«J’ai commencé à travailler véritablement dans le magasin familial, à Dieppe en Normandie, à l’âge de dix ans environ. Moi et l’aînée de mes sœurs – qui avait deux ans de moins que moi – avons commencé à tenir la caisse enregistreuse du magasin… Je me souviens que les clients nous regardaient un peu avec des yeux ronds.

Plus tard, mon père nous a progressivement confié des responsabilités dans le magasin, et dès l’âge de 14-15 ans, nous avions chacun totalement en charge la gestion d’un rayon: les achats, les commandes (etc.), la mise en rayon… Nous devions être autonomes à 100%…», nous a confié M. Gilbert Schulze.

Voilà bien un homme à l’infatigable labeur, à l’inaltérable dynamisme, et à l’inoxydable bonne humeur !

Tel paraît Gilbert Schulze, de prime abord, et tel qu’il est pour qui le connaît de longue date. Commerçant hors pair – «tombé dans le négoce quand il était petit» pourrait-on dire en reprenant la célèbre formule employée par Uderzo pour son personnage Obélix – il reste sur la brèche à 70 ans, retraité dont la semaine de travail doit encore faire deux fois les 35 heures…

D’autant que l’aide gratuite ainsi apportée à ses enfants, désormais responsables de la petite entreprise familiale, se double d’une intense activité bénévole au Centre Missionnaire protestant de Carhaix, dont il est membre…

Mais au-delà de l’homme de terrain et d’expérience, c’est également à un homme de solide bon sens, de réflexion sagace et d’humanité profonde, que Regard d’Espérance a souhaité donner la parole en ce mois de décembre.

Voici donc un riche parcours de vie autant qu’un chemin semé d’anecdotes et d’analyses sur le commerce et son évolution en un demi-siècle, la famille, le sens de l’existence humaine… et celui de Noël !


Vous avez très bientôt 70 ans… Et, bien que retraité, en comptez presque autant dans le commerce : parodiant une célèbre formule tirée des aventures d’Astérix le Gaulois, l’on pourrait dire que vous êtes «tombé dedans quand vous étiez petit…» ! Voudriez-vous nous raconter vos premiers pas dans le commerce ?

«J’ai commencé à travailler véritablement dans le magasin familial, à Dieppe en Normandie, à l’âge de dix ans environ. Moi et l’aînée de mes sœurs – qui avait deux ans de moins que moi – avons commencé à tenir la caisse enregistreuse du magasin… Je me souviens que les clients nous regardaient un peu avec des yeux ronds, et nous les voyions reprendre leur ticket de caisse, une fois sortis du magasin, pour vérifier que le compte était bon ! Cela nous amusait…

Mais je me souviens aussi qu’en rentrant de l’école, il fallait d’abord aller travailler au magasin avant de faire les devoirs. Nous les faisions tard après le repas du soir. Et le jeudi – qui était le jour sans classe à l’époque – nous y travaillions toute la journée. Il n’était pas question d’aller jouer…»

Comment ce commerce familial avait-il vu le jour ?

«C’est mon grand-père qui avait créé ce magasin dans les années 1950, à l’intérieur de sa grande maison. Il était éleveur au départ, mais il a ouvert la porte-fenêtre de la salle à manger et s’est mis à disposer ses cageots dans une petite pièce annexe.

Peu à peu, il a aménagé cette pièce en magasin, mais les clients voyaient la salle à manger depuis le magasin !

Il avait commencé à vendre des fruits et légumes, puis de l’épicerie, et finalement un peu de tout, mais uniquement des produits conditionnés…

Puis, il s’est mis à vendre des denrées «au remplissage» et «à la découpe»: du vin et du cidre à la tirette, de la moutarde, du beurre, du fromage, qui arrivait en grandes meules (etc.).

Ensuite, il a ouvert un second magasin, pour son beau-fils – mon père – de l’autre côté de la ville : il y avait, à l’origine, une ancienne écurie qui est devenue la maison, et un petit local de 50 m² environ qui a été transformé en magasin de fruits et légumes, vers 1958-1960 : des rayons en planches, avec des caisses à oranges…

En 1962, ce commerce marchant bien, mon père l’a racheté à mon grand-père.»

Il s’est, par la suite, considérablement développé… Quelles furent les étapes de ces développements ?

«Tous les trois ou quatre ans, le magasin était agrandi : on cassait les murs, qui étaient en briques mâchefer provenant des terrils, et on agrandissait, tout en continuant la vente à l’intérieur : une bâche séparait le chantier du magasin. La surface a donc doublé, triplé, quadruplé et ainsi de suite…

A cette époque, mon grand-père a aussi fait un autre magasin; un «libre-service» supermarché, où il vendait tout à la demande : sucre au kilo, farine au kilo (etc.), le vin que le client venait chercher avec ses propres bouteilles qu’on lui remplissait… Et tout le reste de même.

En parallèle, il continuait son élevage de poussins, dans sa station avicole où se trouvaient de grandes couveuses qui pouvaient accueillir 1000 à 2000 poussins chacune…

Il allait ensuite vendre lui-même ses poussins sur le marché, où des paysans  et des particuliers venaient les lui acheter dans un rayon de 80 kilomètres, tout en lui apportant des œufs pour qu’il se charge de l’éclosion et de l’élevage des poussins… Le marché était fixé à 50/50 entre le paysan et mon grand-père: pour 200 œufs apportés, c’étaient 100 œufs pour le paysan et 100 pour le grand-père.

Puis, mon père est devenu concessionnaire de Duquesne-Purina pour les grains et l’alimentation du bétail : nous faisions nos propres mélanges en achetant le maïs, le blé, l’orge… Nous allions chercher le maïs jusqu’à Nantes. Il y avait des mélanges spécifiques pour la volaille, les pigeons et toutes sortes d’oiseaux. La vente se faisait au kilo…

Quand nous avions commencé le magasin en «libre service», au troisième agrandissement, il n’en existait qu’un autre dans la région : un Prisunic. C’était un peu pionnier.

Au début, nous avions quatre tiroirs-caisses et quatre vendeuses et vendeurs. Chacun prenait une cliente et la guidait dans les rayons pour l’aider à choisir les produits et remplir son panier. 

Nous avons même eu des problèmes de vente de produits, car les gens ne savaient pas quoi choisir. Ils demandaient aux vendeuses de le faire pour eux, si bien que celles-ci servaient les clients selon leurs propres goûts !…

Quand nous sommes passés en libre service, pendant deux à trois mois, les gens ne savaient pas utiliser les caddies. Le système des caisses étant modifié, il fallait leur expliquer qu’ils devaient prendre la file pour payer…

Par la suite, mon père a monté un deuxième magasin, pour tout ce qui était plantes, animalerie et oisellerie : oiseaux, graines, cages, décoration, équipements et accessoires de cages… 

Nous avons eu des centaines de cages et des milliers d’oiseaux: les cages venaient du Nord par camions complets, et nous allions à l’Ile-Adam, près de Paris, chercher les oiseaux, par 1000 à 2000. Nous avions de grandes volières, et avons même fait de la reproduction pendant un temps…

Nous avons eu au total une vingtaine d’employés, parce qu’il y avait beaucoup de manutention à l’époque: les camions de livraison étaient déchargés à la main.

Mon père avait l’intention d’acheter d’autres magasins pour créer une chaîne, mais nous avons dit «stop» car il prévoyait d’en avoir six avec un fils dans chacun !…»

A quoi attribuez-vous le succès de cette entreprise familiale florissante ?

«Au travail de mon père et à son sens du commerce. Il travaillait du matin – très tôt – au soir, sept jours sur sept, sans jamais prendre de vacances… Et il savait acheter, et vendre. 

Nous avions en fait deux clientèles : l’une, des quartiers plutôt pauvres, qui regardait d’abord au prix pour acheter; l’autre, des quartiers plutôt aisés, qui ne considérait que la qualité. Il fallait pouvoir satisfaire l’une et l’autre…

Deux fois par semaine, mon père se levait à 2 heures du matin pour aller faire ses achats aux halles à Rouen, et être de retour pour 7 heures. C’était comme à Rungis…

Toute sa vie, il a travaillé comme quatre… Il ne travaillait pas pour vivre, il vivait pour travailler !…

Il faut aussi dire que l’époque était favorable: passé l’immédiat après-guerre où l’approvisionnement était difficile, la consommation a été forte. Tout était à reconstruire. Celui qui était courageux pouvait réussir, et dans le commerce il n’y avait presque rien en dehors des marchés, et des petits magasins de quartiers…»

Vous-même, comment avez-vous appris le métier, très concrètement, dans votre jeunesse ?

«Sur le terrain, auprès de mes parents… Je me souviens que mon père nous amenait avec lui dans ses tournées d’achat de fruits et de légumes, quand nous étions encore très jeunes, et nous montrait comment acheter: ce qu’il fallait prendre et ce qu’il ne fallait pas prendre…

Plus tard, mon père nous a progressivement confié des responsabilités dans le magasin, et dès l’âge de 14-15 ans, nous avions chacun totalement en charge la gestion d’un rayon : les achats, les commandes (etc.), la mise en rayon… Nous devions être autonomes à 100%, car lui-même avait déjà trop de travail pour s’occuper de cela! Je gérais toutes les denrées «sèches», comme le café, les biscuits… Et ma sœur, tous les produits d’entretien, à quoi s’ajoutaient pour tous les deux, tous les produits pour les femmes : les laques, les cosmétiques, les savons… et les sous-vêtements.

Ma mère gérait les chocolats, pâtes de fruits et tous les produits de ce genre, car avec l’hôpital, une maternité et deux cliniques à proximité immédiate du magasin, nous en vendions énormément tout au long de l’année, grâce aux gens qui venaient visiter des proches hospitalisés.

A Noël, nous faisions venir 500 kilos de chocolats en vrac, que nous conditionnions nous-mêmes… 

Mon père me disait : «Mon fils, ne laisse pas le client aller goûter ailleurs si la soupe est meilleure», c’est-à-dire toujours satisfaire le client !»

Quand encore enfant vous deviez travailler dans l’entreprise familiale… enviiez-vous les copains qui eux étaient libres et jouaient ici ou là ? Comment considériez-vous cette participation au travail commun de la famille, dont vous deviez vous acquitter ?

«A l’époque, d’une part on ne nous laissait pas le choix, et d’autre part nous savions que nos parents, qui étaient vraiment «partis de rien», avaient besoin de notre aide. Mon père, prisonnier allemand resté en France en 1945, n’avait strictement rien à la fin de la Guerre : les vêtements qu’il avait sur le dos, une chemise de rechange, et les 10 francs qui lui avaient été octroyés, je crois…

Mais on ne peut pas comparer la vie des enfants à l’époque et ce qui existe aujourd’hui. Pour nous, il n’y avait pas grand-chose : les jouets étaient rares, il n’y avait pas de terrains ni de salles de sport. On ne faisait d’ailleurs presque pas de sport à l’école non plus: un peu de course à pied sur la plage…

Si bien qu’être dans le magasin était pour nous une occupation comme une autre: c’était amusant de remplir les rayons…

C’est plus tard, au moment des études, que c’est devenu difficile et problématique… Pour les études elles-mêmes, et pour les vacances. Pour toutes vacances, nous avions double salaire le 30 juin, point final !

En dix ans, j’ai dû avoir trois fois une semaine à quinze jours de vacances…»

Cette rude école de la vie vous a-t-elle marqué et, en avez-vous un peu voulu à votre père ?

«Plus tard, j’ai travaillé avec mon père comme salarié. Mais à 25 ans, j’ai décidé d’arrêter, parce que je ne concevais pas ma vie comme lui la concevait, notamment dans la perspective du mariage, de la famille…

Plusieurs de mes frères et sœurs plus jeunes – nous étions 9 enfants – n’ont pas accepté de travailler au magasin comme nous l’avons fait…

Je ne lui en ai pas voulu pour le travail en lui-même, mais plutôt parce que c’était toujours «tais-toi et bosse», sans presque jamais un mot d’approbation pour le travail fait…

Mais il faut dire que s’il était parfois difficile pour nous de voir nos camarades jouer dehors quand nous étions toujours au travail, nous avions l’avantage d’être une grande famille, et de vivre dans une très grande maison, avec de nombreux cousins, car les familles de mes oncles maternels vivaient avec la nôtre, sous le même toit, deux familles par étage.

Aujourd’hui, j’ai 240 cousins et petits-cousins, et mon grand-père a 330 ou 340 descendants…»

Et aujourd’hui, avec le recul des années, qu’en diriez-vous ?

«Que cela a finalement été une bonne école, même si mon père aurait pu s’y prendre autrement !»

Quels moments ou aspects de ce que vous avez vécu dans les magasins demeurent pour vous les meilleurs souvenirs ?

«Les agrandissements du magasin. On participait à ces travaux puisque mon père faisait tout lui-même, sauf la réalisation de la dalle en béton et du carrelage, tâches qu’il confiait à un professionnel…

Tout cela sans avoir jamais fermé le magasin une seule journée !»

Et lesquels vous laisseraient au contraire un souvenir ou un sentiment plus mitigé, voire négatif ?

«Voir nos cousins partir en vacances – surtout l’été – et rester, nous, à travailler…

Et la sévérité un peu excessive de mon père. Mais on s’y habitue… Et nous n’étions pas du tout malheureux. Nous avions tout ce que nous voulions, en vêtements, objets, bonbons…

Mon père voulait même me payer une voiture, une maison… Mais je lui ai un jour dit : «Mais une voiture ne me servira à rien, puisque l’on ne va jamais nulle part !»

Aujourd’hui, à l’inverse, beaucoup d’enfants et même de jeunes ne font plus le moindre effort dans le cadre familial ou ailleurs… Qu’en pensez-vous ?

«C’est un problème, et il s’est encore aggravé avec les jeux vidéos, tous les écrans, les smartphones… Tout cela n’aide pas les gens –et pas seulement les jeunes– à travailler!

Mais il se pose souvent un autre problème pour les jeunes face à l’emploi : beaucoup d’études sont aujourd’hui trop théoriques, inadaptées au monde du travail, aux réalités pratiques du métier auquel ils sont censés être formés. Il y a un gros problème de formation en France !»

Que diriez-vous aux parents qui se plaignent que leurs enfants ne «fichent rien» ?

«Je pense qu’il faut obliger les enfants à faire quelque chose à la maison, dans le jardin ou ailleurs, les faire participer, se rendre utiles. Leur confier une tâche… Cela fait partie de l’éducation.

Mes enfants ont aimé avoir un travail, une responsabilité à la maison. On peut trouver ce qui motive le plus l’un ou l’autre. Mon fils, qui ne s’intéressait pas à grand-chose, petit, a été très heureux de jardiner. Je lui avais réservé un carré de jardin… Il s’y est mis. Cela l’a formé, l’a habitué à travailler. Il a aimé rendre service. Et il est devenu travailleur… et très bon jardinier !»

Avez-vous, vous-même, tiré leçon de votre expérience, et pour vos enfants – vous en avez quatre – avez-vous tenté d’établir un équilibre entre loisirs, jeux, apprentissage de la vie, entraide ?

«Le scoutisme, dans le groupe scout Ar Menez du Centre Missionnaire, a été pour eux très formateur, et leur a donné des temps de loisirs formidables, auxquels se sont ajoutées d’autres activités, sportives…

A la maison, ils avaient ces petites tâches et responsabilités dont nous avons parlé, et celles auxquelles ils participaient en nous accompagnant ici ou là. Les enfants aiment «donner un coup de main» !

Nous sommes restés une famille unie, où l’on s’entraide beaucoup, outre que deux de mes quatre enfants travaillent dans l’entreprise familiale.»

L’éducation des enfants vous semble-t-elle à notre époque, trop laxiste, voire déficiente? Qu’est-ce alors qu’éduquer l’enfant ?

«Tout dépend des parents, et principalement de l’exemple qu’ils donnent. C’est ce que les enfants voient les parents faire qui compte d’abord, pas ce qu’ils disent.

Et il faut aussi leur fixer des bases, donner des points de repère, poser un cadre…»

Votre père avait donc été prisonnier allemand en France, durant et après la Seconde Guerre mondiale… Quel avait été son parcours ?

«Il était originaire de Dresde, dans l’Est de l’Allemagne. Soldat durant la Deuxième Guerre mondiale, il avait été fait prisonnier en 1942, en Afrique du Nord, par les troupes anglaises du général Montgomery…

Des milliers de prisonniers allemands, des unités de l’Afrika Korps de Rommel, ont été emmenés en Turquie, tout d’abord, puis de là dispersés en Angleterre, aux états-Unis… Mon père, qui était sous-officier, a été transféré aux états-Unis.

étant gradé, il n’aurait pas dû travailler, selon les conventions internationales, mais la «règle» était : «pas de travail, pas de nourriture». S’il ne signait pas un document certifiant qu’il avait lui-même demandé à travailler, il n’était pas nourri. Au bout de huit jours, il a signé…

Il a donc travaillé dans l’agriculture au Canada, au Mexique, aux états-Unis…

Ensuite, il a été ramené en Angleterre, puis en France, au Havre en 1946… Là, les entreprises et les agriculteurs pouvaient demander en mairie l’aide de prisonniers allemands, ce que mon grand-père a fait.

Il a vu que cet homme était honnête et courageux, l’a gardé. Celui-ci s’est ensuite marié avec sa fille, ma mère…

Sa famille vivait à Leipzig, en Allemagne de l’Est, sous domination soviétique. 

Après la guerre, il avait un an pour retourner chez lui, après quoi, s’il n’était pas rentré, il était interdit de séjour, hormis une visite de dix jours par an. Sachant ce qui se passait là-bas, mon père a choisi de rester en France, et a perdu tous ses droits…»

Comment, enfant, avez-vous vécu vous-même cette réalité ?

«C’était parfois très dur : les moqueries, les insultes… Les «sales boches» qu’on nous lançait, rien qu’à entendre notre nom : Schulze.

De plus, comme mon père pratiquait l’autofinancement total, il réinvestissait presque «chaque centime», ce qui au début obligeait ma mère à se débrouiller pour nous acheter les vêtements les moins chers… On se moquait donc aussi de nous pour nos vêtements.

Mais on a fini par s’y habituer. C’était ainsi, et on n’en «faisait pas une maladie», comme on le dit…»

Voici quelques semaines, l’Europe célébrait la chute du Mur de Berlin… Vous avez connu un peu de ce qu’était la vie dans l’Allemagne de l’Est sous la dictature communiste en vous rendant en famille derrière le «Rideau de fer» ?

«Nous y sommes allés quatre fois en famille, à partir de 1958, à l’occasion des grandes foires de la ville de Leipzig, qui est à dix kilomètres du lieu où habitait ma grand-mère. Mon père n’a donc revu sa mère que 18 ans après être parti pour la guerre…

J’avais 8 ans, et j’étais très impressionné par tous les miradors, les chiens policiers… A la frontière, la voiture devait traverser un No Man’s Land de 15-20 kilomètres en suivant une route encaissée entre deux hauts talus artificiels, surmontés de barbelés, de miradors et d’un chemin de ronde. Nous devions nous arrêter à 7 «check-points» avec, à chaque fois, contrôle des papiers, fouilles…

Nous n’avions pas le droit de loger chez l’habitant, donc d’être logés chez ma grand-mère. Mais nous y sommes parvenus quand même, à condition de dépenser sur place la valeur en argent des frais d’hôtel et de restaurant équivalents à la durée du séjour !»

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué lors de ces voyages en R.D.A. ?

«La pauvreté des gens. Les magasins étaient vides. Les pommes de terre, par exemple, étaient seulement vendues le vendredi de 14 à 16 heures, quand il y en avait… Les fruits et légumes étaient pourris en rayon, à prendre ou à laisser… Il n’y avait que de la limonade, aucune autre boisson pour les enfants ! Mais pas de vrai café…

Nous qui avions un magasin regorgeant de tout, nous étions totalement déphasés et stupéfaits.

Mais il était interdit d’apporter à la famille quoi que ce soit : ni savon, ni dentifrice… ni rien !

Une fois, ma mère avait bourré nos chaussures de pages de catalogue de La Redoute, pour qu’elles ne se déforment pas dans les valises. Les policiers qui nous fouillaient à la frontière nous ont arrêtés, ont confisqué la voiture, nous ont gardés cependant des heures, parce que nous faisions rentrer de la «littérature subversive» !

Après de longues discussions l’on nous a finalement laissés libres…»

Vous êtes aujourd’hui dans une retraite très active, donnant plus qu’un «coup de main» à vos enfants dans l’entreprise qu’ils ont reprise à votre suite… Voudriez-vous retracer à grands traits l’origine et le développement de cette petite entreprise familiale ?

«Nous avons repris une petite entreprise qui appartenait à M. Huitorel, et qui vendait de la farine aux crêperies de la région et aux industriels comme Balp, Coent…

Après quatre ou cinq ans, les minotiers se sont mis à vendre leur farine directement à nos clients, ce qui a entraîné une baisse de l’activité. Mais par la suite, nous avons pu la compenser grâce à l’arrivée des pizzerias et des kebabs qui se sont développés au détriment des crêperies : nous avons diversifié notre activité, tout en conditionnant et distribuant notre farine à notre nom : «Breizh Distribution» pour les froments, «Huitorel» pour le blé noir.

Nous vendons aujourd’hui nos produits dans une trentaine de supermarchés. Les gens qui étaient habitués à trouver nos produits dans des petits commerces qui ont fermé, les retrouvent dans les grandes surfaces. 90% de nos farines en paquet sont ainsi vendues en supermarché : Leclerc, Casino, Intermarché…

Mais la farine, qui représentait auparavant 90% de notre activité, n’en représente plus que 20% aujourd’hui. Pour le reste, nous faisons de la confiserie, de la biscuiterie, de l’épicerie, des boissons…

Il a donc fallu s’adapter plusieurs fois et rapidement au marché, et aux habitudes changeantes des consommateurs.»

Vous êtes «commerçant dans l’âme», est-ce donc chez vous une «seconde nature» ? Et parviendrez-vous à «dételer» un jour ?

«C’est ce que ma fille me demande souvent : «Quand vas-tu décrocher ?…» Mais ni elle, ni mon fils ne sont en réalité très pressés que j’arrête !

Je me concentre aujourd’hui sur les relations avec la clientèle, la négociation des marchés… J’aime le «relationnel», le contact, la discussion commerciale…

Et j’aime mettre moi-même le produit en rayon chez le client – dans le supermarché – ce qui le soulage d’un travail et qui me permet de gérer le rayon, de voir moi-même ce qui manque, ce qui «marche» et ce qui ne «marche» pas… Je peux ainsi conseiller le client.

Un jour, la direction d’un supermarché de la région voulait cesser de vendre nos produits. Mais la responsable de rayon a dit au patron : « Vous ne vous rendez pas compte du nombre d’heures qu’il passe à mettre ses produits en rayon. S’il ne vient plus, ce sera à moi de le faire et je n’ai déjà pas le temps de faire tout mon travail !»… Il nous a gardés. »

Qu’est-ce, à vos yeux, qu’un bon commerçant et quel est le «secret» du bon vendeur ?

«Le bon commerçant et le bon vendeur, c’est d’abord celui qui est à l’écoute du client et qui sait construire avec lui une relation de confiance.

Chercher à vendre à quelqu’un un produit dont cette personne ne veut pas ou n’a pas besoin, ce n’est pas être un bon vendeur. Et tromper un client sur la marchandise, c’est le perdre. Cela pourra marcher une fois, mais pas deux! Il faut au contraire lui montrer que le produit est bon, se vend bien, et qu’il sera à son avantage…

Nous essayons d’aider beaucoup nos clients en les conseillant au maximum, en leur proposant d’essayer des produits et en les reprenant s’ils ne parviennent pas à les vendre, en leur donnant notre avis sur les quantités à prendre (etc.), car depuis le temps que nous sommes là, nous connaissons bien les marchés et les habitudes des consommateurs…

Il faut avoir l’œil. Dans certains magasins, on m’appelle «l’œil de Moscou», en plaisantant, parce que je sais repérer ce qui manque en rayon ; et le commerçant en est content et reconnaissant !

Mais ma règle d’or, c’est la confiance du client… Le commerce, ce n’est pas baratiner !»

Quelle joie trouvez-vous dans l’activité commerciale ?

«C’est sympathique de rencontrer beaucoup de gens différents… Et de discuter «affaires» avec eux !

Le commerce n’est pas florissant aujourd’hui, globalement. Notre marge, la clé de notre survie, c’est de bien acheter nous-mêmes, et de pouvoir compter sur des clients sûrs ; et on en revient donc à la relation de confiance…»

Ne risque-t-on pas d’avoir toute sa vie, tout son temps, «mangés» par l’activité ?

«Si ! C’est très prenant. On n’a jamais fini… C’est une des raisons qui m’avaient conduit à arrêter de travailler dans les magasins de mon père à Dieppe: nous faisions des journées de 15 heures, sept jours sur sept – hormis quelques heures pour aller à l’office protestant le dimanche matin – et presque 365 jours sur 365 !»

Si vous aviez à tout recommencer, vers quel secteur de commerce vous dirigeriez-vous: épicerie, automobile, loisirs… ? 

«L’alimentaire, sans hésitation… Et surtout pas le vêtement.

J’ai presque tout fait, chez mon père, où j’ai travaillé pendant 8 ans, puis dans l’automobile où j’ai fait 8 ans, puis dans le bâtiment pendant 8 ans…

J’ai bien aimé l’automobile, dans le garage Fiat que tenait Mme Manac’h.  J’étais magasinier, mais cela m’a souvent amené à donner «un coup de main» à l’atelier, pour démonter un moteur, refaire un embrayage, remonter une boîte de vitesse… A la longue, on finit par bien connaître les voitures, et par savoir faire un peu de tout, puisque le magasinier doit connaître en détail toutes les pièces des automobiles.

Travailler dans le bâtiment, au sein de la société Dehoux, m’a également plu. J’allais aussi sur les chantiers. J’ai participé à la réfection complète de la toiture du lycée après l’ouragan d’octobre 1987. J’ai monté des charpentes de maison. On montait en atelier des maisons à ossature bois… J’ai aimé apprendre ainsi plusieurs métiers.

J’aime aussi beaucoup cuisiner, par exemple, ce que j’ai commencé à apprendre très jeune, auprès de ma mère. Enfants, nous nous «battions» pour savoir qui allait préparer le repas, faire un gâteau… »

Quels conseils donneriez-vous au jeune qui veut faire du commerce ?

«C’est dur !… Le commerce souffre beaucoup, depuis des années, mais particulièrement ces derniers temps.

Si un jeune veut vraiment aller dans le commerce, je lui conseillerais de trouver une place où il soit autonome, en supermarché, avec une formation sur le terrain pendant un an ou deux, puis une spécialisation. Cela, ce peut-être intéressant.

Sinon, pour ouvrir un petit commerce, il faut trouver un créneau, une spécialisation…»

En bientôt trente ans d’activité dans la Bretagne intérieure, vous avez vu son commerce évoluer profondément. Qu’est-ce qui a le plus changé dans cette période ?

«Les deux principales évolutions ont été la quasi-mort du petit commerce –surtout en zone rurale, dans les bourgs – et l’accroissement parallèle des grandes surfaces, qui veulent tout prendre.

Et maintenant, elles se livrent entre elles une guerre terrible, jusque dans les petites villes !…

Pour le petit commerce que des collectivités locales essaient de maintenir dans les bourgs, il faut à mon avis, qu’il se conçoive comme un service de proximité. Il ne faut surtout pas chercher à vendre moins cher que les grandes surfaces, mais proposer un peu de tout en petites quantités. Car l’on n’empêchera jamais le client d’aller faire ses grosses courses en ville. Par contre, il faut être là «pour dépanner», et donc  être capable d’avoir un peu de tout…»

Et par rapport à ce que vous avez vécu dans votre jeunesse : les pratiques et habitudes de la clientèle et des commerçants, la manière d’acheter et de consommer… sont sans doute aujourd’hui totalement différentes ?

«A la différence du passé, beaucoup de gens dépensent aujourd’hui l’argent qu’ils n’ont pas… Et souvent pour des choses dont ils n’ont pas besoin !

Mais pour parler des pratiques, ce qui a peut-être le plus changé, c’est l’emballage. Il y a quarante ou cinquante ans,  tout était consigné, recyclé, réutilisé… Il n’y avait pas de matière plastique, pas de gaspillage d’emballage. Les bouteilles de verre étaient consignées, lavées, recyclées. Les pots de confitures, de yaourts de même. On venait au magasin avec son sac… Et cela est en train de revenir, étonnamment, avec les préoccupations écologiques.

Le «bio» me semble d’ailleurs être porteur, avec une progression de 15 à 20% par an. C’est sans doute un créneau pour qui voudrait se lancer dans le commerce.

A l’époque de mon enfance, comme je l’ai dit, nous vendions tout à la découpe – jambon, charcuterie, etc., – ou en vrac pour la biscuiterie, la confiserie… Et en «frais» car le surgelé n’existait pas, bien sûr…»

 De la relation entre le commerçant et le client, qu’est-ce qui cependant demeure ?

«La relation de proximité et de confiance réciproque, qui peut aussi aller au-delà du pur aspect commercial, pour devenir une relation humaine: il faut savoir «perdre du temps» pour parler, écouter, échanger…

Le relationnel prend alors le dessus sur le commercial. On s’intéresse à la vie des gens, pas à leur portefeuille !»

Que sera le commerce de demain, à votre avis ?

«Pour l’heure, le grand combat – au-delà de celui qui concerne le petit commerce de centre-ville et les grandes surfaces – est celui qui oppose le commerce classique (en magasin et grandes surfaces) au commerce en ligne, et surtout ses géants comme Amazon… Il représente déjà 50% des ventes en Allemagne!

La guerre des prix, des promotions, des soldes fait aussi des ravages partout… Je ne sais pas où tout cela va mener !»

Noël est tout proche, et la frénésie consumériste de la période court depuis plusieurs semaines… Mais qu’est-ce que Noël pour vous, au-delà de l’aspect commercial ?

«C’est le vrai Noël : celui qui est marqué par la foi et l’espérance. C’est le grand moment de l’année où on se rappelle plus que jamais le don de Dieu aux êtres humains: la venue de Jésus, son Fils, dans ce monde, comme le dit la Bible: «Dieu a tellement aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle.»

 Noël et Pâques nous parlent tout particulièrement de ce que Dieu a fait pour nous.

Pour moi, Noël c’est donc d’abord cela. Car tout le reste est ensuite venu se greffer sur cet «anniversaire»-là, qui est l’essentiel… Et cela représente encore quelque chose de particulier, même pour des gens qui ne sont pas très croyants.»

Comment allez-vous vivre Noël ?

«Il y aura, comme toujours, deux grands moments: le 24 décembre au soir, en famille, et le 25 dans l’après-midi, le grand office spécial au Centre Missionnaire, dans la joie de Noël et la fraternité.

Pour nous, dans le commerce, la semaine entre Noël et le premier de l’an est une période plus calme. C’est avant qu’il y a beaucoup de travail! Mais cette semaine-là nous permet de «décompresser»  un peu, de faire le point, un bilan de l’année, et d’envisager l’année qui va commencer…

Mais Noël, c’est aussi pour moi ce moment de l’année où, avec d’autres, je vais apporter à des familles en difficulté les grands colis que le Centre Missionnaire leur distribue. Et de ces familles, il y en a plus que jamais cette année. La précarité et la pauvreté ont encore progressé !»