personnes sont aussi «perdues», déstabilisées face à tous ces phénomènes mondiaux dont nous avons parlé !

Le nouvel élu doit aussi prendre bien conscience de ce qu’il s’inscrit dans le temps long. On ne va pas aboutir, résoudre les problèmes, du jour au lendemain ! Or, ce n’est pas facile à admettre.»

Vous insistez beaucoup sur «ce temps long» dans l’action publique : «En politique, il faut d’abord avoir de la patience. Ensuite, il faut avoir de la patience. Et enfin, il faut avoir de la patience !», écrivez-vous. Pourquoi cette insistance ?

«C’est un peu mon expérience d’élu municipal qui parle. On peut «arriver» du jour au lendemain. Cela peut exister… Mais ce n’est pas la règle générale !

Pour agir, il faut convaincre. Et on ne le fait pas seul, mais en groupe. Or, travailler en groupe, c’est apprendre à se connaître, bâtir des projets communs… Tout cela exige de la patience.

Puis, entre des projets bâtis et réussir à être élu, il peut falloir encore beaucoup de patience. Et ensuite, il en faudra encore pour transformer les projets en réalisation. Il va falloir d’abord travailler patiemment à réunir les conditions nécessaires à leur mise en place, car maire, municipalité, l’on n’est qu’une parcelle d’un vaste ensemble social…

C’est pourquoi, il se dit souvent qu’un mandat ne suffit pas pour accomplir ce qu’on avait en projet. On met en place les conditions pendant le premier mandat ; on réalise dans le second.

Dix ans, dans le domaine public, ce n’est rien !

Celui qui a l’idée, qui devient le projet, n’est pas toujours celui qui le réalise, qui n’est parfois pas lui-même celui qui «coupe le ruban» ! J’ai coupé le ruban de la rénovation de la mairie de Plougonven, qui avait été lancée par mes prédécesseurs…

Et cela, ce n’est pas toujours compris par les électeurs:

«Tu avais dit qu’on ferait un stade neuf…» 

Oui, mais c’est long à réaliser ! On n’a donc jamais de bonnes idées trop tôt ! Je le dis souvent.

D’où la nécessité d’être toujours en veille, en prospective; de toujours essayer d’avoir «un coup d’avance», même sur de petites choses ! 

Et il faut être persévérant, «y croire toujours», comme je l’ai écrit tout à la fin de mon livre.»

Quelles réflexions l’actuelle pandémie fait-elle naître en vous? Qu’aura-t-elle changé, à votre avis, quand elle sera passée? Qu’en restera-t-il ?

«Ma petite-fille était en vacances chez nous en février 2020, quand on a entendu parler pour la première fois d’une épidémie dans une lointaine ville de Chine…

Elle est allée chercher une carte du monde, a regardé la distance entre Wuhan en Chine et Brest en Bretagne… et s’est rassurée en constatant que c’était très loin !

Je lui ai passé un «coup de fil» quelques temps plus tard, après les vacances, quand le premier Chinois de 80 ans, est mort en France…

Peut-être est-ce surtout cela qui va rester : le constat que la terre est devenue toute petite !

Dans une vision optimiste des choses, on pourrait souhaiter qu’en reste le sentiment que l’on a été capable de concevoir, à un niveau mondial, des moyens pour lutter ensemble contre une pandémie. C’est la première fois que tous les chercheurs, tous les médecins du monde se sont mis à travailler sur un tel problème…»

Vous dites être habité par «un attachement immodéré à la région bretonne». Cela a-t-il largement motivé vos engagements…?

«Je ne sais pas si cela les a motivés… C’était pour moi une évidence. J’ai eu conscience de cela pour la première fois quand j’étais étudiant en Droit à Rennes. Là, j’ai constaté que mes camarades étudiants originaires comme moi de la région de Morlaix, la quittaient tous… Ils partaient, sans se poser de question.

Mon interrogation personnelle était plutôt de me demander ce que je pourrais faire dans ma région. Heureusement, ma femme était aussi attachée à ce territoire, ce qui aide aussi…

Je me sens bien ici. Et cette région me semble avoir tous les «ingrédients» pour que l’on aime y vivre.

Mais ce n’est que plus tard que j’ai découvert la notion de développement territorial…»

Quels sont les valeurs et les principes fondamentaux qui ont inspiré votre action, votre vie ?

«Je crois beaucoup à l’action collective. Ce qui ne veut pas dire que je ne crois pas au leader… Mais celui-ci est là pour faire en sorte que le collectif existe. Il est moins celui qui commande que celui qui rassemble et montre la direction où aller, qui fait partager une vision…

Je ne crois pas qu’on puisse construire quelque chose de durable sans une action qui soit collective.

On connaît tous des gens qui ont des fulgurances. Cela existe. Mais cela ne suffit pas.

Ceci dit, «action collective» est une jolie expression. Mais tout réside ensuite dans le «comment agir collectivement». Et cela, je l’ai appris auprès des agriculteurs.

Je faisais donc des études de Droit. J’emmagasinais de la connaissance, de la jurisprudence…

Puis, j’ai – littéralement – découvert l’action auprès des agriculteurs. J’ai, par exemple, découvert l’existence de choses comme la JAC et ses formations, dont je n’avais alors aucune idée… J’ai découvert leurs principes: «Voir. Juger. Agir».

J’ai d’abord observé la manière dont ils s’y prenaient pour agir. Puis, j’ai suivi des formations issues de la JAC, avec des mécanismes pédagogiques qui n’avaient rien à voir avec ce que j’avais connu à la fac : la mise en situation, la simulation, le «jeu d’acteur» même…

L’agir ensemble. C’est la base!»

Quelles incidences le fait d’être né dans l’immédiat «après-guerre» 39-45, d’en avoir connu les temps difficiles – puis d’avoir vécu «les Trente Glorieuses» – a-t-il eu dans votre parcours et dans votre réflexion ?

«Cela a été fondamental. Dans mes premières années, l’état dans lequel vivait ma famille – famille au niveau de vie très modeste – me paraissait totalement naturel. Je regardais les autres autour de moi, enfants d’ouvriers ou de petits exploitants agricoles, et constatais que nous partagions le même état…

Il m’a fallu un certain temps pour réaliser que ce n’était pas normal, et donc pour me dire qu’il faudrait changer cela à un moment donné. Ce n’était pas un état malheureux. Nous étions heureux. Mais l’état d’un bas niveau de vie.

Dans le bouillonnement de Mai 68, je voyais que les jeunes rêvaient à des idéaux très différents les uns des autres, le mien était simplement de changer l’état où j’avais vécu. Je n’en étais pas encore à l’idée de l’action collective ; plutôt au «Sauve-toi toi-même !»

C’est la rencontre avec le mouvement des agriculteurs qui m’a entraîné dans l’action collective. J’ai compris qu’ils avaient eux aussi un sentiment de révolte; comme le mien, qui ne tenait jusqu’alors qu’à ma petite personne. Et cela m’a rapproché d’eux. Ils remettaient eux aussi en cause ce qui existait.

Mon grand-père avait connu l’action collective : il avait été ouvrier du bâtiment dans le secteur coopératif. Il était coopérateur. Il existait alors plusieurs coopératives du bâtiment à Morlaix. La sienne s’appelait : «La Fraternelle» : «La Frat’»… Quand mon grand-père avait dit «La Frat’», il avait tout dit !

Puis mon père avait choisi l’artisanat du bâtiment : des maisons se construisaient partout à Morlaix. Lui et les autres ouvriers de la famille et du réseau d’amis se sont lancés dans l’entreprise privée. L’artisanat du bâtiment, c’était une vraie «caste» à l’époque ! Et un état d’esprit d’initiative individuelle total ; pas d’action collective, mais un travail en réseau…»

A rebours de beaucoup aujourd’hui, vous soulignez la nécessité de la transmission en tous domaines, notamment entre les générations… ?

«Il est possible de dire que pour progresser, il faut faire table rase de ce qui existait avant. Cela peut se défendre…

Mais ça n’est pas mon avis. Naturellement, et aussi parce que je crois à l’action collective, je pense que la transmission est un des éléments de l’action en réseau, entre générations.

La tentation est toujours grande de se dire que l’on va bâtir quelque chose de nouveau en écartant ce que les autres ont fait avant nous… Je n’y crois pas trop. On s’appuie toujours sur quelque chose. On vient de quelque part…

La formation par apprentissage est de plus en plus reconnue comme un moyen pédagogique fort. L’apprentissage, c’est de la transmission!

Après, il faut savoir transmettre, et en avoir envie. Tous ne l’ont pas. Transmettre, c’est vouloir partager, et c’est un effort à faire.»

Vous semblez craindre que le «nomadisme» et l’individualisme actuels, de même que l’omniprésence des nouvelles technologies n’entraînent un affaiblissement de la solidarité, du sentiment d’appartenance à un territoire, et donc de l’action collective…?

«Déjà en 1968, beaucoup de jeunes pensaient que leur avenir était dans une forme de nomadisme. Mais à l’époque, il fallait pouvoir être «nomade»…

Depuis, c’est devenu plus facile. Les moyens financiers, technologiques et la formation ont facilité ce nomadisme.

A Plougonven, nous avons des jeunes en Australie, en Amérique du Nord, à la Réunion… Et ils n’étaient pas les moins capables.

Je me demande donc si ce nouveau nomadisme ne va pas affaiblir l’attachement au territoire.

On peut espérer le retour de gens qui s’investissent alors dans le territoire. C’était un peu l’idée de la formation agricole que j’ai mentionnée: on incitait les jeunes à aller découvrir, voir ce qui se faisait ailleurs, pour revenir ensuite enrichir le territoire…»

L’une des clés de l’action «politique» – au sens noble et large du terme – ne réside-t-elle pas, à vos yeux, dans le développement des réseaux, dans l’informel, le «parallèle» et l’inédit…?

«Sûrement! Mais faut-il le dire ?

Je crois vraiment à cela. J’ai évoqué la nécessité pour un élu d’être en permanence dans un état de veille, afin de percevoir les phénomènes qui peuvent vous orienter dans l’action…

Etre en réseau facilite, sert cette attitude de veille. Il est difficile d’être seul en veille. A l’inverse, plus vous multipliez les réseaux, plus vous avez de chance de capter les phénomènes utiles, des éléments d’information, de réflexion, de prospective, puis de décision…

Or, c’est dans l’inédit – pour reprendre votre mot – que l’on peut souvent trouver le meilleur, à capter si possible en premier. Il y a forcément une forme de compétition.

Mais c’est aussi là que vous vous heurtez aux lenteurs, à la peur du vide… Que vous «essuyez les plâtres» aussi parfois! Ce sont des risques à prendre.

Un petit exemple: mes prédécesseurs à la mairie ont créé en 2002 la première « Maison de Santé », qui a été une référence régionale.

Les médecins du secteur prenaient de l’âge. Un des médecins était réceptif à ce genre de fonctionnement collectif… Ils ont lancé le projet, qui était alors innovant. Ils étaient les premiers. J’imagine que cela n’a pas dû être simple pour le maire de présenter à l’époque, dans une commune très à gauche, un projet de Maison de Santé pour des médecins libéraux !…

Mais le « pôle de santé » qui existe aujourd’hui s’est développé, bâti sur ce projet commun et sa réalisation. On en revient à ce que nous disons: on s’inscrit toujours dans une transmission…»

Un autre de vos principes semble être l’indépendance d’esprit et d’action, le refus du parti-pris, pour garder sa liberté, selon la formule de l’un de vos mentors : «Il n’y a qu’un seul maître, c’est le problème à résoudre !»… ?

«C’est le sociologue André Lévesque, avec lequel j’ai énormément appris, qui avait cette formule, comme il en avait beaucoup d’autres, très intéressantes !

Il expliquait notamment, dans des assemblées d’élus ou d’agriculteurs, que chacun était là avec ses propres problèmes, préoccupations, espoirs, joies et peines… Mais qu’il fallait que chacun abandonne là, à ce moment-là, ces «maîtres de sa pensée» pour n’en conserver qu’un, et le même pour tous: le problème à résoudre ensemble.

Si l’on parvient à faire ce cheminement, qui est difficile, on peut vraiment avancer, rallier des personnes, au moins pendant le temps où on réfléchit au problème ; problème qui doit aussi être bien formulé…

Il est toujours regrettable que des gens réagissent non par rapport au projet ou à la question posée, mais en fonction de la personne qui les propose.»

Vous avez consacré votre vie professionnelle au développement local – de ce qu’on appelle aujourd’hui les «territoires» – et singulièrement à celui du Nord Finistère, participant à l’épopée initiée et menée par des hommes tels qu’Alexis Gourvennec, et d’autres… Où en est aujourd’hui le développement territorial ?

«Il a pris de la consistance, par rapport aux grands mouvements initiaux qui l’ont lancé. La dimension territoriale a pris de l’importance; c’est devenu un mode d’appréhension des problèmes, ce qui n’était pas le cas au départ. C’était une démarche d’agriculteurs qui, pour se développer, pensaient avoir besoin de tout un système, tout un environnement économique dynamique à proximité, et qui ont voulu le créer. 

Le développement territorial s’est ensuite imposé, au-delà de cette démarche catégorielle des acteurs de l’économie: agriculteurs, industriels, entreprises en croissance dans le commerce, le bâtiment, l’agroalimentaire…

Cette notion a pris de la consistance à partir des années 1980-90, où on a commencé à imaginer que l’on pouvait donner une certaine structure à des « pays ». C’était porté par des gens qui avaient cette capacité de prospective dont nous avons parlé, et qui « prêchaient un peu dans le désert » à l’époque.

La décentralisation, qui a doté les régions d’une véritable personnalité juridique, est venue renforcer ce mouvement. Les régions sont devenues des partenaires et des acteurs, notamment grâce aux contrats de plan. La formulation et la mise en œuvre de ces contrats de plan ont renforcé la notion de développement territorial. Le mot n’existait pas à l’époque. On parlait d’aménagement du territoire.

La création et la structuration des pays – dont celui du Centre Ouest Bretagne, qui a été un pays expérimental après les lois de 1995 – l’ont encore renforcé ensuite, de même que la montée en puissance des intercommunalités…

Le développement territorial est une notion – une action, une méthode – qui n’est jamais allée de soi. C’est un ouvrage à remettre sans cesse sur le métier. Mais je ne pense pas qu’il soit aujourd’hui en perte de vitesse, au contraire… »

Alexis Gourvennec fut un de vos grands modèles… et son énergie, sa vision claire des situations l’ont amené à réaliser, avec d’autres, de grandes choses… Que pensez-vous qu’il dirait, lui le tribun, et qu’il ferait, aujourd’hui ?

«Que dirait Alexis aujourd’hui ?…

Impossible de vous répondre ! Je ne sais pas. Je l’ai très bien connu. Mais je n’ai déjà pas toujours su ce qu’il allait dire l’instant d’après, alors, quant à savoir ce qu’il dirait aujourd’hui, je ne m’y risquerais pas !…»

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué chez lui ?

«Un charisme extraordinaire ! Vous êtes dans une pièce, entre une personne et vous sentez que l’atmosphère change d’un coup… Il était de ces gens-là. Une présence immédiate. Une manière d’être…»

«Est-il possible qu’il y ait dans une région un Alexis Gourvennec par siècle ?…», écrivez-vous. Qu’est-ce à dire ?

«Je l’ai dit : je crois à l’action collective. Mais je crois aussi que pour se développer, elle a besoin d’un leader, d’un visionnaire… Pour moi, Alexis Gourvennec était un visionnaire. Il savait mobiliser ses troupes, mobiliser une région entière. Il était un interlocuteur au niveau national et européen, et un tribun exceptionnel…

Eh oui, peut-on avoir un leader comme cela par siècle dans une région ?… Pas sûr !»

La Bretagne a-t-elle besoin de telles personnalités ? En apercevez-vous quelques-unes à l’horizon ?

«On perçoit toujours beaucoup de choses à l’horizon, mais on se trompe souvent !…

La question qu’on pourrait se poser aujourd’hui est de savoir si un leader doit avoir les mêmes qualités que dans l’immédiate après-guerre. L’évolution de la société ne fait-elle pas plutôt émerger des leaderships collectifs, des partenaires qui partagent une vision? C’est mon sentiment.

Peut-être est-ce un rêve, mais je pense que mettre en œuvre une démarche prospective sur un territoire peut faire se révéler des leaders qui ne se révèleraient pas sans cette démarche…

J’ai écrit quelque part dans mon livre qu’on risque d’attendre aussi longtemps que Godot un de Gaulle ou un Gourvennec !

En revanche, on peut voir émerger à l’horizon des réseaux leaders, plus que des hommes providentiels, si la démarche partenariale – toujours difficile à mettre en place – peut s’imposer…»

Je vous cite à nouveau: «L’avenir de la Bretagne occidentale doit être solidaire, et passera par l’expression d’une volonté de développement partagée par un million d’habitants…»  Voudriez-vous expliciter ce que recouvre pour vous cette forte affirmation ?

«Je crois qu’il y a un devenir commun de la pointe de la Bretagne. Ce devenir commun se ressent: nous sommes solidaires du destin de Brest…

Cette «pointe de la Bretagne» – à l’ouest de Lorient-Lannion – est notre unité territoriale de vie courante.

Imaginer le devenir d’une fraction de cet ensemble sans prendre en compte le devenir de l’agglomération de Brest, et de la totalité du territoire, est illusoire.

Carhaix, Morlaix sont aux marches de ce territoire. Nous devons être solidaires de Brest; et vice-versa, bien évidemment… C’est encore une question de partenariat à créer, à un certain niveau !

Et le développement de cet Ouest Bretagne serait positif pour celui de toute la Bretagne !»

L’évolution de ces toutes dernières années en ce domaine en Bretagne vous paraît-elle être positive, et de bon augure pour l’avenir ?

«La solidarité entre les territoires devrait être développée. Je ne sens pas qu’elle le soit suffisamment…

Un nouveau contrat de plan Etat-région serait le bienvenu. Car il faut des opportunités, des moments clés. On ne peut lancer des démarches à jet continu «comme cela»…

Nous ne sommes pas actuellement dans une situation foisonnante, et je pense que beaucoup de gens le perçoivent bien.

Souvent, l’on pense trop le territoire en termes de « territoire intérieur », tourné vers lui-même, alors qu’il faudrait penser « mon territoire » en partenariat et en réseau avec les autres territoires. Mais cela veut dire accepter de prendre des risques, en particulier risques de devoir abandonner certaines de ses propres idées, accepter de perdre un peu pour gagner beaucoup finalement… Il faut savoir dépasser l’instinct de compétition inhérent à la nature humaine !»